L'arrêt Malaja va-t-il démultiplier les effets de l'arrêt Bosman en supprimant les contraintes de nationalité pour les clubs? La solution des quotas de joueurs "nationaux" est peut-être légitime, mais elle se heurte à l'absence d'une réelle exception sportive européenne…
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La grande peur est de retour. Non, il ne s'agit pas de PSG-OM ni de la guerre en Irak, mais de "l'arrêt Malaja", déjà décrit comme "l'arrêt Bosman puissance 10" par Sepp Blatter (Le Monde, 21/01). Fin décembre, le Conseil d'Etat a en effet donné tort à la Fédération française de basket-ball qui refusait de valider le transfert à Strasbourg d'une joueuse polonaise, Lilia Malaja, en raison d'un quota d'extra-communautaires dépassé. Mais la Pologne, comme 24 autres pays (d'Europe de l'Est et du Maghreb pour la plupart), a conclu avec l'Union européenne des accords qui interdisent toute discrimination nationale à l'égard de ses ressortissants. La conséquence est que les clubs professionnels peuvent faire entrer dans la catégorie des "communautaires" les ressortissants concernés de leur effectif, et ainsi libérer des places d'extra-communautaires (limités en France à cinq dans l'ensemble de l'effectif professionnel). Toujours à l'avant-garde, le RC Strasbourg de Patrick Proisy a ainsi demandé à la Ligue une licence européenne pour deux de ses joueurs de nationalité tchèque, menaçant déjà de saisir les tribunaux civils si cette requête n'était pas satisfaite.
Le champ d'application de cette disposition pourrait rapidement concerner une centaine de pays si elle est étendue à d'autres accords de coopération. Depuis quelques années, un "arrêt Karpin" autorise par exemple le Russe à être licencié en Espagne en tant que communautaire. En mai 2001, sur fond de scandale des faux passeports, l'Italie avait supprimé toute limitation et les instances françaises avaient hâtivement modifié leurs règlements pour augmenter le quota (voir
Libéralisation: un pas de plus). L'élargissement de l'Europe rend de toute façon inéluctable l'ouverture du marché des joueurs.
Une "préférence nationale" ?
Dans les dossiers Bosman et Malaja, deux logiques se percutent de front, du fait que la "libéralisation" en question concerne un marché du travail, et non un marché de biens ou de services. D'un côté, il semble bien difficile, aussi bien dans le droit que dans les principes, de défendre des restrictions à la libre circulation des travailleurs et des discriminations par la nationalité. D'un autre, il semble légitime que les instances sportives légifèrent dans ce domaine afin de lutter contre les dérives comme la perte d'identité des équipes, le mercenariat généralisé, l'abandon de la formation ou le dumping social.
Sepp Blatter invoque précisément ces arguments pour refuser une "babélisation" du football. La contradiction est bien là: on peut questionner la légitimité de la défense de "l'identité" nationale ou locale des équipes professionnelles, et même lui trouver un air de famille avec la dénonciation du "cosmopolitisme" propre aux discours xénophobes. Mais il faut bien reconnaître que les enjeux vont au-delà.
La responsabilité des clubs
En matière d'identité des clubs, il appartient aux dirigeants de choisir ou non préserver un ancrage de cette nature. Dans la réalité, la logique économique l'emporte totalement, et les managers sportifs s'attachent à construire les meilleures équipes au meilleur prix possible, sans autre considération que l'efficacité (des équipes comme l'Athletic Bilbao montrent toutefois que cette position n'est pas la seule possible). L'incapacité des clubs — et particulièrement des plus riches d'entre eux — à s'autoréguler est symptomatique de l'ère Bosman, qui les a vus se lancer dans la surenchère des salaires et des transferts et mener le pillage des championnats économiquement les plus faibles. Comme le dit Bernard Gardon de l'UNFP (Union nationale des footballeurs professionnels) : "ils utilisent les contrats et les transferts comme des outils économiques et non pas comme de vrais contrats de travail" (France Football 17/01).
Aujourd'hui, même s'ils se plaignent de la mentalité des monstres qu'ils ont créés, les clubs pourraient trouver dans l'arrêt Malaja l'occasion de mener plus vite la réduction de masses salariales devenues exorbitantes. C'est le "dumping social" que redoutent les instances et les joueurs, et qui consisterait en l'importation massive de joueurs bon marché (et très motivés…). L'autre risque majeur est l'abandon progressif des politiques de formation, de moins en moins rentables, et la délocalisation du recrutement vers des pays moins riches, ou pauvres, réservoirs inépuisables de joueurs.
Une exception sportive beaucoup trop théorique
Face à de telles perspectives, il serait en définitive justifié d'imposer la règle du "6+5" que défend la FIFA (comme en son temps l'UEFA), et qui consisterait à obliger les clubs à aligner au moins 6 joueurs sélectionnables dans l'équipe nationale du championnat concerné (ou bien, éventuellement, formés sur place). Cette politique des quotas serait un moyen de réguler le marché. Le problème est que les instances sportives n'en ont pas le pouvoir.
L'événement apporte en effet une nouvelle preuve de l'insuffisance de "l'exception sportive" telle qu'elle a été formulée par le protocole du traité de Nice, qui s'est contenté d'en fixer vaguement le principe dans une formulation sans conséquences concrètes. C'est pourquoi les contenus essentiels de cette exception sportive sont encore en jeu, notamment sur le plan juridique devant les tribunaux nationaux et européens. Il s'agit aussi bien du droit exclusif des fédérations à organiser les compétitions, de la légitimité des tribunaux sportifs, de la propriété et de la commercialisation des droits de télévision… Ce qui a pour conséquence de mettre en danger les disciplines sportives, à la merci d'une dérégulation effrénée et d'une privatisation totale. La naissance d'une Ligue privée européenne, qui a resurgi tout récemment avec le projet de "Golden League", n'est pas la moindre de ces menaces pour le football.
En France, la Ligue a constitué une commission paritaire comprenant des dirigeants, des joueurs et des entraîneurs pour trouver des réponses et adopter une position commune, ce qui a déjà été le cas par le passé. Malgré des divergences, l'inquiétude est partagée par toutes les composantes du milieu, qui seraient majoritairement favorables à une règle du type "6+5". Sur le plan européen, l'issue nécessairement politique du dossier est tributaire d'acteurs nombreux qui pourraient avoir du mal à présenter un front commun pour mobiliser les politiques et obtenir de l'Union européenne la définition d'une spécificité du sport professionnel lui permettant d'établir ses propres règles et d'administrer quelque peu son économie. Et il n'est pas sûr que cela arrangerait les grandes puissances financières du football.