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Habitus baballe

Pour causer socio, éco, sciences-po, anthropo, histoire-géo, philo, épistémo, Adorno, filporno, Bernard Pardo...

  • Raspou le 13/04/2022 à 10h44
    Is this sarcasm?

  • JauneLierre le 13/04/2022 à 11h20
    VIP et ronds-points, le résumé du quinquennat Macron.

  • Gilles et jeune le 14/04/2022 à 18h12
    @Red Tsar le 12/04/2022 à 17h11
    "@GJ : oui, tu as deviné en grande partie le casting de la semaine prochaine. Sauf Lacan, que je ne maîtrise pas du tout et sur lequel je serais d'ailleurs curieux d'en savoir plus."

    Sur Lacan, peut être que Pascal Amateur pourra proposer quelques lectures sur les caractéristiques de l'époque ? A défaut et selon mon temps, je peux m'enquérir d'écrits relativement accessibles.

    A ce propos @Pascal, tu (m')as donné un conseil de lecture il y a une ou deux semaines, je pense sur le fil Pol, d'un psychanalyste menant une critique engagée de... (placer ici le mot clef(*) que je ne retrouve pas, au détour de nos échanges : capitalisme, société de consommation, malaise dans la civilisation) et s'appuyant notamment sur les travaux d'un philosophe. J'avais lu un article très alléchant, noté un livre à acheter et malheureusement j'ai perdu la référence.
    Si ça te revient, je te remercie d'avance.

    (*) Avec l'outil de recherche sur le forum, on est obligé de remplir un mot clef et... je ne retrouve pas malgré mes divers essais.

  • Pascal Amateur le 14/04/2022 à 18h23
    Les amis, je n'oublie pas pour Lacan et la formalisation du "discours capitaliste" en 1972 (et redécouvert depuis quelques années) ; c'est juste que j'ai des gribouillis à faire dans tous les sens dans un temps donné, et j'essaie de ne pas exploser. Mais je l'ai en tête, promis.
    Gilles, sur le philosophe, je pense qu'il s'agissait de Peter Sloterdijk (comme "Van Dijk"), et son ouvrage "Le palais de cristal : à l'intérieur du capitalisme planétaire", que je suis en train de lire. Il est philosophe, donc il se distingue (dans son propre verbatim) de la psychanalyse et des "lacaniens" (dixit toujours), se rapprochant aussi à mon sens de Derrida dans son traitement de la cruauté (ainsi, il voit la naissance du capitalisme global dans la conquête maritime des XVe-XVIe siècles dans « le rapt du monde par les forces mercantiles et impériales, et la désinhibition qui a permis aux acteurs de se livrer à la pure activité d'agression »), mais aussi de Freud et de sa pulsion d'emprise. C'est frais et très intéressant.

  • Red Tsar le 20/04/2022 à 17h18
    Je reprends le fil des mutations du capitalisme, que j'achèverai vendredi.

    Je me rends compte que dans l'épisode précédent j'ai oublié de mentionner Baudrillard parmi les auteurs importants qui ont décortiqué la société de consommation qui émerge dans les années 1960 et la manière dont le fétichisme en sort renforcé, par la prédominance des signes sur le réel, la manière dont les objets prennent vie et aliènent les humains. Baudrillard s'appuie notamment sur Les Choses, de Pérec (1965) pour ses analyses. Dans Le Système des objets (1968), il montre comment les objets de la vie quotidienne perdent peu à peu l'essentiel de leur valeur d'usage et de jouissance au profit d'autres fonctions (consommation, prestige…), que les catalogues (les plus jeunes ne peuvent pas comprendre) sont les nouveaux contes pour enfants, que nous communiquons par nos objets qui nous permettent d'émettre des signaux pour autrui… Désolé, parce que là je ne rends pas justice à l'ouvrage avec une présentation salopée comme ça, mais Le Système des objets mérite vraiment lecture.

  • Red Tsar le 20/04/2022 à 17h18
    II.b- Un capitaliste inversé ?

    * Fondamentalement, les logiques du système capitaliste restent les mêmes sur la durée : marchandisation et processus d'accumulation continu. Ces logiques, comme on l'a vu, sont intensifiées à partir des années 1970.

    * Mais les formes du capitalisme évoluent et on observe en grande partie une inversion des équilibres constitués à partir de l'entre-deux-guerres (politiques de régulations après la crise de 1929, engagement économique de l'État dans les années 1930, y compris aux États-Unis, consensus de 1945...). Comme le rappellent Pierre François et Claire Lemercier (Sociologique historique du capitalisme, 2021), cette inversion n'est pas un retour aux mêmes formes que celles du temps du « capitalisme du commerce ». L'uberisation du travail n'est pas l'exact retour au travail à la tâche des Canuts, par exemple. Le retour d'entreprises intégrées à des entreprises distribuées (externalisées, décentralisées...) ne nous renvoie pas aux entreprises distribuées du XIXème siècle.

    * Luc Boltanski et Ève Chiapello présentent à grands traits le cadre général dans lequel se déroule cette inversion (Le Nouvel esprit du capitalisme, 1999) : « Sous bien des rapports, nous vivons aujourd'hui une situation inversée par rapport à celle de la fin des années 60 et du début des années 70. À cette époque, le capitalisme subissait une baisse de croissance et de rentabilité liée, au moins selon les analyses régulationnistes, à un ralentissement des gains de productivité associé à une hausse continue des salaires réels se poursuivant au même rythme qu'auparavant. La critique, elle, était au plus haut, comme le montrèrent les événements de mai 1968 associant à la fois une critique sociale de facture marxiste assez classique et des revendications d'un genre très différent appelant à la créativité, au plaisir, au pouvoir de l'imagination, à une libération touchant toutes les dimensions
    de l'existence, à la destruction de la « société de consommation », etc. Quant à l'environnement macroéconomique, il était celui d'une société de plein emploi dont les dirigeants ne cessaient de rappeler qu'elle était « tournée vers le progrès », dans laquelle les personnes conservaient l'espoir d'une vie meilleure pour leurs enfants et où se développait la revendication - soutenue par la dénonciation des inégalités face aux chances d'accès au système scolaire - d'une ascension sociale ouverte à tous par le truchement d'une école républicaine démocratisée. Les questions qui sont à l'origine de ce livre prennent leur source dans le revirement presque complet de la situation et dans les faibles résistances critiques qui ont, en fin de compte, été opposées à cette évolution. Nous avons voulu comprendre plus en détail, au-delà des effets de neutralisation de la critique que générait un pouvoir de gauche, pour- quoi la critique n'avait pas « accroché » sur la situation, comment elle fut impuissante à comprendre l'évolution qui se produisait, pourquoi elle s'éteignit brutalement vers la fin des années 70 laissant le champ libre à la réorganisation du capitalisme pendant presque deux décennies, se cantonnant au mieux au rôle peu glorieux, quoique nécessaire, de chambre d'enregistrement des difficultés grandissantes du corps social, et pour finir, pourquoi de nombreux « soixante-huitards » se sentirent à l'aise dans la nouvelle société qui advenait au point de s'en faire les porte-parole et de pousser à cette « transformation. »

    * Cette inversion, ajoutée à l'extension déjà présentée, explique une bonne partie du ressenti de violence sur la période. Non seulement certaines évolutions sont objectivement défavorables à la très grande majorité des salariés. Mais, en outre, la perte de repères dans une période de transformation est toujours difficile à vivre, sans que cela signifie qu'« avant c'était mieux. » C'est là le propos d'Arjun Appadurai (La Condition de l'homme global, 2013) : la mondialisation capitaliste provoque des changements rapides et, avec eux, une perte de repères et de certitudes. Mais, pour Appadurai, rien n'est écrit quant à l'avenir et la situation recèle de multiples potentialités, d'émancipation comme d'aliénation.

    * Avant de présenter les différentes inversions repérables depuis les années 1970, précisons que l'essentiel ici porte sur le capitalisme dans les pays les plus développés, les pays dans lequel le capitalisme est le plus « mûr ». On ne peut pas nécessairement tout généraliser à l'échelle mondiale. La question du taux de chômage ou de l'effritement des protections sociales en Chine, par exemple, ne fait pas forcément sens. De même, méfions-nous des fausses évidences. Oui, la classe ouvrière au sens ancien du terme a été en grande partie emportée en Europe avec la désindustrialisation. Mais, cependant, on n'a jamais eu autant d'ouvriers dans le monde qu'aujourd'hui.

    * Cette plongée dans les inversions du capitalisme en cours à partir de 1970 et de leurs causes peut également permettre de mieux comprendre pourquoi ont eu lieu les intensifications de la marchandisation, évoquées précédemment. Loin de s'opposer, les deux logiques se combinent. Pour une part importante, elles sont dues à des choix d'acteurs parfaitement conscients et objectivés.

    * Incidemment, les « inversions » observées permettent en partie d'expliquer les difficultés actuelles de la gauche et des mouvements sociaux.

  • Red Tsar le 20/04/2022 à 17h18
    1/7. D'un capitalisme de la prospérité à un capitalisme de crises
    * À partir de 1945, le capitalisme paraît être un système de production susceptible de garantir une prospérité commune. Ce récit mythifié des « Trente glorieuses » (Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, 1979) est aujourd'hui largement revisité (coll., Une autre histoire des « Trente Glorieuses » Modernisation, contestations et pollutions dans la France d'après-guerre, 2013). Mais il a marqué les esprits, au point que les années après 1975 ont pu être désignées sous le nom des Vingt ou Trente « piteuses ». Le taux de croissance moyen en France passe ainsi de 5,4 % par an entre 1950 et 1973 à moins de 2 % à partir de 1980. Aux États-Unis, le taux de croissance décennal passe de 4 % dans les années 1960 à 3 % dans les années 1970, 1980 et 1990, puis à 2 % à partir des années 2000.
    - Au-delà de la réalité objective d'une éventuelle crise du capitalisme, dont les taux de rentabilité restent élevés avec le développement de la financiarisation, qui produit toujours plus de richesses et qui n'est donc pas en crise « économique », les populations vivent dorénavant avec un horizon mental de crise. Cet aspect est relevé aussi bien par Boltanski et Chiapello (« recours fréquent au topique de la crise », op. cit), qu'Edgar Morin (« la notion de crise s'est répandue au XXe siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine. Il n'est pas de domaine ou de problème qui ne soit pas hanté par l'idée de crise », Sociologie, 1984).

    * Les causes de l'émergence de cet horizon de crise sont multiples.
    - Les années 1970 voient la convergence d'une série de problèmes. Les plus connus, ce sont les chocs pétroliers (1973 et 1979), qui frappent de plein fouet le système productif capitaliste qui était fondé sur l'incorporation d'hydrocarbures bon marché, tant pour la production que pour la consommation.
    - Il faut également citer la guerre du Vietnam, dont le financement oblige les Américains à faire jouer la planche à billets et qui leur rend impossible de continuer à garantir la convertibilité or-dollar, qui était la base du système économique occidental refondé en 1944 avec les accords de Bretton Woods. C'est ce qui amène Nixon à suspendre cette convertibilité en 1971. La suspension n'a jamais été levée et la décision était donc définitive.
    - Mais en réalité le système n'aurait pas pu tenir sur la durée, même sans la question de la guerre. Le déficit commercial structurel des États-Unis, surtout avec l'Allemagne et le Japon, engendrait une fuite de dollars, et donc potentiellement d'or, qui n'était pas tenable à terme.
    - Enfin, il est à noter que dans les années 1970, avant même les chocs pétroliers, les investissements sont en baisse et la rentabilité du capital s'érode. En France, à partir de 1970, le taux de profit baisse et l'âge médian du capital (machines comme bâtiments) remonte. Bref, c'est une période d'essoufflement.

    * Si les causes de ce nouvel horizon de crise sont encore débattues, les conséquences font plutôt consensus.
    - L'enracinement du chômage : il est à 3 % en France, en Allemagne et au Royaume-Uni et à 5 % aux États-Unis en 1963. Tous ces pays dépassent les 10 %, à des dates diverses. Seul le Japon maintiendra son chômage en dessous de 6 %, avec une démographie très déprimée. À partir de 1965, la hausse du chômage est continue en France, ce qui pousse d'ailleurs les pouvoirs publics à créer l'ANPE (Agence nationale pour l'emploi), en 1967. Le chômage a plusieurs conséquences : paupérisation des personnes concernées, pression à la baisse sur les salaires et multiples réformes de libéralisation et de dérégulation au nom de la lutte contre celui-ci.
    - L'envolée des déficits publics : la dette publique du Japon passe de moins de 10 % du PIB en 1970 à plus de 250 % aujourd'hui. Sur la même période, celle de la France passe de 20 à plus de 100 % du PIB, celle des États-Unis de 36 % à 105 % (où, par ailleurs, l'endettement des ménages est très important). Outre la contrainte budgétaire que cela représente, là encore le déficit public est une justification régulièrement brandie pour réformer l'État ou les cadres collectifs, parfois contre la démocratie (Benjamin Lemoine, La Démocratie disciplinée par la dette, 2022). Sur ce sujet de la dette, on peut se reporter au très intéressant Dette : 5000 ans d'histoire (2011) de David Graeber (RIP). L'auteur montre à quel point la dette est en fait une institution vitale aux systèmes économiques à travers le temps et que vouloir la condamner ou l'éradiquer est une forme de dogmatisme économique bien dangereux.
    - La stagnation voire hausse du temps de travail : c'est une nouveauté, car depuis le XIXème siècle le temps de travail était à la baisse. Il stagne voire remonte désormais. Aux États-Unis, depuis 1980, le nombre de pauses a diminué de 30 % pour les hommes et 34 % pour les femmes et la durée de ces pauses a baissé respectivement de 29 % et 25 %. En France, la fin de la baisse du temps de travail date des années 2000 (étude de la DARES : lien). 55 % des salariés travaillent plus de 35 heures et 32 % travaillent plus de 40 heures. Mais, surtout, Juan Sebastien Carbonell (Le Futur du travail, 2022) met en avant le fait que, suite aux multiples dérégulations, tout temps hors travail est potentiellement travaillable. 25 % Français travaillent le samedi. 10 % travaillent le dimanche. Un tiers travaillent de nuit habituellement ou occasionnellement. Ainsi, le temps de repos total, au sens du temps durant lequel on peut être sûr de ne pas être obligé d'avoir à travailler, a fortement diminué. Parmi les dernières évolutions législatives responsables de cette inversion, citons la loi El Khomri (2016) : augmentation du temps de travail des apprentis, du travail de nuit, passage de 44 à 46 heures hebdomadaires maximum, temps de veille qui peut désormais être considéré comme un temps de repos, possibilité de faire travailler un salarié plus de 10 heures par jour...

    * Ces évolutions générales auraient pu inciter à changer de modèle de société : aller vers une société post-croissance, une société où chacun travaillerait moins pour que tous puissent travailler, une société où la dette serait socialisée au lieu d'être marchandisée. Il n'en a rien été, on le sait.

  • Red Tsar le 20/04/2022 à 17h19
    2/7. De la production à la financiarisation
    * Les activités financières, voire spéculatives, n'ont rien de nouveau.
    - Marx leur consacre de nombreuses pages. Braudel voit par celles-ci la naissance du capitalisme, avec les marchands et les banquiers de la fin du Moyen Âge. Mais à partir des années 1970, une inversion est à l'œuvre, qui fait des activités financières non plus les auxiliaires, mais le cœur du réacteur du système capitaliste.
    - Pour Boltanski et Chiapello (Le Nouvel esprit du capitalisme, 1999), avec « la succession des déréglementations des marchés financiers », « désormais la rentabilité du capital est mieux assurée par les placements financiers que par l'investissement industriel ». De fait, aux États-Unis, par exemple, la rentabilité des actions est de 6 % par an dans années 1960, 12 % dans années 1980 et 15 % dans années 1990.
    - Le tournant de la financiarisation est aussi relevé par Pierre-Yves Gomez (professeur à EM Lyon Business School), dans L'esprit malin du capitalisme. Comprendre la crise qui vient (2019), il estime qu'on est entré depuis une génération dans un nouvel âge du capitalisme, fondé sur la financiarisation, la digitalisation, le passage à une société matérielle ludique fébrile... Pierre François et Claire Lemercier appellent également « âge de la finance » le capitalisme depuis 1980 (Sociologie historique du capitalisme, 2021).
    - Ce tournant a aussi été perçu par les contemporains. En 1969, Alain Touraine publie La Société post-industrielle : naissance d'une société. Daniel Bell rédige, lui, Vers la société post-industrielle, en 1973. Pour autant, rappelons qu'à l'échelle mondiale, on n'a jamais compté autant d'ouvriers qu'aujourd'hui, ce qui a amené Pierre Veltz à titrer un de ses ouvrages La société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme productif (2017).
    * Cette financiarisation est à multiples facettes.
    - D'abord les activités financières se développent. Les premières expériences pour créer de nouveaux produits financiers sont menées par Friedman, à la demande de la bourse Chicago (CBT) qui voulait sortir de son secteur de prédilection (produits agricoles) pour étendre ses activités. Puis se met en place la Cotation Assistée en Continue, au Canada, à New York, à Londres, puis à Paris, en 1986. Le trading à haute fréquence se développe à partir des années 1990 pour prendre son envol dans les années 2000. Selon l'AMF, le trading à haute fréquence représentait sur les « marchés actions » 30 % à 35 % des transactions réalisées en Europe et même 50 % à 60 % des transactions réalisées aux États-Unis en 2017. Autre nouveauté, l'essor des agences de notation, anciennes, mais aux activités jusque là assez limitées. Moody's, par exemple, notait 113 produits dérivés de l'immobilier en 1997. Elle en notait plus de 3000 en 2006.
    - Mais, plus encore, les activités financières impriment leurs logiques dans les entreprises productives. Pour Boltanski et Chiapello (Le Nouvel esprit du capitalisme, 1999), la financiarisation pousse l'ensemble des entreprises, y compris industrielles « à transformer leur comportement et à s'aligner sur ''le modèle de la prise de profit financier à l'état pur'' ». La bascule a lieu dans les années 1980. On peut mettre en avant deux aspects qui l'illustrent. En 1984, c'est la création des premiers services de « communication financière » dans les entreprises. C'est également la décennie de l'essor des « stock options ». Les managers en place avaient tendance à privilégier le développement de l'entreprise plutôt que sa rentabilité financière. Pour les inciter à avoir comme principal objectif le profit financier, on les rémunère désormais avec des « stock options », dont la valeur dépendra non pas de la santé réelle de l'entreprise ou de la pertinence de leur stratégie, mais de la valeur financière des actions de l'entreprise. En outre, de plus en plus, les entreprises perdent leur indépendance stratégique. En 1965, 84 % du capital des entreprises appartenait à des particuliers, sans réelle capacité de peser sur les choix entrepreneuriaux. En 1995, 50 % du capital des entreprises appartient à des fonds de pension, exigeant une rentabilité financière élevée.
    - Enfin, les activités financières impriment leurs logiques dans les structures publiques. C'est l'essor du New Public Managment, qui se développe à partir des années 1970 dans les pays anglo-saxons et qui vise à gérer les services publics et les administrations selon des normes d'entreprise.
    * Quelles sont les causes de cette financiarisation de l'économie ? Deux écoles s'opposent : celle des matérialistes et celle des idéalistes.
    - Pour les matérialistes, l'essor des activités financières est dû à la déréglementation et aux nouvelles technologiques (informatique, Internet...). Aux États-Unis, la dérégulation commence avant Reagan, avec la loi ERISA en 1974, puis la baisse de la fiscalité sur les plus-values en 1978. Elle se poursuit après Reagan, par exemple avec l'abolition du Glass-Steagall Act (qui séparait les activités bancaires de dépôt de celles d'investissement) en 1999 ou l'adoption du Commodity Futures Modernization Act, en 2000, sous Clinton, donc. Ces dérégulations ne se limitent pas aux États-Unis. La Grande-Bretagne embraie avec une loi importante en 1986, puis les autres pays, dont la France. Les mouvements spéculatifs ont été également accélérés avec la fin du système de Bretton Woods et la création du « marché des changes », le Forex (Foreign Exchange Market), localisé à Londres, qui va très vite totaliser les plus grandes transactions boursières quotidiennes. Le LIBOR participe à ce mouvement spéculatif, les valeurs d'échange étant basées sur une enquête de confiance des agents à différentes échéances, donc déréalisées. Sur le plan technique, on peut signaler la création, au début des années 1980, du système de cotation électronique du Nasdaq (National Association of Security Dealers Automated Quotations) ainsi que de son équivalent, le système « Cats », mis en place sur la Bourse de Toronto, ou encore, du SEAQ (Stock Exchange Automated Quotation) instauré à la Bourse de Londres en 1986.
    - Pour les idéalistes, l'évolution du contexte réglementaire et technique ne suffit pas à expliquer la financiarisation de l'économie. Elle s'explique aussi par de nouvelles idées, de nouvelles mentalités. Friedman, par exemple, anticipe aussi bien les évolutions techniques que réglementaires quand il participe à introduire des produits financiers à la Bourse de Chicago. Arjun Appadurai (La Condition de l'homme global, 2013) met en avant un changement paradigmatique. Auparavant, le capitalisme craignait le risque. Désormais, il recherche le risque, car le profit potentiel y est plus élevé. Le risque devient même marchandisé, à travers divers outils financiers (cat bonds, credit default swap...). Il est même un signe de prestige : affronter le risque est un nouvel ethos, et qu'importe les dommages collatéraux.
    * Quelles sont les conséquences de cette financiarisation de l'économie ?
    - La financiarisation induit une vision court-termiste. Son influence sur l'innovation est très discutable. Le dépôt des brevets augmente, mais la R&D et la recherche fondamentale diminuent.
    - En outre, la financiarisation alimente les inégalités en poussant à des écarts salariaux toujours plus fort (de 1992 à 2006, les salaires des trois mille dirigeants les mieux payés ont été multipliés par 3 aux ÉU). Enfin, elle contribue faussement à la création de richesse. Elle peut même avoir un impact négatif, quand des entreprises rachètent leurs propres actions, manipulant leurs prix pour donner un coup de fouet à la valeur de leurs stock-options.
    - Enfin, bien évidemment, cette financiarisation est à la source de multiples crises. Le 19 octobre 1987, c'est le « lundi noir ») à la bourse de New York. En 1990, c'est l'éclatement de la « bulle immobilière » au Japon. 1997 : crise financière en Asie ; 1998 : crise en Argentine ; 2007-8 : crise financière mondiale. À chaque fois, le processus est le même : dérégulation, spéculation, éclatement de la bulle, crise. Nous ne vivons plus des crises de surproduction, comme à l'époque du capitalisme de l'usine, mais, essentiellement, des crises spéculatives.

  • Red Tsar le 20/04/2022 à 17h19
    3/7. Un basculement idéologique néo-libéral

    * L'essor du néo-libéralisme dans les années 1970
    - Longtemps, le néo-libéralisme a été mal compris, assimilé à une forme de libéralisme extrémiste. Or il ne s'agit pas de cela. Sur certains plans, le néo-libéralisme s'oppose même au libéralisme. Adam Smith ou John Locke (pour ce dernier, je pense notamment à son très intéressant Traité du gouvernement civil, 1690) sont pris à revers et mis hors jeu. Pour les néo-libéraux, l'État ne doit pas s'effacer, il ne doit pas devenir un état « minimal », comme pour un libéral classique. Il ne doit pas se contenter de son rôle de « veilleur de nuit ». Pour les néo-libéraux, l'État doit se mettre au service du marché. Par là, il doit aussi se conformer lui-même aux logiques du marché, dans ses buts comme dans ses modalités d'organisation. Le sujet est maintenant bien balisé. Parmi les nombreuses productions sur cette question, on peut signaler l'excellent ouvrage collectif dirigé par Pierre Dardot et Christian Laval : Le choix de la guerre civile Une autre histoire du néolibéralisme (2021).
    - Intellectuellement, le néo-libéralisme prend corps dans les années 1930, notamment avec The Good Society (1937), de Walter Lippman et le colloque Lippman, rassemblement de 26 économistes et intellectuels libéraux, organisé à Paris en 1938.
    - Le néolibéralisme est revitalisé à partir des années 1960, avec des figures comme Milton Friedman (Capitalisme et liberté, 1962 ; La Liberté du choix, 1980) ou George Gilder Richesse et pauvreté (1981). Il obtient une consécration internationale avec divers prix Nobel d'économie (Kuznets en 1971, Hayek en 1974, Friedman en 1976).

    * La conversion des élites politiques
    - Aux États-Unis, Rostow a été le conseiller spécial pour la sécurité nationale du président Johnson dans les années 1960. Friedman a été conseiller de Nixon. Reagan appliquera les fameux « reaganomics » (enfin, plus ou moins...).
    - Au Royaume-Uni, la politique de rigueur de Margaret Thatcher, la « Dame de fer » (1979-1990), se traduit par la privatisation de près de 50 entreprises (British Telecom et Jaguar en 1984, British Gaz et Steel en 1986) et une attaque frontale des syndicats. Une loi en octobre 1986 crée un « big bang » dans la bourse londonienne en abolissant pratiquement tous les contrôles sur les opérations financières. Le premier ministre de l'Économie de Thatcher est un « hayekien » convaincu.
    - En France, la conversion est plus tardive. Elle touche tous les partis, Parti Socialiste compris. Deux ouvrages à conseiller sur le sujet. Le premier est une bande dessinée, de Benoît Collombat et Damien Cuvillier : Le Choix du chômage. De Pompidou à Macron, enquête sur les racines de la violence économique (2021). L'autre est un incontournable sur le sujet : Bruno Amable, La Résistible ascension du néolibéralisme. Modernisation capitaliste et crise politique en France (1980-2020), sorti en 2021.
    - Et dans le monde : les Chicago Boys ont conseillé Pinochet, les néo-libéraux sont à la source du « consensus de Washington » qui pose les bases théoriques des Plans d'Ajustement Structurel.

    * Des logiques sociales aux logiques identitaires
    - La montée du néo-libéralisme s'accompagne d'un effacement des analyses sociales au profit de grilles d'analyse culturalistes. Daniel Bell publie La Fin de l'idéologie en 1968. En 1992, l'essayiste états-unien Francis Fukuyama, un temps conseiller de Bush, prophétise La Fin de l'histoire et le dernier homme, la démocratie libérale étant devenue, selon lui, l'horizon indépassable à l'échelle mondiale. Huntington, son ancien professeur, lui réplique avec son Clash of Civilizations, en 1996. Désormais, le monde devrait être lu non pas selon des analyses sociales ou économiques, mais culturelles.
    - Ces idées percolent dans le monde politique. Le PS, par exemple, abandonne peu à peu ses références au monde du travail, pour s'adresser à des « clientèles » dont on valorise les identités (femmes, minorités...). Baudrillard le remarquait dès 1984, dans une série de chroniques parues dans Le Monde et rassemblées dans un opus titré La Gauche divine (1985). Sur ce sujet, je renvoie à nouveau à l'ouvrage de Bruno Amable, très circonstancié.

  • Red Tsar le 22/04/2022 à 18h40
    Voilà la fin de mon panorama subjectif sur le capitalisme.
    J'ai bien conscience que tout cela est trop long, mais je n'ai malheureusement pas le temps d'écrire un texte aux petits oignons et je vous livre le stock « brut ».

    Avant de reprendre, un post sur Baudrillard, que j'ai oublié malencontreusement. Désolé, j'abuse des copier-coller, mais ainsi va la vie moderne et ses horloges aux aiguilles implacables.


    * Jean Baudrillard est issu d'un milieu assez populaire. Avant de partir à partir pour ses années de classes préparatoires, il est initié à la Pataphysique à Reims par un professeur au lycée. Il abandonne avant le concours d'entrée à l'ENS pour devenir ouvrier agricole. Il passe le CAPES d'allemand. Il enseigne dans divers lycées, puis il s'inscrit en doctorat ce qui lui permet de devenir assistant à l'université de Nanterre, où il va vivre l'année 68 en première ligne. Refusant de soutenir sa thèse, il ne sera jamais professeur des universités. Il va connaître un immense succès aux États-Unis, jusqu'au début des années 1990. Son La Guerre du Golfe n'a pas eu lieu (1991), très intéressant si on dépasse la lecture du titre sur la couverture, y a été très mal perçu. Plus tard, ce sont des propos consécutifs aux attentats du 11 septembre qui vont irriter.
    * L'œuvre de Baudrillard est foisonnante. Elle traite de multiples aspects de la vie contemporaine. Je présente plus bas le binôme Le Système des objets (1968) et La Société de consommation (1970). Mais Baudrillard étend ses conclusions à d'autres domaines, notamment à l'art moderne ou à la sexualité. Il s'intéresse à la place de la communication dans nos sociétés, à la prolifération des « signes », au « simulacre » (qui, pour lui, « est vrai ») ou, encore, à l'hyperréalité (« simulation de quelque chose qui n'a jamais réellement existé »).
    * Je présente donc en parallèle Le Système des objets (1968) et La Société de consommation (1970). Je recommande plutôt de lire Le Système des objets . Baudrillard y part de choses très banales (un briquet, un catalogue, l'ameublement d'un salon...), parfois un peu désuètes pour nous aujourd'hui, mais le propos est très vivant et concret. Il y dialogue avec Pérec (Les Choses, 1965), Barthes et ses « mythologies », le cinéma de Godard...

    * On peut essayer de synthétiser la pensée de Baudrillard concernant la société de consommation en quelques points :

    1- Nous sommes désormais en permanence entourés d'objets.
    Et si un objet n'existe pas encore, il faut l'inventer, d'où, par exemple, le concours Lépine.
    « À proprement parler, les hommes de l'opulence ne sont plus tellement environnés, comme ils le furent de tout temps, par d'autres hommes que par des objets. Leur commerce quotidien n'est plus tellement celui de leurs semblables que, statistiquement selon une courbe croissante, la réception et la manipulation de biens et de messages, depuis l'organisation domestique très complexe et ses dizaines d'esclaves techniques jusqu'au « mobilier urbain » et toute la machinerie matérielle des communications et des activités professionnelles, jusqu'au spectacle permanent de la célébration de l'objet dans la publicité et les centaines de messages journaliers venus des mass media, du fourmillement mineur des gadgets vaguement obsessionnels jusqu'aux psychodrames symboliques qu'alimentent les objets nocturnes qui viennent nous hanter jusque dans nos rêves. » (SC).

    2- On le sait, les objets ne comptent plus pour leur fonction utilitaire, ou fonction d'usage. Mais ils ne comptent plus non plus seulement pour leur valeur d'échange. Ils servent aussi à présent à communiquer, à envoyer des messages, des « signes », ils sont dotés d'une « présence ». « Tout objet a ainsi deux fonctions : l'une qui est d'être pratiquée [valeur d'usage], l'autre qui est d'être possédée [valeur de signe] ». Évidemment, tout cela est un subterfuge, car « les objets n'[...]ont pas du tout pour destination d'être possédés et pratiqués, mais bien seulement d'être produits et achetés. »
    Baudrillard écrit :
    « On peut concevoir en effet la consommation comme une modalité caractéristique de notre civilisation industrielle — à condition de la dégager une fois pour toutes de son acception courante : celle d'un processus de satisfaction des besoins. La consommation n'est pas ce mode passif d'absorption et d'appropriation qu'on oppose au mode actif de la production, pour mettre en balance des schèmes naïfs de comportement (et d'aliénation). Il faut poser clairement dès le début que la consommation est un mode actif de relation (non seulement aux objets, mais à la collectivité et au monde), un mode d'activité systématique et de réponse globale sur lequel se fonde tout notre système culturel.
    Il faut poser clairement que ce ne sont pas les objets et les produits matériels qui sont l'objet de la consommation : ils ne sont que l'objet du besoin et de la satisfaction. De tout temps on a acheté, possédé, joui, dépensé — et pourtant on ne « consommait » pas. Les fêtes « primitives », la prodigalité du seigneur féodal, le luxe du bourgeois du XIXe, ce n'est pas de la consommation. Et si nous sommes justifiés d'user de ce terme pour la société contemporaine, ce n'est pas que nous mangions mieux et plus, que nous absorbions plus d'images et de messages, que nous disposions de plus d'appareils et de gadgets. Le volume des biens ni la satisfaction des besoins ne suffisent à définir le concept de consommation : ils n'en sont qu'une condition préalable» (SO).
    « Pour devenir objet de consommation, il faut que l'objet devienne signe, c'est-à-dire extérieur de quelque façon à une relation qu'il ne fait plus que signifier — donc arbitraire et non cohérent à cette relation concrète, mais prenant sa cohérence, et donc son sens, dans une relation abstraite et systématique à tous les autres objets-signes. C'est alors qu'il se « personnalise », qu'il entre dans la série, etc. : il est consommé — non jamais dans sa matérialité, mais dans sa différence.
    Cette conversion de l'objet vers un statut systématique de signe implique une modification simultanée de la relation humaine, qui se fait relation de consommation […]. Ce qui est consommé, ce ne sont jamais les objets, mais la relation elle-même […]. La relation n'est plus vécue : elle s'abstrait et s'abolit dans un objet-signe où elle se consomme […]. Nous rejoignons ici dans son aboutissement la logique formelle de la marchandise analysée par, Marx : de même que les besoins, les sentiments, la culture, le savoir, toutes les forces propres de l'homme sont intégrées comme marchandise dans l'ordre de production, se matérialisent en force productives pour être vendues, aujourd'hui tous les désirs, les projets, les exigences, toutes les passions et toutes les relations s'abstraient (ou se matérialisent) en signes et en objets pour être achetées et consommées [...]. L'exigence de culture est vivante : mais dans le livre de luxe ou le chromo de la salle à manger, c'est l'idée seule qui en est consommée. L'exigence révolutionnaire est vivante, mais faute de s'actualiser dans la pratique, elle se consomme dans l'idée de la Révolution. En tant qu'idée, la Révolution est en effet éternelle, et elle sera éternellement consommable au même titre que n'importe quelle autre idée» (SO).

    3- Pour assurer ces fonctions de communication, les objets se dotent de certains attributs.
    Les voitures ou les machines à écrire (plus tard les IMac) commencent à avoir de la couleur sur leurs carrosseries, par exemple. Les fenêtres des appartements s'élargissent, le verre étant « le miracle d'un fluide fixe ». Il faut aussi, bien sûr, camoufler ce qui peut casser la magie de la consommation. Ainsi, « nulle part, le travail ne doit se donner à voir» (SO), « tout ce qui était sublimé (donc symboliquement investi) dans le gestuel de travail [avec l'objet] est aujourd'hui refoulé » (SO).

    4- De même que le capitalisme pose un principe de production infinie, pour Baudrillard il pose un principe de consommation infinie.
    « [Le nouveau rôle des objets] explique qu'il n'y ait pas de limites à la consommation. Si elle était ce pour quoi on la prend naïvement : une absorption, une dévoration, on devrait arriver à une saturation [...]. Or, nous savons qu'il n'en est rien : on veut consommer de plus en plus. Cette compulsion de consommation n'est pas due à quelque fatalité psychologique (qui a bu boira, etc.) ni à une simple contrainte de prestige [mais] qu'elle est une pratique idéaliste totale qui n'a plus rien à voir (au-delà d'un certain seuil) avec la satisfaction de besoins ni avec le principe de réalité […]. C'est de l'exigence déçue de totalité qui est au fond du projet que surgit le processus systématique et indéfini de la consommation. Les objets/signes dans leur idéalité s'équivalent et peuvent se multiplier à l'infini : ils le doivent pour combler à tout instant une réalité absente. C'est finalement parce que la consommation se fonde sur un manque qu'elle est irrépressible» (SO).

    5- On le comprend, cette consommation est donc une quête vaine, qui ne peut que nous rendre insatisfaits, qui nuit à nos relations au monde, à nous-mêmes et aux autres. Nous ne serons jamais heureux dans le monde de la consommation.
    Baudrillard écrit par exemple, au sujet du teck et de l'ameublement moderne : « le « chaleureux » y est sans cesse différé. C'est une chaleur signifiée, et qui par là même ne se réalise jamais. Ce qui caractérise cette chaleur, c'est l'absence de tout foyer [terme à double sens ici] » (SO). Baudrillard reprend là l'idée de « différance de jouissance » de Deleuze et Guattari. L'objet ancien a pour fonction d'essayer de pouvoir se sentir « chez soi ».
    Autre extrait : « Les sièges modernes (du pouf au canapé, de la banquette au fauteuil-relaxe) mettent partout l'accent sur la sociabilité et l'interlocution. » Mais « ces sièges répondent peut-être à une préoccupation fondamentale : n'être jamais seul, mais jamais non plus face à face» (SO).
    Reprenant le concept de refoulement de Freud, Baudrillard estime : « l'homme aliéné n'est pas seulement l'homme diminué, appauvri, mais intact dans son essence — c'est un homme retourné, changé en mal et en ennemi de lui-même, dressé contre lui-même […]. Dans l'aliénation, ce sont les forces vives objectivées de l'être qui se changent à tout instant en lui aux dépens de lui et le mènent ainsi jusqu'à la mort. » (SC)

    6- La consommation est un système total, replié sur lui-même, dont on ne peut que très difficilement sortir (on retrouve là l'idée d'« habitacle dont l'immuabilité ne se discute pas » de Weber).
    « Si la société de consommation ne produit plus de mythe, c'est qu'elle est à elle-même son propre mythe […]. Comme la société du Moyen Âge s'équilibrait sur Dieu et sur le diable, ainsi la nôtre s'équilibre sur la consommation et sur sa dénonciation. Encore autour du Diable pouvaient s'organiser des hérésies et des sectes de magie noire. Notre magie à nous est blanche, plus d'hérésie possible dans l'abondance. C'est la blancheur prophylactique d'une société saturée, d'une société sans vertige et sans histoire, sans autre mythe qu'elle- même» (SC).
    Pessimiste, il ajoute : « Nous sommes au point où la « consommation » saisit toute la vie, où toutes les activités s'enchaînent sur le même mode combinatoire, où le chenal des satisfactions est tracé d'avance, heure par heure, où l' « environnement » est total, totalement climatisé, aménagé, culturalisé. Dans la phénoménologie de la consommation, cette climatisation générale de la vie, des biens, des objets, des services, des conduites et des relations sociales représente le stade accompli, « consommé », dans une évolution qui va de l'abondance pure et simple, à travers les réseaux articulés d'objets jusqu'au conditionnement total des actes et du temps, jusqu'au réseau d'ambiance systématique inscrit dans des cités futures que sont les drugstores, les Parly 2 ou les aéroports modernes » (SC).
    Ou encore : « On peut donc avancer que l'ère de la consommation étant l'aboutissement historique de tout le processus de productivité accélérée sous le signe du capital, elle est aussi l'ère de l'aliénation radicale. La logique de la marchandise s'est généralisée, régissant aujourd'hui non seulement les procès de travail et les produits matériels, mais la culture entière, la sexualité, les relations humaines, jusqu'aux phantasmes et aux pulsions individuelles. Tout est repris par cette logique, non seulement au sens où toutes les fonctions, tous les besoins sont objectivés et manipulés en termes de profit, mais au sens plus profond où tout est spectacularisé, c'est-à- dire, évoqué, provoqué, orchestré en images, en signes, en modèles consommables » (SO).
    Par le crédit, nous nous aliénons et nous aliénons autrui : « Illusionnisme remarquable : cette société qui vous fait crédit, au prix d'une liberté formelle, c'est vous qui lui faites crédit en lui aliénant votre avenir […]. En chaque homme, le consommateur est complice de l'ordre de production, et sans rapport avec le producteur — lui- même simultanément — qui en est victime. »

    7- Baudrillard analyse deux adjuvants indispensables à la société de l'objet, qui l'aident à « étendre sa juridiction immanente et permanente sur tous les individus » (SO).
    - Le crédit : «  si l'objet vous est bel et bien vendu, le choix, lui, vous en est « offert », ainsi vous sont « offertes » les facilités de paiement, comme une gratification ». Par le crédit, « Nous sommes continuellement en retard sur nos objets. Ils sont là, et ils sont déjà à un an de là, dans la dernière traite qui les soldera ou dans le prochain modèle qui les remplacera […]. Tous nos objets aujourd'hui sont vécus comme objets à crédit, comme créances […]. Ainsi le crédit est bien plus qu'une institution économique : il est une dimension fondamentale de notre société, une éthique nouvelle. » De même, « l'acheteur à crédit […] butera sur les échéances et il y a de fortes chances pour qu'il cherche un réconfort psychologique dans l'achat d'un autre objet à crédit ». Le crédit est comme un mythomane : « pour prix d'une histoire imaginaire, le mythomane obtient de l'interlocuteur une considération disproportionnée. Son investissement réel est minime, le profit est extraordinaire ».
    - La publicité : Baudrillard l'assimile au père Noël. On sait que c'est faux, mais on veut y croire. Il reconnaît que l'impact d'une publicité sur un acheteur est pratiquement nul. Mais l'ensemble des publicités créent les conditions d'une société des objets. Une des forces de la publicité est sa gratuité : « Songeons aussi que dans une société où tout est rigoureusement soumis aux lois de la vente et du profit, la publicité est le produit le plus démocratique, le seul qui soit « offert » et qui le soit à tous. L'objet vous est vendu, mais la publicité vous est « offerte ». Le jeu publicitaire renoue ainsi habilement avec un rituel archaïque de don et de cadeau, en même temps qu'avec la situation infantile de gratification passive par les parents. Tous deux visent à changer en relation personnelle la relation commerciale pure. » Baudrillard avance ici à la fin un deuxième point important : la publicité vous promet une expérience personnalisée. L'objet sera fait pour vous. Vous aurez une relation intime avec l'objet. Ainsi, « voyez comme toute la société ne fait que s'adapter à vous et à vos désirs. Donc, il est raisonnable que vous vous intégriez à cette société. »