La passion et le désenchantement
Corruption, dopage : l'actualité fait parfois remonter les réalités malodorantes du football, avant de les enfouir de nouveau. En nous laissant à nos doutes.
"Les idéaux, c’est bien pour l’école de journalisme, mais, à l’école, on ne vend pas de journaux. Nous, si. Et vendre des journaux, ça veut dire qu’on a des impératifs de vente et qu’on fait nos choix éditoriaux en fonction de ces impératifs. Tu me suis?
- Qu’est-ce que tu ne comprends pas? aboya Guégan. Que les lecteurs aiment les héros beaux et vertueux? Qu’ils fuient les tocards et les tricheurs? Le sport, c’est comme le cinéma, c’est l’identification au personnage principal qui fait marcher le business. Indiana Jones ou Angel Novella, c’est pareil. Et ne me sors pas de conneries du style "c’est justement à nous, journalistes, d’expliquer la vérité". Le sport est à part: c’est une distraction.
- Mais c’est pas une fiction?
- Comment?
- Les gens aiment le sport parce que c’est vrai. Ça se produit sous leurs yeux.
- Un bon point pour toi, seulement tu oublies une chose. Les gens en bavent tous les jours dans leur petite vie médiocre, et le sport est leur exutoire. Alors tu t’imagines vraiment qu’ils ont envie de savoir que leur héros trichent et se dopent comme eux le font tous les jours? Les gens ont envie de rêver, ça va pas plus loin. Et nous, on est là pour les aider."
Ce passage extrait du livre Dernier shoot pour l’enfer de Ludo Sterman expose une discussion houleuse entre le directeur de la rédaction du Sport et le personnage principal du roman, Julian Milner, ce dernier menant une enquête dont le but est de démontrer que le titre de champion du monde 1998 a été remporté par la France à la suite d’un dopage organisé. L’intérêt de cet extrait est de soulever plusieurs problématiques. Pour quelles raisons le football est-il traité comme une distraction? Qu’est-ce qu’impliquerait une déconstruction du football-spectacle pour le passionné?
Les médias, partenaires particuliers
Les médias de sport sont étroitement liés au monde sportif. Cette proximité ne se limite pas à des relations de connivence avec ses acteurs, mais aussi à des intérêts économiques. Le cas du quotidien L'Équipe, détenu par le groupe Amaury, est intéressant. Le journal a créé plusieurs événements tels que le Tour de France (qu’il détient) ainsi que la Coupe d’Europe. De son côté, France Football (qui appartient également à Amaury) est à l’origine du Ballon d’Or. Ces différentes créations répondaient à un objectif: doper les ventes du quotidien pendant les périodes creuses. Sa situation monopolistique n'a fait que renforcer ce rôle de promoteur du sport, et sa ligne éditoriale l’amène naturellement à proposer l’interview d’une vedette plutôt qu’à déconstruire le football-spectacle par le biais d’enquêtes.
Par ailleurs, dans leur traitement de l’information, les médias dits sportifs appliquent une logique d’offre: ils pensent connaitre les goûts du lecteur, de l'auditeur ou du téléspectateur et estiment que certains sujets ne les intéresseraient que très peu. Il ne s'agit que d'une construction mentale, mais elle contribue efficacement à freiner le développement, au sein des publics, d'une vision critique à l'égard du football. La production journalistique crée ainsi un environnement en parfaite adéquation avec les intérêts des groupes de presse et du sport-spectacle actuel, en se gardant bien de lancer des enquêtes approfondies sur les dérives du football ou d'ouvrir des espaces à d’autres thématiques moins accessibles, plus complexes donc moins "vendeuses" – mais pourtant indispensables en théorie.
Une vieille histoire
Le conditionnement est tel, qu’oser envisager des pratiques dopantes effleure à peine l’esprit du passionné de football. Au mieux, il s’interrogera sur l’instant, puis cette vilaine pensée sera emportée par le flux de l’actualité. Comment concevoir une telle pratique puisqu’elle n’est jamais évoquée, ou repoussée d’un revers de main par les déclarations lénifiantes des instances internationales? Une telle réflexion impliquerait de remettre en question tout ce que l’on croyait savoir, toutes nos certitudes. Au risque de ne plus croire en rien, de perdre la passion et de ne voir le football que comme un vaste cirque médiatico-sportif au service d’enjeux financiers démesurés.
S’intéresser aux dérives du football business, c’est ouvrir les yeux sur cette réalité désenchantée, quitte à perdre la passion. Le plus difficile est d’accepter cette perte de confiance mais surtout de repères. Si les calendriers surchargés, l’intensité des rencontres et les enjeux financiers qui composent le football actuel sont autant d’indices qui devraient conduire les fans à rester vigilants, il existe quelques ouvrages pour faciliter la prise de conscience sur l’envers du décor. Jean-Pierre de Mondenard notamment, médecin du sport, a consacré six livres à la question du dopage.
Le dopage n’est ni la caractéristique des sociétés hypermodernes ni la conséquence des enjeux financiers actuels. Il résulte de la volonté de gagner, qui explique pourquoi certaines substances dopantes sont présentes dans le monde amateur. Dès 1958, Gerardo Ottani, ancien footballeur de Bologne avait mené une enquête en Serie A. La pratique dopante était alors déjà généralisée puisque 68% des joueurs italiens consommaient des hormones et des stéroïdes anabolisants, 62% des stimulants du cœur et 27% des amphétamines. À l’époque, il n’y avait pourtant qu’un match et deux entraînements par semaine.
La fin des idoles
Le cas Ronaldo est également parlant. En février 2011, le Brésilien met un terme à sa carrière et évoque sa maladie en public. Il souffre d’hypothyroïdie (un dérèglement de la thyroïde). L’idole d’une génération raccroche les crampons, malade qui plus est. L’émotion est forte parmi les fans et les acteurs du monde footballistique. Les hommages se succèdent et les journalistes reprennent en chœur l’information, sans aucune mise en perspective.
Pourtant, Ronaldo est l’exemple parfait de ce que le passionné ne doit pas connaitre: le symbole et la victime collatérale d’un système. Sa maladie n’est pas "un coup du sort" mais la résultante d’une consommation d’hormones thyroïdiennes pour perdre du poids. Cette prise de produit modifie le système hormonal. À terme, sa glande thyroïdienne ne sécrète que celle qui stabilise le poids. Une pratique très répandue dans les salles de sport, mais pas dopante.
Photo Image United / psv.nl
Retour en arrière: quand Ronaldo signe au PSV Eindhoven, il est maigre. Les médecins du club lui prescrivent des anabolisants pour prendre du poids (selon le docteur Bernardino Santi, licencié par la confédération brésilienne de football depuis cette révélation). Ses muscles gagnent en épaisseur, mais pas ses tendons. En raison de son style de jeu, ces derniers ne supporteront pas les changements de rythmes. À trois reprises, le genou de Ronaldo va céder. La prise d’anabolisants a donc contribué à l’usure de la zone d’attache du tendon rotulien à l’extrémité haute du tibia. [1]
L'ombre du doute
Joueurs dopés d’un côté, matches arrangés de l’autre [2]. Saison 1987/88, après dix-neuf journées, le Napoli a engrangé 87% des points. Pourtant, lors des cinq derniers matches, l’équipe s’écroule et ne gagne qu’un point. Le Milan dépasse le Napoli et s’empare du titre. Les rumeurs de championnat truqué se multiplient en Italie. Pietro Pugliese, repenti Napolitain, homme de main de la mafia devenu l’un des membres du clan Maradona donne sa version des faits à la justice: "En 1988, Maradona a offert le Scudetto au Milan, sur ordre de la Camorra. Parce que les paris du totonero (loto sportif italien) étaient dans les mains de la famille Giuliano. Cette année-là, le Napoli était trop fort, archi-favori, alors en cas de victoire, la famille aurait dû verser beaucoup trop d’argent aux parieurs. Elle a demandé à Maradona de laisser filer le championnat". [3]
À la lecture de ces deux exemples, la principale frustration du passionné ne se limite pas à la découverte de pratiques illicites. Cette réalité bouleverse ce qui constitue le folklore du sport le plus populaire du monde: les discussions autour du nombre de buts marqués par un joueur telle année, du palmarès de telle équipe, les comparaisons et les joutes verbales entre supporters rivaux qu’elles impliquent n’ont plus aucun intérêt. Et même si tous les acteurs du football n’ont pas été concernés par ce type de situation, le football souffrira d’un mal plus important: le doute permanent. Impossible d’avoir la certitude qu’une victoire est la seule résultante d’une domination sportive.
Ce doute réel ou supposé est la démonstration de cette perte de repère pour celui souhaite déconstruire le football spectacle. À la "joie intellectuelle" de la prise de conscience succède la "tristesse d’imagination" de celui qui ne peut plus considérer le football comme avant, lorsqu’il ne savait pas.
[1] Lire Dopage dans le football, de Jean-Pierre de Mondenard, Ed. Jean-Claude Gawsewitch.
[2] Europol vient d'annoncer le démantèlement d'un réseau impliqué dans 380 matches truqués, dont certains de Ligue des champions ou qualificatifs pour la Coupe du monde. Lire aussi Comment truquer un match de foot?, de Declan Hill, Ed. Florent Massot.
[3] Maradona, d'Alexandre Juillard, Ed. Hugo et Compagnie.