«Si l'on veut continuer à croire au football...»
Interview : Éric De Montgolfier. Suite de l'entretien dont la première partie est parue dans le numéro 32 des Cahiers du football. L'ancien juge d'instruction de Valenciennes, actuel procureur de la république à Nice, aborde la violence dans les stades, les risques de corruption, les rapports entre football et pouvoirs et "ce qui l'a fasciné dans l'affaire VA-OM".
le 7 Mars 2007
Éric de Montgolfier, Procureur de la République, s’est rendu célèbre en brettant avec Bernard Tapie, qu’il décloua de son piédestal, lors de l’affaire OM-Valenciennes. Il l’évoque dans son ouvrage «Le Devoir de déplaire» (éditions Michel Lafon), retraçant son parcours judiciaire, de Caen à Nice.
Avez-vous le sentiment que l’affaire VA-OM a servi à quelque chose, a généré un changement des mentalités?
Je n’ai pas connaissance de tout ce qui se passe, même si j’entends comme tout un chacun des rumeurs à propos de la corruption. Mais je procède à une autre analyse: l’on voit tout l’argent qui continue à circuler dans le football. Comment cela n’engendrerait-il pas un certain nombre de tentations? Tant que gagner représentera un tel enjeu financier, comment voulez-vous que l’on ne soit pas tenté, de temps en temps, de gagner autrement que sur le terrain? La situation économique du football fait que je n’imagine pas qu’il n’y ait pas un certain nombre de tentations, qui défigurent ce qui ne devrait être qu’un sport. On le voit aussi avec la violence dans les stades: je suggère qu’à la moindre violence, on arrête le match, afin que chacun sache ce que cela coûte, et que ceux qui sont à côté de celui qui jette des fumigènes ou des pétards, au lieu de l’aider à se dissimuler de la police, le fassent cesser en disant «c’est nous qui allons le payer». Ce serait une prévention collective. On pose une règle: quand il y a une violence sur le stade, on s’arrête tout de suite, on rentre à la maison, tout ce que vous avez dépensé, c’est en vain, vous l’avez perdu! L’on créerait peut-être un mouvement. Aujourd’hui ce n’est pas le cas, je l’ai vu récemment à Nice: l’autorité préfectorale a estimé qu’arrêter le match aurait été un trouble à l’ordre public plus important encore. Or derrière ce «trouble à l’ordre public», il n’y a pas seulement des gens excités, car la République est en mesure de les calmer. On sait bien ce qui est derrière: les droits sur les retransmissions, etc… Et là, on ne touche pas.
« Des gens qui jouent, et qui sont payés des sommes faramineuses, vont-ils tuer la poule aux œufs d’or ? »
En Belgique a éclaté un scandale sur les matchs truqués. Les images des matches montrent certaines actions «suspectes». Un Procureur pourrait-il ouvrir une enquête à la seule vue de telles images?
Je ne le ferais pas, sauf peut-être si quelqu’un vient me dire «Regardez bien, ici et là…». Mais c’est pour cela que j’avais beaucoup hésité: ce sont des mesures compliquées. Des gens qui jouent, et qui sont payés des sommes faramineuses, vont-ils tuer la poule aux œufs d’or? Lorsque je vois les gains considérables, s’ils trahissent le système qui les enrichit, ils risquent de se retrouver, comme Jacques Glassman, obligé de partir dans les DOM pour travailler. Il faut une certaine inconscience pour trahir le système qui vous nourrit.
Vous parlez dans votre ouvrage d’élus reconnus coupables de malversations, mais que les électeurs renouvellent, vous et indiquez avoir douté de l’efficacité de la sanction envers Bernard Tapie: comment interprétez-vous son retour à la direction de l’OM, en 2001-2002?
Je peux comprendre que l’OM, qui avait beaucoup perdu de sa superbe, ait eu envie de la récupérer: le prix à payer, c’était Tapie, qui reste une référence importante pour le club. C’est la réalité: si vous êtes un supporter fanatique d’un club qui a eu quelques ennuis, vous cherchez un homme dans l’histoire du club et s’il est toujours là, vous vous dites: «mais si on le prenait?» La tentation est forte.
Et qu’en ressentez-vous, vous qui l’avez combattu?
Rien. Je ne suis supporter d’aucun club. C’est un choix, comme pour un homme politique. J’ai fait ce que je devais faire à un moment donné. Ensuite, ça ne m’appartient plus. Quand la loi est violée, on la fait respecter, on sanctionne celui qui l’a violée. Si derrière, dans le cadre des lois en vigueur, on peut reprendre le même, pour éventuellement refaire la même chose, qu’il se représente sur ma route… On a dit à un moment que Tapie voulait reprendre l’OGC Nice: cela aurait été intéressant. Et j’aurais été vigilant.
« La façon dont Bernard Tapie m’avait parlé des joueurs me semblait humiliante »
Plusieurs instructions récentes, en France (OM, PSG, Strasbourg), ont mis en lumière le rôle des agents de joueurs lors des transferts. A l’époque de l’affaire VA-OM, aviez-vous été confronté à ce type d’intermédiaires?
J’avais approché quelques éléments de ce système, notamment les agents de joueurs. Je m’étais étonné de cette forme de servage moderne, si sportive soit-elle. Je ne pensais pas que l’on pouvait ainsi acheter et vendre un joueur, cela m’avait beaucoup choqué. L’on parle beaucoup des Droits de l’Homme. La façon dont Bernard Tapie m’avait parlé des joueurs me semblait humiliante, mais la fragilité qu’il évoquait impliquait des manipulations possibles. J’avais aussi été très intéressés par les produits dérivés: je ne pensais pas que cela produisait des sommes aussi importantes. J’avais gardé de mon enfance des souvenirs un peu naïfs…
Dans les affaires récentes, observez-vous un changement dans le traitement médiatique, politique ou d’opinion, par rapport à la manière dont a été traitée l’affaire VA-OM?
Je crois que l’on s’est progressivement habitués à l’idée que la justice peut s’en occuper. Sans être totalement banalisé, c’est moins saugrenu, et moins dramatique, d’aller vérifier le fonctionnement, quoi qu’en pensent les politiques. Avant l’affaire VA-OM, il y avait eu un dossier à Marseille et le Procureur avait dit: «Je ne peux pas m’en occuper parce que le Garde des Sceaux ne veut pas». Je n’étais pas d’accord sur l’analyse de notre système, mais la politique était frileuse, et l’on ne touchait pas au football: c’est un tel tremplin d’opinion publique qu’il faut le faire avec beaucoup de précautions.
« Bernard Tapie et Jean-Louis Borloo sont tous les deux entrés en politique par les crampons »
Pensez-vous que cela perdure?
Le problème, c’est que trop d’élus utilisent un club sportif pour leur propre propagande. Je pense qu’il devrait être interdit d’être maire et président de l’équipe locale, à partir du moment où la mairie subventionne l’équipe – encore qu’à un petit niveau on puisse l’accepter. Mais l’affaire VA-OM, c’est Bernard Tapie d’un côté, Jean-Louis Borloo de l’autre. Ils sont tous les deux entrés en politique par les crampons. C’est cela aussi qui m’a fasciné dans l’affaire VA-OM: ces deux hommes se connaissent, ils ont appartenu au monde financier, l’un comme avocat de l’autre, et ils se retrouvent là, à travers deux équipes de football, qui leur ont permis, à l’un et à l’autre, de devenir des hommes politiques. Donc on est passés du monde de la finance à celui de la politique à travers un club de football. C’est quelque chose qui mérite réflexion. Jean-Michel Aulas est un financier, on va voir… Mais il faut des financiers dans le sport, sinon le sport ne tourne pas.
Pensez-vous que le football soit propice à des investissements louches, provenant du crime organisé, ou à des pratiques de blanchiment?
Encore faut-il le démontrer. On parle régulièrement des mafias, mais ce que l’on démontre n’est pas si important. Donc soyons prudents. Dès lors qu’il y a beaucoup d’argent, le crime organisé peut être tenté de s’en rapprocher. On avait ouvert, du côté de l’OGC Nice, un dossier parce que l’on s’inquiétait d’une reprise, curieuse. On n’est pas responsable de ses parents, mais ceux qui étaient là paraissaient avoir avec le milieu marseillais des liens familiaux… Cela s’est terminé autrement: peut-être qu’à partir du moment où l’on met le nez dedans, ça éloigne. Comme une bougie dans une pièce obscure.
De nombreux investissements proviennent aujourd’hui des oligarques de l’ex-bloc de l’Est, notamment des Russes, que l’on dit très présents sur la Côte d’Azur. Est-il nécessaire de contrôler l’origine des fonds?
Peut-on contrôler l’origine des fonds? Par qui allons-nous les contrôler? C’est le problème que j’ai de manière constante lorsqu’il s’agit de Russes: je vois arriver des gens qui étaient proches d’Elstine, ou de Poutine, mais gagner de l’argent en Russie est-il forcément malhonnête? Je ne peux soupçonner pas quelqu’un, parce qu’il est riche, de malhonnêteté. Et à qui vais-je demander? Si c’est un proche du pouvoir, j’ai peu de chances d’avoir une réponse. Mais si l’on veut continuer à croire au football, surtout nos concitoyens pour lesquels c’est quelque chose d’essentiel, il faudra s’assurer que les financements restent propres.
« Il n’y a rien qui justifie que l’on se comporte anormalement dans le football par rapport à ce que l’on ferait à l’extérieur »
Pensez-vous que les instances sportives ont un rôle au même titre que la justice, bien que Michel Platini ait récemment déclaré (So Foot, déc.2006), en substance, que les investissements dans le football étaient tous les bienvenus, et qu’il n’appartenait pas à l’UEFA de contrôler leur origine?
Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse? Détestable. Même pour une entreprise quelconque, ne pas se préoccuper des fonds qui rentrent, au motif que là n’est pas l’essentiel, ça me paraît un principe dangereux. Platini est un joueur qui a fait rêver beaucoup de gens. C’est un désaveu de ce qu’il a été pour moi… Mais les campagnes électorales conduisent à beaucoup d’excès de langage: peut-être ne faut-il pas désorienter les électeurs. Espérons que, s’il est élu (1), Michel Platini va retrouver tout le bon sens que retrouvent parfois nos élus, passées les campagnes.
La construction du stade de Nice a été deux fois annulée, notamment en raison d’appels d’offres discutables. Avez-vous eu à connaître de ces dossiers? L’OGC Nice joue-t-il de malchance?
Nous avons en effet ouvert une procédure. Mais il faut distinguer le club du stade. Le stade est important, et l’on a quasiment traité de traître celui qui avait saisi la justice administrative, puis cela s’est calmé. Les marchés publics ont des règles, elles doivent être respectées. Il y a de vilaines habitudes, et il faut les perdre. Je ne suis pas un grand amateur de football, mais je respecte le sentiment des gens qui l’aiment. Mon raisonnement n’a pas changé depuis l’affaire VA-OM, et je veux le faire respecter: il n’y a rien qui justifie que l’on se comporte anormalement dans le football par rapport à ce que l’on ferait à l’extérieur. Les règles seront respectées, et quand les supporters de l’OGC Nice auront enfin un stade digne de ce club, ils pourront être sûrs que derrière les pierres, il n’y a rien d’autre.
Pensez-vous enfin que, l’afflux d’argent persistant, d’autres dérives se feront jour dans l’avenir, telles que des malversations boursières sur les clubs cotés?
Peut-on penser que l’invasion financière dans le football va cesser? Va-t-on modifier les paramètres? Je ne crois pas qu’on en prenne le chemin. Tant que le football drainera autant d’argent, il y aura autour du football les dérives que l’on constate ailleurs autour de l’argent. Et surtout de l’argent vite gagné.
(1) L’entretien a eu lieu avant l’élection de Michel Platini à la présidence de l’UEFA.