La noyade de l'otarie
Son dribble de la tête l’a rendu célèbre, mais ses genoux l’ont empêché d’avancer. À vingt-quatre ans, Kerlon évolue loin de ses rêves de gloire, en troisième division japonaise.
Il pourrait être le représentant de la "Génération Youtube". Il en est en tout cas l’un des exemples les plus marquants. Une star des différents mixes, ces vidéos où le football dure quelques secondes, le temps de faire un dribble improbable ou de mettre un but exceptionnel. Dans la vraie vie, peu de gens ont vu jouer Kerlon Moura Souza. En tout cas beaucoup moins que ceux qui en ont parlé. Et pour cause. S’il commence à se faire connaître pendant la Copa America des moins de dix-sept ans en 2005, il est un simple Brésilien prometteur comme il en existe des dizaines. Petit, technique, très bon finisseur et tireur de coups de pieds arrêtés, il a les atouts pour réussir au haut niveau. Il a surtout une botte secrète qui va le rendre mondialement célèbre.
Un dribble unique
Kerlon joue avec sa tête. Littéralement. Lui qui voulait faire un geste jamais réussi auparavant crée la foquinha, le dribble de l’otarie. S’il a un peu d’espace, il se lève le ballon et se met à courir tout droit en jonglant avec la tête. Des touches de balle multiples, avec peu de hauteur et bien dirigées, qui empêchent les adversaires de défendre. Seule solution apparente: l’attentat. Dans l’esprit des défenseurs en tout cas, la manœuvre servant de toute manière plus à obtenir des coups francs bien placés qu’autre chose. Que se passait-il quand personne n’arrêtait sa course de manière plus ou moins violente? Pas grand-chose à vrai dire.
Il n’est pas la star de son club de Cruzeiro mais il joue de temps en temps, et marque même son premier but en février 2007. Il a dix-neuf ans, passe dans Téléfoot et fait rêver toute l’Europe. Il ne le sait pas encore, mais c’est déjà le sommet de sa carrière. Le mois suivant, il se blesse au genou et doit observer plusieurs mois d’arrêt. Il refait parler de lui en septembre, quand l’un de ses dribbles de l’otarie se termine par un coup de coude du défenseur. Rien de cassé, mais l’image fait le tour du monde et le débat sur la pertinence du dribble s’invite dans les discussions. Une question finalement bien vaine pour qui a vu jouer le garçon au-delà de courtes séquences en vidéos, surtout qu’il ne fait pas vraiment d’émules. Seul Braaten tente alors de l’imiter, pour un succès mitigé.
Satanés genous
Même si sa fragilité physique inquiète, l’Inter Milan fait le pari de l’acheter en 2008, le laissant d’abord au Chievo Vérone pour ne pas utiliser son quota de joueurs hors-UE. C’est que le joueur est encore en développement et qu’il doit jouer et progresser pour être un titulaire potentiel chez le champion en titre. Malheureusement, rien ne se passe comme prévu, le genou ne tient pas, les prestations sont mauvaises et Kerlon ne fait que quatre apparitions sous ses éphémères couleurs. Un contretemps, pense l’Inter, qui signe officiellement le joueur à la fin de la saison. Personne ne le sait, mais il ne portera jamais le maillot intériste en compétition officielle.
Il est prêté à l’Ajax Amsterdam au début de la saison 2009/10, mais le genou ne veut pas. Un an d’arrêt, une autre année de développement perdue. Il retourne en Italie mais se blesse à nouveau en pré-saison et disparaît totalement des radars. Même les jeux vidéos, qui font naître les passions les plus improbables (je pense à vous tous, fans de Tsigalko), baissent ses notes. Le virtuel a pris conscience du réel: après trois ans sans buts et presque sans football, Kerlon ne peut pas avoir progressé. Il est, au mieux, le même que celui qu’il était à dix-neuf ans. Insuffisant, évidemment, pour rester chez l’un des grands d’Europe.
De la vidéo au jeu vidéo
Un prêt raté à Parana, un autre à peine meilleur au Nacional de Nova Serrana. Pas de quoi raviver la foi d’un pays qui défait aussi vite qu’il crée. Son contrat n'étant renouvelé, il décide de rejoindre définitivement le Nacional. Pour le meilleur? Pas vraiment. Comme d’habitude, le garçon prend sa carte de membre à l’hôpital et voit plus les infirmières que sa famille.
Il y a quelques semaines de cela, le nom de Kerlon revient dans l’actualité. Un club japonais mal en point en troisième division, le Fujieda MYFC, annonce sa signature. Les photos ne mentent pas, l’affaire est bien réelle. Avec sa terminologie anglophone, Fujieda n’est pas un club comme les autres. L’équipe appartient en effet à des membres cotisants, sur un principe de football participatif en vigueur au Ebbesfleet FC, qui évolue en conférence anglaise. Sans doute désireux d’attirer un phénomène, ces improbables dirigeants réussissent leur coup et font parler d’eux. Pour le sportif, il faudra attendre un peu. Si tant est que quiconque hors du Japon, et de cette ville de 150.000 habitants, entende un jour parler de ses exploits balle au pied… ou sur la tête.
Qu’importe. À vingt-quatre ans, Kerlon se bat simplement pour pouvoir vivre de son sport. Star d’un football virtuel, il a fini acheté par un club géré comme un jeu vidéo. De sa carrière, il ne restera sans doute que des "et si?". Il voulait que les gens se souviennent de lui, mais seule l’image risque de le tenir hors de l’oubli.