L'ultime rebond du Ballon d'Or
Ce lundi sera désigné le Ballon d'Or 2022 en vertu de nouveaux critères qui cherchent, en vain, à rendre son lauréat indiscutable.
À peine la finale de la Ligue des champions 2022 avait-elle livré son verdict que le plateau de la Chaîne L'Équipe s'enflammait. Sur la victoire du Real ? La faillite de Liverpool ? La prestation du gardien madrilène ? Les maladresses dans l'animation des Reds ? Pas du tout. Le premier sujet lancé par le maître de cérémonie est : "Il faut remettre le Ballon d'Or à Karim Benzema."
La finale la plus attendue de l'année, son déroulement, le jeu, les joueurs, tout est déjà oublié. Ce qui compte aux yeux des journalistes, c'est la remise du trophée individuel censé récompenser le meilleur joueur de l'année. La Ligue des champions ne semble plus qu'un marchepied vers la petite boule dorée, symbole de l'individualisation de la performance et du déclassement du foot en tant que jeu collectif.
Qu'on le déplore ou non, le Ballon d'Or est devenu, médiatiquement, un enjeu majeur de la saison de foot. Toute performance remarquable, toute compétition remportée est commentée sous le prisme de la récompense individuelle de fin d'année.

L'objectif ultime
France Football ne s'y est pas trompé. Ce qui fut naguère "la bible du football", l'hebdomadaire de référence, l'indispensable et foisonnante livrée du mardi, n'est plus aujourd'hui que le supplément mensuel du journal L'Équipe, au contenu pauvre et qui ne survit plus que par l'intérêt que l'on porte au trophée dont il est à l'origine, comme le rappelle désormais son sous-titre ("À l'origine du Ballon d'Or").
En mars 2022, la rédaction du journal a annoncé quelques évolutions dans l'élection du meilleur footballeur de la planète. La plus importante, qui bouleverse un peu les habitudes prises depuis soixante-six ans, est son agenda : le trophée ne sera plus décerné en fin d'année civile, mais à la rentrée, puisqu'il portera sur la saison écoulée, d'août à juillet.
Les autres modifications portent sur le mode de scrutin. Alors qu'un journaliste par pays est invité à proposer une liste de cinq noms dans l'ordre de préférence, le jury sera réduit aux représentants des cent nations les mieux classées au classement FIFA. On estime donc qu'un pays dont l'équipe nationale manque de résultats ne dispose pas de journaliste pertinent pour sa vision mondiale du football.
Le vote des journalistes, jusqu'alors émis sur leur ressenti et leur expérience, sera désormais soumis à des critères : un premier s'attachera aux performances individuelles, un deuxième aux performances de son équipe, et un troisième à l'image du joueur en termes d'exemplarité. Il est en outre demandé que l'on évalue bien le joueur sur la saison écoulée, et non sur l'ensemble de sa carrière.
Enfin, la présélection des trente joueurs ne se fera plus par les seuls journalistes de France Football et L'Équipe. Ceux-ci devront intégrer l'avis des quelques journalistes votants qui, l'année précédente, ont donné le quinté gagnant sur leur bulletin. Ils recueilleront également l'avis de l'ancien joueur Didier Drogba, désormais "ambassadeur" du trophée (qu'il n'a lui-même jamais remporté).
Une distraction de fin d'année
Le véritable changement est donc la temporalité choisie pour juger la performance des joueurs, celle d'une saison plutôt que d'une année civile. La Coupe du monde qatarie disputée en fin d'année bouscule un peu la saison et force la main des organisateurs du Ballon d'Or, qui avaient l'habitude de recueillir les votes en cette période.
Il est toutefois peu probable que ce changement influe véritablement sur le résultat final. Depuis toujours, les votants font leur choix à l'issue de la saison régulière, et si certaines performances de rentrée ont pu modifier ce choix, c'est parce que celui-ci n'était pas vraiment mûr.
Créé en 1956, le Ballon d'Or n'était à l'époque qu'un simple jeu mis en place par des journalistes en mal de papiers au cours de la trêve hivernale. La notion de construction de l'Europe était alors en vogue, et elle avait conduit nos plumitifs français à la mise en place de la Coupe des Champions européens, qui allait connaître un succès immédiat.
En fin d'année, seize journaux, de seize pays différents, avaient été appelés à élire le meilleur joueur du continent, et c'est l'Anglais Stanley Matthews, 41 ans, qui se vit remettre la petite boule dorée par l'éminent Gabriel Hanot. Le moins que l'on puisse dire est que l'esprit qui régna à la création du trophée a aujourd'hui disparu.
Le Ballon d'Or récompensait autant le meilleur joueur que celui qui symbolisait le mieux l'année écoulée. Aujourd'hui, il est un objectif pour les plus grands joueurs, au même titre que la Coupe du monde ou la Ligue des champions. Et manifestement, ces trophées collectifs semblent avoir moins d'importance aux yeux des plus grands que le trophée de France Football.
Sur les photos d'époque, on observe l'attitude désinvolte des joueurs qui se voyaient remettre le petit trophée juste avant le coup d'envoi d'une rencontre. Aujourd'hui, les joueurs enfilent leur costume le plus chic et se rendent d'où qu'ils soient vers la grande salle parisienne où se déroule une longue et fastueuse cérémonie télévisée.
Quand la FIFA s'en mêle
Le Ballon d'Or a mis du temps à évoluer avec son époque. Durant presque quarante ans, il est resté figé sur son règlement initial, restant réservé aux seuls sélectionnables des fédérations inscrites à l'UEFA. C'est seulement à partir de 1995 qu'il adoptait le seul critère de disputer avec son club un championnat européen.
Il faut dire qu'à cette époque a émergé la concurrence avec le trophée équivalent remis par la FIFA depuis 1991. La confédération demandait aux sélectionneurs et aux capitaines des équipes nationales de désigner le meilleur joueur du monde, sans distinction de continent.
Lorsqu'il récompensa, en 1994, le Brésilien Romário plutôt que Hristo Stoitchkov, le jouet de la FIFA gagna en crédibilité tout en soulignant l'aspect un peu suranné du Ballon d'Or. Celui-ci, dans le passé, avait "manqué" des joueurs comme Pelé, Maradona ou Garrincha. Il devait impérativement s'ouvrir au monde s'il souhaitait garder son prestige et ne pas perdre la main face au trophée FIFA.
Le Libérien George Weah arrive à point nommé pour inaugurer cette mondialisation du Ballon d'Or, désormais désigné par un jury d'une cinquantaine de journalistes européens. La concurrence avec le trophée FIFA dure quinze ans. Si les palmarès font souvent doublon, ils divergent à cinq occasions, donnant aux lauréats le sentiment de n'avoir remporté qu'un demi-trophée.
FIFA et France Football décident alors de s'unir pour le meilleur et pour le pire. À partir de 2010, on conserve le bel objet de France Football comme récompense et on ajoute au collège de journalistes celui des sélectionneurs et capitaines de sélection.
La multiplication des suffrages transforme le vote en un entonnoir. Les qualités intrinsèques du joueur sont valorisées par rapport à ses performances en équipe sur la période considérée. C'est d'autant plus criant qu'il se dispute, durant cette période, entre deux extraterrestres : Lionel Messi et Cristiano Ronaldo.
L'impossible unanimité
En 2016, France Football se sépare de la FIFA et reprend les commandes avec les seuls journalistes comme votants. Le trophée s'étoffe d'un Ballon d'Or féminin, d'un "trophée Kopa" pour le meilleur joueur de moins de vingt et un ans et d'un "trophée Yachine" pour le meilleur gardien (sans que ceux-ci soient exclus du scrutin principal, qui les ignore pourtant depuis... Yachine en 1963).
La rédaction de France Football a intérêt à souffler sur la flamme de son trophée afin de maintenir l'intérêt pour le journal. Les évolutions annoncées au début de cette année poursuivent la quête de crédibilité du palmarès.
En resserrant les critères et le nombre de votants, l'organisateur cherche à réduire une éventuelle "part d'erreur". Car le lauréat du Ballon d'Or, dans son histoire, n'a presque jamais fait l'unanimité. Mais n'est-ce pas justement ce qui a fait son charme ? Les débats, aussi virulents soient-ils, n'ont-il pas contribué à la notoriété du trophée ? Pourquoi combattre cette subjectivité qui a fait le sel du Ballon d'Or ?
Faut-il redouter, aujourd'hui, de nouvelles évolutions qui, par exemple rationaliseraient un peu plus les critères du Ballon d'Or ? La tentation sera grande de faire appel, par exemple, aux données chiffrées pour affiner l'élection. Plus besoin de journalistes, ni de bulletins de vote : le meilleur footballeur du monde sera désigné par les algorithmes et nul ne saura contester leur implacable objectivité.