« Pas de concurrence entre foot et rugby »
Interview : Max Guazzini. Le président du Stade français, artisan du développement du rugby en France, commente les évolutions de l'ovalie et le parallèle avec le football effectué dans le n°23 des Cahiers...
Auteur : Propos recueillis par Jérôme Latta
le 20 Fev 2006
Co-fondateur et ex-président de NRJ, Max Guazzini préside le Stade français depuis 1992. Il y a remporté les championnats de France 1998, 2000, 2003 et 2004. Récent détenteur du record d'affluence pour un match de championnat en France (79.454 spectateurs pour la venue du Stade toulousain, le 15 octobre 2005 au Stade de France), il incarne les évolutions récentes du rugby, mais affiche son attachement à ses valeurs traditionnelles...

Le rugby est en plein développement économique, peut-on parler de concurrence avec le football?
Il n'y a pas de concurrence, d'abord parce que ce sont deux sports différents avec des publics qui ne sont pas forcément les mêmes, ensuite parce que plus il y a d'intérêt pour le sport, mieux c'est pour tout le monde. C'est un peu comme le Printemps et les Galeries Lafayette qui sont côte à côte, mais qui créent un centre d'intérêt. L'idée d'une concurrence ne me vient même pas à l'esprit. Le foot est le sport majeur en France et dans le monde, mais il n'empêche pas les autres de vivre...
Cette absence de concurrence frontale n'est-elle pas due, justement, à la différence d'échelle entre les deux disciplines?
Je ne vois pas les choses sous cet angle. Ces deux sports sont "parallèles". Il ne faut pas exister par rapport aux autres, mais par rapport à soi-même.
L'image très positive du rugby contraste beaucoup avec celle du football et de ses dérives... Le rugby peut-il être un contre-modèle, par exemple avec le côté festif dans les tribunes?
Ce côté festif existe aussi dans le football, mais il dépend de la volonté des clubs. À une certaine époque à Marseille, il y avait des concerts avant les matches, je me souviens même être intervenu avec NRJ pour que Mylène Farmer se produise au Vélodrome. À Toulouse, les dirigeants ont essayé récemment de mettre en place de telles animations... Nous n'avons pas inventé grand chose : même dans le match de rugby traditionnel, il y a des animations. Le Stade français a simplement une démarche un peu plus originale.
« Un joueur seul ne peut pas faire basculer un match. Si vous ne gardez pas un esprit très familial, très solidaire, vous ne pouvez pas gagner »
Est-ce que le rugby peut s'inspirer du football sur le plan commercial, économique?
Le rugby n'est officiellement un sport professionnel que depuis 1998, il est donc très en retard. Nous nous trouvons dans une période de mutation, de maturation. À titre personnel, contrairement à ce que les gens pensent, je ne faisais pas partie des partisans fanatiques de la professionnalisation. Mais à partir du moment où le rugby a pris cette décision, il ne pouvait pas rester avec le même public qu'à l'époque où il était amateur. Il devait élargir son audience en ciblant le public masculin, mais aussi – et c'est ma conviction – celui des jeunes et des femmes. Au Stade français, séduire le public féminin a toujours été notre ligne de conduite. C'est d'ailleurs pour cela que nous avons fait les calendriers des "Dieux du Stade". Et ça marche, puisque nous sommes certainement le club où il y a le plus de filles à l'entraînement (rires)!
Le match contre Toulouse au Stade de France procédait de cette démarche?
Le LOSC aussi l'a fait en Ligue des champions, mais c'était vraiment un challenge pour un club de rugby d'y jouer un simple match de championnat... Le succès n'a pas seulement résulté de la politique tarifaire : il y a effectivement eu des places à cinq et dix euros, mais le prix moyen, pour Toulouse comme pour Biarritz en mars prochain, était de 21,50 euros – c'est-à-dire plus que le prix moyen des places de Lille en Ligue des champions. De toute façon, le sport est un spectacle, pour moi, les gens ont envie de passer de bons moment.
N'y a-t-il pas un risque, justement, qu'en basculant dans le sport-spectacle, le rugby perde ses valeurs traditionnelles?
Si on regarde ce qui se passe au Etats-Unis, on voit qu'ils savent "habiller" une rencontre sportive. Dans ce domaine, ils ont des décennies d'avance sur nous. Mais je ne pense pas que le rugby soit menacé, parce que c'est un sport qui repose sur des valeurs, de solidarité, d'équipe. Un joueur seul ne peut pas faire basculer un match. Si vous ne gardez pas un esprit très familial, très solidaire, vous ne pouvez pas gagner. Je ferai tout pour que le Stade français reste un club basé sur une aventure humaine, vécue à travers le sport. Il faut qu'il y ait cette dimension au départ, afin que les sportifs puissent se dépasser et avoir un destin de champion.
« Qui nous dit que dans quelques années, avec Gervais Martel à Arras, le Nord n'aura pas un beau club de rugby? »
Même pour se développer sur le plan économique, le rugby serait donc obligé de conserver l'intégralité de ses valeurs?
Il ne peut pas faire autrement. Au stade français, nous avons une image très décalée, un peu avant-gardiste, mais au fond, nous restons très traditionalistes dans les valeurs. C'est un équilibre à trouver. La différence entre le foot et le rugby, c'est peut-être que les footballeurs sont un peu trop des enfants gâtés. Et j'espère qu'on ne verra pas la même chose dans le rugby, avec le système des agents notamment. Les rugbymen commencent avoir ce genre de comportements, mais je souhaite que cela n'aille pas trop loin.
À propos d'équilibre, le Top 14 n'est-il pas menacé d'une perte d'intérêt sportif s'il n'est dominé que par deux clubs?
Il y en a quand même d'autres [que les Stades toulousain et français NLR], comme Biarritz, Perpignan, Bourgoin, Clermont-Ferrand, etc. Mais c'est un peu pareil dans le football, où je crois qu'il y a un club qui domine depuis plusieurs années. Il y a des périodes, des cycles, qui mettent en valeur des clubs dominants. C'est la logique des compétitions, et c'était déjà le cas lorsque le rugby n'était pas encore professionnel, avec Béziers à certaines époques, puis Toulouse – qui a quelques concurrents aujourd'hui!
Le Stade français peut-il être le fer de lance d'un développement national du rugby, incluant le Nord de la France?
Je l'espère, car au Nord d'une ligne Lyon-Clermont-Ferrand-La Rochelle, il n'y a que nous dans l'élite. Dans le football, ce sont les régions du Centre et du Sud-Ouest qui comptent peu d'équipes de haut niveau. Il a des raisons sociologiques et historiques. Le rugby s'est développé dans des régions plus laïques, moins marquées par l'église catholique, notamment. Mais la roue tourne : qui nous dit que dans quelques années, avec Gervais Martel à Arras, le Nord n'aura pas un beau club de rugby? On voit déjà que le public du rugby s'étend dans le Nord, où l'idéal serait qu'il y ait un club d'élite...
