Le procès du dopage à la Juventus de Turin met en lumière des pratiques médicales surréalistes, avec des wagons de médicaments administrés sans raison thérapeutique. La récente révélation de contrôles truqués laisse encore moins de doutes sur l'organisation du dopage dans le football d'élite italien.
Le footballeur, ce grand malade
281 types de médicaments ont été répertoriés dans la pharmacie, soit "une quantité incompatible avec une structure non sanitaire mais plutôt la quantité dont devrait être doté un hôpital petit ou moyen". Les trois-quarts des médicaments trouvés "devaient être prescrits par ordonnance, ce qui était incompatible avec une structure non sanitaire". "Ou bien les joueurs étaient toujours malades, ou bien ils prenaient des médicaments qui allaient au-delà du champ thérapeutique". Ainsi se sont exprimés les experts en pharmacologie cités au procès des responsables de la Juventus de Turin, pour des faits se déroulant entre 1994 et septembre 1998 (AFP, 21/10).
Des stars au centre de l'instruction
Rappelons que ce procès au long cours (commencé en janvier dernier) conclut l'instruction engagée en 1998 par le juge Guariniello, au cours de laquelle Didier Deschamps, Zinédine Zidane et Jean-Marcel Ferret ont notamment été entendus. Contrairement au médecin de l'équipe de France qui a récemment fait une apparition au tribunal de Turin, les internationaux français ne seront pas appelés à témoigner à la barre, ni aucun joueur majeur du Calcio. Les parties se sont en effet mises d'accord pour éviter des comparutions qui auraient été plus spectaculaires qu'utiles, les dépositions recueillies pouvant de toute façon être citées à l'audience. Ronaldo, Vieri, Baggio, Vialli, Conte, Di Livio, Ravanelli, Paulo Sousa, Filippo Inzaghi, Nesta, Rui Costa, Del Piero mais aussi Trappatoni ou Lippi ont ainsi échappé à cette épreuve.
À l'origine de l'affaire se trouvent les déclarations fracassantes de Zdenek Zeman à l'été 1998, dans la foulée du Tour de France 98. L'entraîneur tchèque de la Roma avait déclaré que le milieu "devait sortir des pharmacies et des bureaux des financiers" et pointé "l'explosion musculaire" de Del Piero et Vialli. Il dénonça aussi "certains médecins, qui se permettent de faire des expériences sur les joueurs de football, pendant que d'autres utilisent des produits en doses massives sans savoir s'ils créent des problèmes ou pas..."
Alors que le Comité olympique italien était en pleine tourmente concernant la gestion du laboratoire officiel de l'Acqua Acetosa, ces accusations à peine voilées avaient déclenché non seulement des enquêtes de la part des autorités sportives, mais aussi suscité l'intérêt de la justice civile, sous l'autorité du juge Raffaelle Guariniello. On s'est parfois interrogé sur les motivations de ce juge, qui laissa partir l'instruction dans toutes les directions — en cherchant notamment des liens entre cyclisme et football — et qui fut accusé de céder au spectaculaire.
Une surmédicalisation coupable
L'enquête a notamment saisi des dossiers médicaux faisant notamment état de taux d'hématocrites chez les joueurs (indicateur de la prise d'EPO) à des niveaux proches des cyclistes, avec des variations de 8 à 9 points et au-delà des 50% admis, concernant des joueurs majeurs de la Juve (notamment Didier Deschamps en 96) et de Parme. Elle a mis à jour pour le club piémontais un système d'approvisionnement impliquant l'établissement de faux documents médicaux (un pharmacien fait partie des inculpés), ainsi que le quadruplement des dépenses médicales entre 94 et 98.
Le but de Guariniello, constatant notamment l'usage systématique de créatine dans le Calcio, était de prouver un recours à l'EPO voire aux hormones de croissance. Mais en l'absence de preuves formelles sur l'existence de ces produits, il a dû se rabattre sur l'évidence d'une médicalisation outrancière et sur les substances interdites (plus banales) trouvées lors des perquisitions. Les inculpations portent donc sur la "fraude sportive" par voie de dopage et sur la mise en danger de la sécurité des athlètes (administration de produits dangereux sans justification thérapeutique, obtenus par de fausses ordonnances). Ceux-ci n'étaient quasiment pas informés des "soins" qui leur étaient prodigués, ce qui en dit long sur la docilité des joueurs en la matière (on se souvient des déclarations de Daniel Bravo s'inquiétant rétrospectivement de connaître le contenu des injections qu'on lui faisait à Parme).
Si l'existence d'un dopage organisé avec des substances "lourdes" ne peut être prouvé, les présomptions sont accablantes. L'hyper médicalisation des équipes professionnelles souligne s'abord la difficulté à cerner la frontière entre les pratiques licites et le coaching chimique, notamment lorsque des médicaments sont détournés de leur vocation thérapeutique. Surtout, elle porte les plus lourds soupçons sur l'usage de produits masquants. Les méthodes de dopage de pointe (EPO, hormones de croissance) nécessitent en effet une parfaite maîtrise de la pharmacopée de la performance et la mise en place d'un lourd dispositif de pour rendre les transgressions invisibles aux contrôles …
Laxisme des instances et fraudes sur les contrôles
On pourrait croire que le scandale provoqué par ce procès a alerté les instances sportives et renforcé leur détermination à mener la lutte. Mais, si l'on reste en Italie, on a pu constater que le laxisme restait la seule règle. L'été dernier, Edgar Davids et Frank De Boer ont bénéficié de la clémence des commissions après des contrôles positifs à la nandrolone (voir
Les docteurs m'abusent). L'épidémie de contrôles positifs à cette populaire substance observée en 2001 — Couto, Stam, Torrisi, Guardiola en avaient également été "victimes" — s'était brutalement interrompue. On sait peut-être pourquoi.
Le Monde (17/10) nous apprend qu'une perquisition a été ordonnée le 11 octobre par un magistrat florentin (en charge d'une enquête sur le cyclisme) au laboratoire de l'Acqua Acetosa, dans les locaux de la Federcalcio et au siège du Comité olympique national italien (1). Ses résultats sont spectaculaires. 126 échantillons d'urine ont été saisis, classés "non conformes" en raison d'un non-respect de la procédure. Leur nombre indique une proportion totalement anormale d'échantillons recalés, qui fait porter les soupçons sur 58 rencontres (25 en 2001, 33 en 2002) concernant la quasi-totalité des clubs. Certains sont plus explicitement désignés comme les éventuels bénéficiaires de la fraude: Côme, Citadella, Pérouse, Cagliari et Modène. Des analyses sont en cours sur ces prélèvements.
La saison passée, le club d'Empoli (serie B) avait tenté de truquer les contrôles en manipulant la désignation des joueurs. Le médecin avait été suspendu pour quatre ans et licencié, mais le club avait été épargné. L'affaire avait cependant porté l'attention des enquêteurs sur des procédures qui offrent prise aux manipulations. Si de nouvelles malversations sont confirmées par l'instruction, il faudra tirer les conclusions qui s'imposent. Car les dirigeants qui auraient mis en place un système pour faire mentir les contrôles ne l'auraient pas fait sans avoir de bonnes raisons d'en redouter les résultats.
Si jamais aucun élément direct ne vient apporter la preuve d'un dopage organisé dans le football professionnel (la détection de l'EPO lors de la Coupe du monde n'a rien révélé), les éléments dont nous disposons laissent de moins en moins de place au doute. On peut avoir la naïveté de croire que l'Italie est le seul pays concerné, mais pour cela, il faut également ignorer le fait que c'est le seul pays où les clubs de football font l'objet d'enquêtes de la part de la justice civile.
(1) Acqua Acetosa avait déjà été gravement mis en cause par le scandale révélé en 98, qui avait établi que la plupart des substances interdites n'étaient pas recherchées dans les prélèvements des footballeurs. Le laboratoire romain n'a rouvert qu'après une fermeture administrative et la nomination d'un nouveau directeur.