Duckadam, "le héros de Séville"
Géant maudit du football roumain en 1986, Helmuth Duckadam aura connu la gloire le temps d’une soirée, avant que sa vie ne bascule dans un inextricable mystère...
7 mai 1986, Stade Sanchez-Pizjuan. Quatre ans après RFA-France, une nouvelle séance de penalties dramatique se déroule dans le stade sévillan. Cette fois, c’est en finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, et dans le but opposé. C’est la première fois qu’une Coupe d’Europe se joue sans les Anglais, en raison de leur exclusion consécutive au drame du Heysel, et personne n’est surpris de retrouver le FC Barcelone, grand favori, en finale. Dans le rôle de la victime expiatoire, le Steaua Bucarest est, comme beaucoup d’équipes de l’Est, chouchouté par la dictature, qui "invite" tous les meilleurs joueurs du pays à y signer. En C2, c’est d’ailleurs le Dynamo Kiev qui vient de s’imposer face à l’Atletico Madrid tandis que le Real gagne la Coupe de l’UEFA.
"J’ai eu de la chance"
Ce n’est cependant pas le meilleur Barça de l’histoire qui se présente dans un stade andalou tout entier acquis à sa cause. Les Roumains – emmenés par Marius Lacatus – défendent leur chance et le 0-0 jusqu’au bout des prolongations. Dans le but du Steaua, Helmuth Duckadam, parfait inconnu du football européen, s’apprête à devenir le "héros de Séville". Lors des tirs roumains, Lacatus et Balint marquent après les échecs de Majaru et Laszlo Böloni. Mais face aux Catalans, le gaillard moustachu plonge trois fois à droite, puis une fois à gauche, et offre sa première C1 à l’Europe de l’Est en arrêtant les quatre tirs. À l'issue de la séance, Duckadam déclarera "J’ai eu de la chance de partir du bon côté sur le premier tir. Ensuite, c’est la psychologie qui fait le reste. N’importe quel gardien aurait pensé pareil".
Porté au pinacle dans son pays, Helmuth Duckadam vient d’écrire sa légende en même temps qu’il vient de signer la fin de sa carrière. La finale de Séville sera l’une de ses toutes dernières apparitions sur un terrain de football professionnel. Une de ses dernières apparitions tout court. Il vient pourtant de fêter ses vingt-sept ans. Les raisons de cet arrêt soudain sont l’objet d’une controverse abracadabrante.
La séance de penalties de la finale
Disparition inexpliquée
La page de Duckadam sur le Wikipedia roumain est étonnamment évasive. Elle évoque un "accident" qui aurait provoqué l’arrêt de sa carrière. Dans la version anglaise, l’encyclopédie libre évoque un "problème sanguin rare" à l’origine de sa retraite. Quant à L’Équipe, le journal affirme que Duckadam a cessé de jouer au football à cause d’un accident de tronçonneuse (1).
La version officielle de l’UEFA (2) est encore différente. Lors de l’été qui a suivi la victoire, Duckadam – en vacances au bord de la mer noire – aurait commencé à ressentir des douleurs dans le bras. Une thrombose fut diagnostiquée et le gardien rapatrié d’urgence à Bucarest où une opération lui évita l’amputation. L’UEFA reprend une déclaration que le gardien roumain aurait faite quelques mois plus tard: "J’ai eu de la chance de jouer la finale. J’avais senti une gêne dans mon bras, mais je ne savais pas quel était le problème. Les tests ont finalement montré qu’il y avait un caillot sanguin et ma carrière était terminée. Si j’avais signalé ça au médecin avant la finale, je ne l’aurais probablement pas jouée".
Un cadeau encombrant
La version qui a les faveurs de l’histoire est pourtant différente. Elle est, entre autres, détaillée dans Libre Arbitre, Onze histoires loyales ou déloyales du football mondial de Dominique Paganelli (3). Revenu au pays en héros, Duckadam se serait vu intimer l’ordre par Nicu Ceaucescu, fils de Nicolae, de lui céder la voiture de luxe qui lui avait été offerte en hommage à son exploit en finale. Cadeau qui lui aurait été remis par… le Real Madrid, qui désirait pour l’occasion lui dire merci d’avoir empêché les Catalans de gagner leur première coupe d’Europe. Certaines versions affirment que c’est Juan Carlos lui-même qui aurait offert la voiture, et qu’il s’agissait d’une Mercedes 190 E. Devant le refus du joueur, le fils du Conducator aurait alors intimé l’ordre qu’on lui casse les mains et les bras.
On retrouve trace de cette version dans une déclaration de György Dragomán, auteur hongrois à succès, lequel affirme que l’histoire de Duckadam lui a inspiré son second livre, Le Roi blanc. "En allumant la télévision, je suis tombé sur Helmuth Duckadam, le grand gardien de but roumain. Tout le monde croyait qu'il était mort. Lors de la Coupe du monde de 1986 (sic), Duckadam avait arrêté quatre tirs au but puis mystérieusement disparu. On disait que Nicolae Ceausescu lui avait cassé le bras, jaloux de sa popularité. Pourtant, comme si rien ne s'était passé, il est revenu à la télévision, refusant de dire ce qui lui était arrivé. Il a fini par raconter comment l'équipe avait dû s'entraîner pour un match après l'explosion du réacteur de Tchernobyl. On avait alors demandé aux gardiens de ne pas toucher le ballon puisque l'on pensait qu'il pouvait récolter des particules dangereuses en roulant dans l'herbe. Cette idée d'un gardien devant fuir le ballon m'a semblé d'une absurdité totale, à tel point que seul un enfant pouvait raconter une telle histoire sans plaisanter. Et là, j'ai commencé à entendre dans ma tête une voix qui semblait ne pas vouloir s'arrêter de parler" (4).
Duckadam (au centre en vert), présente la coupe à Bucarest avec ses coéquipiers.
Candide des Carpates
Il est forcément tentant de croire à la version la plus dramatique, celle dans laquelle il y a des méchants impitoyables et des victimes innocentes. Il semble pourtant que personne n’a jamais réussi à prouver la véracité de telle ou telle hypothèse, et le refus du gardien de donner sa version des faits n’arrange rien. Reste que l’anecdote de l’entraînement sous le nuage de Tchernobyl rajoute une dimension supplémentaire au tragique du personnage, dont la trace semble encore aujourd’hui difficile à suivre. Diverses sources s’accordent sur le fait que Helmuth Duckadam a rejoué au football pendant une saison, en 1989, avec le Vagonul Arad, en seconde division roumaine. La version anglaise de Wikipédia affirme que, selon une interview donnée en 1999, il serait devenu major dans la police frontalière, installé à Semlac, dans le même comté d’Arad. Il y aurait ouvert une école de football, ce qui ne manque pas d’évoquer Candide cultivant son jardin. Il semblerait qu’il s’est depuis engagé en politique au Partidului Noua Genera?ie (Parti Nouvelle Génération) pour lequel il se serait présenté aux dernières élections européennes – sans succès, si l’on en croit la composition actuelle du Parlement.
(1) 50 ans de Coupe d’Europe. Ed. L’Équipe.
(2) 50 years of champions. Ed. UEFA ainsi que uefa.com
(3) Libre Arbitre. Dominique Paganelli. Ed. Actes Sud. Dominique Paganelli a été journaliste aux services politiques du Quotidien de Paris, de RMC et d'Europe 1. Comme un clin d’œil, il fut rédacteur en chef des Cahiers du football de 1991 à 1993, un magazine avec lequel nous n’avons rien à voir et dont nous avons appris l’existence bien des années après le lancement de ce site.
(4) Écrivain hongrois né et élevé à Bucarest sous Ceausescu, Dragomán a notamment traduit Beckett et Joyce en Hongrois. Le Roi blanc a été plusieurs fois primé en Hongrie.