Réforme des transferts (2) : les conséquences
La révolution du système des transferts n'a pas eu lieu, du moins pas encore, et probablement pas avec l'ampleur que l'on pouvait imaginer à un moment... Mais l'accord-cadre rendu public lundi 5 mars ouvre indubitablement une période nouvelle.
Après être partie tambour battant, la Commission européenne s'est en effet quelque peu cassée les dents sur un dossier dont elle a sous-estimé la complexité et le péril pour elle-même en cas de ratage. Aujourd'hui les commissaires se satisfont, en bons élèves, d'avoir respecté "la fonction sociale du sport et ses spécificités", comme les y engageait la déclaration européenne de décembre dernier qui reconnaît la notion "d'exception sportive". Ils laissent la FIFA prendre en charge l'application d'un accord dont les conséquences seront nombreuses.
Les joueurs ont perdu
Les joueurs sont les victimes inattendues d'une négociation qui a longtemps semblé largement à leur avantage. Leurs représentants avaient l'oreille des commissaires européens, et la "libre circulation des travailleurs" étant le mobile de la réforme, celle-ci ne pouvait que libéraliser un peu plus l'exercice de leur métier. Le tournant est survenu au sommet européen de Nice, lorsque la "déclaration annexe aux conclusions de la Présidence" a reconnu "l'exception sportive", que Bruxelles a interprété comme la possibilité de maintenir un régime d'exception. Un régime qui arrête les dérives d'un marché devenu fou, mais qui maintient un statut du footballeur professionnel très désavantageux en termes de droit du travail, un peu à la surprise générale, et à la grande fureur des représentants syndicaux (UNFP et FIFIPro) qui menacent de saisir les tribunaux civils au premier litige.
Ces derniers paient certainement leur représentativité contestable, ainsi que l'absence presque totale de mobilisation des principaux concernés. Les joueurs sont restés en effet muets, et n'ont pas esquissé l'once d'une expression ou d'une revendication collective, ce qui a certainement fragilisé la position de leurs mandatés. Il est encore moins probable qu'ils réagissent aujourd'hui. Les recours de la FIFPro devant la Cour européenne de justice de Luxembourg seront vraisemblablement vains, s'il se confirme que "l'exception sportive" est désormais ancrée institutionnellement.
La FIFA s'en sort bien
La FIFA de Sepp Blatter sort plutôt renforcée de cet épisode, même s'il lui faut encore organiser une délicate transition et assurer le fonctionnement du système. Sa première victoire est celle d'être presque parvenue à rassembler les familles du football, à l'exception logique des joueurs, et à surmonter l'animosité de l'UEFA. Sa seconde est d'avoir fait évoluer le point de vue des commissaires concernés, en dosant subtilement lobbying externe et négociations internes, en se posant en médiateur entre l'intransigeance de l'UEFA et des clubs, les exigences de la Commission et les revendications des joueurs.
La confédération a peut-être sauvé —voire même reconquis— la stabilité de l'économie du football, moyennant un brassage de millions nettement réduit et une moralisation certaine (un des motifs de la réforme était de conformer le football au respect des règles de la concurrence, mis à mal par l'inflation exponentielle des dernières années).
Son intérêt à contrôler cette évolution transparaît aussi dans sa volonté d'étendre l'accord à l'ensemble du monde, car l'application planétaire d'un même règlement lui permettrait d'asseoir son pouvoir "administratif".
La justice sportive à l'épreuve
La réforme n'est pas totalement à l'avantage de la FIFA. Jusqu'à présent, les règlements de la FIFA interdisaient à ses membres de contester des décisions sportives des juridictions civiles, nationales ou européennes (rappelons-nous la tentative de Bernard Tapie). La réforme des transferts fait paradoxalement sauter cet "archaïsme". Cette disposition, injustifiable en droit, disparaîtra donc prochainement et pourrait fragiliser à terme la justice sportive. Les acteurs économiques du foot pro accepteront-ils de se soumettre à son autorité, dans le souci de préserver l'intérêt général? Les récentes affaires françaises montrent plutôt le contraire.
Il faut par exemple souhaiter que la nouvelle Commission d'arbitrage, devant laquelle clubs et joueurs se présenteront volontairement, ait un maximum d'autorité et puisse régler la majorité des contentieux qui se présenteront. Dans le cas contraire, le nouveau système sera constamment attaqué devant la justice civile, et les parties ne feront plus appel à ce tribunal interne. La réforme offre à la FIFA une chance de reprendre la main en matière de justice sportive, de réaffirmer son indépendance et ses prérogatives (avec l'argument de l'exception sportive), mais cette opportunité ne va pas sans risque. Blatter devra négocier le tournant à cent pour cent de ses capacités politiques.
La formation sera-t-elle protégée?
Un autre enjeu, à l'aune duquel l'accord sera jugé, concerne la protection des systèmes de formation. La FIFA devra négocier au mieux les principes de calcul des indemnités de formation, afin que le système préserve globalement leur viabilité actuelle, voire encourage leur activité. Le principe d'une rémunération en chaîne de tous les clubs ayant participé à la formation d'un joueur est excellent, mais il faut encore savoir quel en sera l'ampleur. Si l'accord prévoit un audit du système au bout de deux ans, espérons que ce soit pour le réévaluer à la hausse, dans le cas où les inquiétudes se confirment dans le sens d'une insuffisance des ressources.
Stabilisation
Il semble que la folie des transferts —telle qu'elle s'était accentuée ces dernières années— est donc terminée, que le football professionnel va revenir à un peu plus de raison et que les effets positifs l'emportent finalement sur les effets pervers. Sauf retournement de tendance, la bulle financière inflationniste qui s'était constituée autour des transferts devrait se dégonfler, les transactions étant désormais encadrées et limitées. Les joueurs ne seront plus un capital sur lequel les dirigeants spéculent, puisque les bénéfices éventuels ne pourront plus atteindre des sommets. Cela impliquera une gestion assez différente des clubs, qui devront compter sur des ressources moins aléatoires et qui seront incités à n'évaluer que leur intérêt sportif à engager un joueur.
Les clubs, du moins ceux qui y arrivent et ceux qui le voudront, pourront donc travailler dans la continuité. Car cette stabilité a constitué leur principal argument contre "l'incontrôlabilité" croissante des joueurs. Le système réformé semble pouvoir rétablir le sens des contrats, dont les termes et la durée seront mieux respectés, et qui engageront véritablement les deux parties, les encourageant (c'est un souhait) à réhabiliter l'importance du projet sportif commun. Les clubs devront prouver qu'ils se tiendront eux-mêmes à ces impératifs de constance, ce dont on peut aujourd'hui douter en les voyant brasser à la pelle des effectifs pléthoriques, dès que les choses tournent mal. Plus positivement, il est permis d'espérer que les techniciens imposeront plus facilement leurs choix et leurs priorités, et que nous verrons donc des équipes à nouveau stabilisées, identifiables à leurs joueurs et capables de durer pour progresser.
La tendance au mercenariat devrait donc s'atténuer, et permettre de redonner un peu de sens à la présence d'un joueur sous un maillot. On ne verra plus certains joueurs multiplier les mouvements (à l'image de Dalmat, qui a généré en trois ans un chiffre d'affaires sans commune mesure avec ses réalisations sportives). Ce n'est pas un hasard si, devant le constat de leur influence très négative, l'activité des agents est de plus en plus réglementée et limitée, à défaut d'être toujours contrôlée. Leurs possibilités de plus-value vont se réduire, et là aussi, une certaine moralisation est attendue. Faut-il préciser que cette profession, pas vraiment en odeur de sainteté, n'était pas représentée lors des négociations.
Risques et effets pervers
En l'état actuel des choses, on peut prévoir certaines des dérives qui peuvent résulter du nouveau système.
La plus évidente est d'ordre économique, avec la ré-affectation probable des sommes allouées précédemment aux transferts vers les salaires, dont l'inflation va s'accélérer. L'hypothèse implique que les inégalités se reconstitueront comme avant sur cette nouvelle base, et pourront même se creuser (on entendra à nouveau parler du système fiscal français dans ce débat). Un risque particulier existe aussi pour les clubs "moyens", qui équilibrent jusqu'à présent leurs comptes avec les revenus des transferts et pour lesquels aucune solution ne se présente dans l'immédiat (sinon un système de répartition des recettes plus solidaire, mais…).
Cependant, sous réserve que la future licence européenne les soumette à un vrai contrôle de gestion (comme l'ont recommandé les commissaires bruxellois), les clubs hésiteront à plomber leur masse salariale et donc leurs profits (que le montant des transferts n'alimentera plus). Il est très probable que l'on soit amené à évoquer bientôt un système de plafonnement des salaires, à la manière du "salary cap" américain —un système que la Commission a également préconisé.
Le règlement peut également subir un détournement, via les législations nationales avec lesquelles ils doit se rendre compatible. Ainsi en Espagne, les clauses de transfert sont autorisées par la loi et fixent une indemnité dont les montants sont éventuellement astronomiques. Il faudra une certaine bonne volonté des pouvoirs publics dans les différents pays pour parvenir à une harmonisation suffisante.
Une autre crainte concerne l'éventuelle multiplication des "CDD d'un an" et ses effets négatifs sur la stabilité des effectifs, par la faute même des équipes qui hésiteraient à s'engager. Une catégorie de joueurs nomades ou précaires subsisterait ainsi.
Notons aussi que l'accord ne précise pas les conditions spécifiques aux renouvellements ou prolongations de contrat, qui pourraient permettre de contourner les contraintes, notamment pour obtenir une indemnité plus élevée. Mais dans ce dernier cas, le profit ne pourra pas être très important et d'autre part le joueur y réfléchira à deux fois avant de s'engager, compte tenu des contraintes qui brident sa liberté de revenir sur son choix.
On devra attendre un peu avant de juger un système qui ne trouvera pas tout de suite ses points d'équilibre. Après deux ou trois saisons sous ce régime, il sera facile de constater si la stabilité des contrats est devenue effective, si les joueurs vont plus souvent au bout de leur engagement, si leur durée a retrouvé un sens, si les clubs en profitent, si le nombre et le montant des "transferts" connaissent une réelle déflation, si les clubs formateurs sont correctement indemnisés, si les pays "exportateurs" de joueurs ne sont pas pénalisés...
Il est sûr que cette réforme, loin de la révolution un moment évoquée, pourra être assimilée par le football professionnel qui a participé à son élaboration, au contraire de ce qui s'était produit avant l'arrêt Bosman. Un football qui a connu bien d'autres transformations, et qui leur a survécu. Celle-ci contient quelques éléments plutôt positifs par rapport aux précédentes. Espérons qu'ils prennent le dessus sur les risques d'aggravation des dérives actuelles.
Pour mémoire, notre dossier transferts :
Transferts: la révolution était annoncée 05/09/00.
Abolition des transferts: quelles conséquences? 05/09/00.
Transferts: le football divisé face à la Commission européenne 31/10/00.
La copie de la FIFA 31/10/00.
Transferts (1) : le bout du tunnel? 13/12/00.
Transferts (2) : la réforme se précise 13/12/00.
Réforme des transferts : discorde UEFA/FIFA18/01/01.