Selon un dicton célèbre, la France compterait soixante millions de sélectionneurs. En même temps, j’ai lu quelque part qu’il y aurait aussi soixante millions de consommateurs. Je ne sais pas s’il existe un point commun. Personnellement j’ai laissé tomber toutes ces histoires de chiffres depuis que j’ai remarqué que les vigiles de mon Franprix réalisaient plus de contrôles que Mamadou Niang.
Toujours est-il que l’opérateur téléphonique SFR, partenaire de la FFF et fournisseur officiel d’appels surtaxés, a décidé de réaliser le fantasme de ces soixante millions-là — les sélectionneurs, pas les consommateurs, faut pas rêver: un contrat mal lu et on se retrouve vite pieds et poings liés avec douze ans de kit mains libres.


Déhu en défense, Cissé en attaque
Ce fantasme s’appelle "le jeu du sélectionneur", et votre mission (ou sacerdoce, au choix) se résume en une phrase bouleversante : "Devenez le sélectionneur des Bleus". Rien de moins. Un slogan comme ça, ça vous met les buvettes en émoi. Ça vous fait une révolution comme jamais Roman Abramovitch ne pourra en provoquer même s’il rachète le centre de formation de Monaco pour écouler discrètement les enfants cachés d’Albert.
Parce que, soyons réalistes (et inquiets, aussi, un peu): avec des "jeux" de ce genre, on se retrouve vite avec Déhu en défense, Fiorèse en milieu de terrain et Djibril Cissé en attaque. Quoi? Ma femme me dit que Djibril Cissé a déjà été retenu en attaque. Ça doit être un coup d’Orange, ils ont dû envoyer un SMS à Raymond Domenech quand ils ont acquis les droits sur la Ligue 1, la concurrence je vous jure.

Néanmoins, pour ceux qui s’entêteraient à faire jouer Djibril Cissé en attaque, le généreux opérateur vous offre la possibilité "d’affiner votre sélection" en "retrouvant la chronique de Thierry Gilardi". SFR avait d’abord pensé proposer qu’on puisse écouter ses "commentaires", mais entre temps il était embauché à TF1, alors il a perdu l’habitude. Par contre il sait reconnaître Frédéric Thiriez de dos caché derrière Louis Nicollin dans la tribune présidentielle.


Grosse désillusion
N’empêche, "retrouver la chronique de Thierry Gilardi", ç’a un côté tentant. Mais c’est un piège. J’ai essayé: c’est nul. Si vous tapez sur 1, le téléphone vous dit "Ah la la", si vous tapez sur 2, il vous offre 2000 euros à la condition que vous vous appeliez Jean-Claude Lecochet du Puy-en-Velay, et si vous tapez sur 3, on tombe sur une vieille analyse de Fifa 97, faut pas nous la faire, on ne peut plus dire que Stéphane Guivarc'h a des chances de jouer dans l’axe, déjà qu’en 1997 c’était pas crédible.

De toute façon, tout cela n’est qu’une vaste duperie commerciale. Car, pour gagner "une journée au cœur des Bleus" (les yeux avaient déjà été vendus en DVD), vous croyez que votre "équipe de France" sera analysée par un jury indépendant FFF/Airness? Naïf que vous êtes! Si on lit les règles de ce "jeu du sélectionneur", on découvre qu’il ne s’agit pas du tout de "composer son équipe", mais de "trouver la sélection retenue par Raymond Domenech". Grosso modo, il ne faut pas devenir le sélectionneur des Bleus, il faut devenir Domenech. C’est comme être dans la tête de John Malkovich, sauf qu’à la place du jeu trouble de Cameron Diaz on a les interviews transparentes de France Football.

C’est dommage, j’aurais bien aimé que mon bulletin soit tiré au sort et qu’on réalise mes rêves impossibles de kick and rush à la française. Je me contenterai donc d’être un de ces fameux soixante millions de sélectionneurs — ou de consommateurs si Jérôme Rothen veut bien arrêter de nous faire rire avec ses interviews, on n’arrive pas à lire les marques derrière lui.


> Sylvain Zorzin est un des animateurs de l'excellent site "Monde cruel", dont l'activité est actuellement suspendue mais dont les archives sont consultables à cette adresse.