Souvenirs de Corée
Tribune des lecteurs. Ça a commencé le 31 mai 2002, en début d'après-midi, sur une sensation insidieuse. Nous étions presque tous au bureau et nous nous moquions des premières moqueries…
Auteur : Thibs
le 5 Jan 2004
En fait, non, ça a commencé beaucoup plus tôt que ça. Pour être précis, le 12 juillet 1998, en début de soirée. C'est à ce moment que par un prompt renfort, nous nous vîmes plus de vingt millions devant le poste. Alors que dans un bon jour, on était à peine dix millions à parler de foot, on en a accueilli dix de plus pour l'occasion. Dix millions d'amateurs récents, dix millions de sélectionneurs en plus. C'est Mougeotte qui a dû être content. Ma tante qui d'habitude dénigre tout ce qui est rond et roule entre quelques types en short, se met à hurler plus fort que moi. Elle connaît le prénom de tous les joueurs, on croit rêver. Ravis, nous accueillons une nouvelle cohorte de supporters Bleus Blanc Rouge, ou Black Blanc Beur, qu'importe. Revenons à ce 31 mai 2002 - "Ben alors ? Ils sont nuls ou quoi?" C'est dur à entendre mais une seule conclusion s'impose: la faute a pas de chance. Zizou blessé, on tire sur le poteau, le Sénégal qui marque sur un coup de billard: c'est une péripétie. L'Uruguay, on en fera qu'une bouchée. On prête une oreille amusée aux apprentis vautours avec qui on avait fait la fête quatre ans plus tôt. Quatre ans, c'est insuffisant pour toucher un minimum en foot et s’ils s’y connaissaient aussi bien que nous, ils comprendraient que cette défaite contre le Sénégal n'hypothèque en rien la deuxième étoile, celle qu'on voit partout sur les murs du métro. Alors on explique, on décortique et on insiste pour rallier les railleurs derrière les bleus. Faut pas se moquer, ça porte malheur. Mais voilà, il y eut le 6 juin 2002 Dario Silva énerve la France et les collègues de bureau se régalent. Il est pathétique le fan de foot qui ne prend plus de rendez-vous aux heures de matches. Il a l'air malin celui qui nous explique depuis trois mois qu'on va refaire la fête tout pareil qu'avant. C'est drôle de le voir se lever aux aurores pour mater son match dans un bar et on n'hésite pas à le traiter de beauf pour suivre du foot dans des conditions pareilles. On a beau expliquer qu'avec le retour de Zidane au prochain match, ça va passer comme une lettre à la poste, le cœur y est moins. On y croit dur comme fer mais on a de plus en plus de mal à répondre aux piques incessantes. Ca va du "Ah ça si ils étaient pas payés des milliards par an, ils se bougeraient un peu!" à un simple et direct "Quelle bande de blaireaux". J'aurais jamais dû amener mon maillot de l'équipe de France au bureau pour le poser sur le dossier de ma chaise. Je ne peux pas l'enlever, ça serait un constat d'échec. Mais au lieu de provoquer des "On va gagner" sympathiques, la tunique bleue déclenche l'hilarité. 5 jours à faire profil bas, c'est long, et c'est un peu comme si à l'Euro l'avant dernière minute de France-Italie avait duré 120 heures. 120 heures plus tard, donc, le 11 juin 2002 On s'est offert un répit en expliquant qu'il suffisait de gagner par deux buts d'écart, et quand France-Danemark démarre, l'optimisme est de mise. Les oiseaux de malheur, de leur côté, se sont tus pour quelques heures. La veste à la main, ils l'ont déjà à moitié retournée coté victoire, mais sont prêt à la remettre coté défaite pendant les arrêts de jeu. On a beau perdre à la mi-temps, on explique avec une telle conviction que 3 buts en 45 minutes, c'est tout à fait jouable que les rapaces y croient aussi, un peu. Au coup de sifflet final, j'ai envie de disparaître. Je rejoins mon bureau le plus discrètement possible mais l'ostensible tristesse sur mon visage ne provoque aucune pitié chez les prédateurs. J'ai l'impression d'être en plein milieu de ce rêve que je faisais quand j'étais enfant ou j'arrivais à l'école en me rendant compte que j'avais oublié de m'habiller ou de mettre mes chaussures. Ca ricane de partout. J'avais oublié que je vivais en France, là où paradoxalement on adore brûler après avoir encensé. Le modèle d'intégration par le sport a disparu d'un coup de baguette de pain bien Française. Parce que "cette équipe qui perd... franchement... à part Barthez et Petit, c'est pas vraiment la France". J'en viens à regretter le temps où on ne gagnait jamais. Ils paraissent enchantés ces charognards et se disputent les restes de mon enthousiasme. J'ai des envies de meurtre et je me remémore les moments de joie de 1998 pendant lesquels cette même charogne s'était soudainement passionnée de football. On se prépare plus sereinement à vivre l'Euro et j'ai eu le temps de me rendre compte que ces dix millions d'intermittents de la passion n'ont finalement que suivi leur instinct grégaire qui les pousse à aimer en groupe et à détester en bande. Je croyais avoir à faire à des vautours, ce ne sont finalement que des bœufs.