It’s a Decelebration
Marque de respect envers une équipe fréquentée dans le passé, le refus de fêter un but est aussi une bien curieuse mise en scène. Au point qu'on se questionne parfois sur la sincérité de la démarche.
On a souvent l'occasion de s'agacer devant les célébrations de buts outrancières et qui manquent de naturel. Les muscles de Cristiano Ronaldo aujourd'hui, les courses folles de Filippo Inzaghi hier, ou les chorégraphies trop répétées à l'entrainement peuvent même ternir la beauté de l'instant en lui donnant un côté prémédité, calculé. Mais, de plus en plus, émerge une autre forme de réaction, tout aussi réfléchie: la non-célébration. Ou quand le buteur, par respect pour le club adverse, refuse de manifester sa joie.
Généralisation
Le phénomène n'est pas nouveau mais il prend de l'ampleur. Et chaque semaine apporte ses nouveau exemples, à l'image du doublé non-fêté par le Lillois Jonathan Bamba contre Saint-Étienne ce week-end. L'année 2018 restera ainsi marquée par ces scènes obséquieuses et gênantes de "décélébrations", qui vont encore plus loin que les manifestations de joie pleines de retenues, devenues courantes depuis plusieurs saisons.
Généralement, le joueur qui marque et ne célèbre pas son but souhaite souligner son respect pour son ancien club et ses supporters. Si l'on peut comprendre la retenue de celui qui, auparavant, portait les couleurs du camp d'en face, avec ce que cela comporte d'attachement affectif et d'opportunités pour se retrouver là où il en est aujourd'hui, le phénomène se généralise. Et n'est finalement pas si éloigné des manifestations (embrasser l'écusson) ou discours d'attachement ("j'ai toujours rêvé de jouer ici") que des joueurs de passage montrent envers leur équipe. Quitte à manquer de crédibilité quand ils sont plus Xavier Gravelaine que Daniele De Rossi.
Bretagne et Gironde
Cette année, l’une des premières illustrations du phénomène a eu lieu à Bordeaux. Au mois de mars, Yoann Gourcuff, qui porte alors les couleurs du Stade Rennais, marque face à son ancien club. Le milieu de terrain, qui s'illustre de plus en plus rarement de manière individuelle, permet alors aux Bretons de mener 2-0 à cinq minutes de la fin. Lui qui n'a pas trouvé le chemin des filets depuis plus d'un an – et ne l'a plus fait depuis – valide ainsi un succès important, qui replace son équipe formatrice dans la course à l'Europe. Pourtant, l'ancien Bordelais se prend la tête à deux mains après avoir marqué. Il lève aussi les mains au ciel pour s’excuser de son forfait devant son ancien public.
Sans vouloir remettre en cause le respect qu'il peut avoir envers ses anciens supporters et partenaires – même si peu sont encore au club –, les supporters rouge et noir ne peuvent-ils pas se sentir trahis par cette mise en scène? À ce moment-là, le poids des deux saisons en Gironde semble peser bien plus lourd dans la balance que les six passées à Rennes en professionnel, en plus de celles au centre de formation pendant que son père entraînait l'équipe première.
Vagabond très attaché
Quelques semaines plus tard, la décélébration la plus marquante de l’année est sûrement celle qui a suivi les buts de Mohammed Salah en demi-finale de Ligue des champions. À Anfield, face à l'AS Rome, les Reds, poussés par leurs supporters, jouent un sommet de leur décennie. Dans la forme de sa vie, l'Égyptien inscrit des buts splendides et décisifs mais met en scène une posture implorant le pardon de son ancienne équipe.
Avec ce geste plein de tristesse, les deux mains levées face à lui et le regard plongé sur ses chaussures, il va, lui aussi, bien au-delà d'une joie pudiquement intériorisée. Ce pantomime, exécuté à domicile, présente un manque de considération pour la joie de ses coéquipiers, de son club et d'un stade entier venu l'encourager. Si le club romain lui a servi de tremplin vers l'Angleterre, il est aussi l'un des six clubs (dans quatre pays différents) que Salah a représenté lors des dix dernières saisons. Sous le maillot de la Roma, il s'était d'ailleurs déjà excusé de marquer contre la Fiorentina, fréquentée en prêt pendant une vingtaine de matches.
Même en sélection
Plus récemment, la reprise de la Ligue 1 a permis une nouvelle mise en scène. Martin Terrier, en hommage à une saison de prêt à Strasbourg où il marqua trois fois, a préféré ne pas fêter son but sous ses nouvelles couleurs lyonnaises et dans son nouveau stade. Pour l'occasion, il a d'ailleurs repris la même posture que Mohammed Salah. C'est une nouvelle fois probablement trop d'honneur pour son ancien club, lui qui avait signé à l’OL dès le mois de janvier 2018 en grande partie grâce à ses performances avec l'équipe de France espoirs. La plupart des supporters du Racing gardent un bon souvenir de son court passage en Alsace. Avait-il peur de ternir son image en célébrant pourtant légitimement?
Durant l'été, la décélébration avait aussi gagné du terrain dans une autre sphère. Les matches internationaux ne pouvant – sauf cas particulier – pas permettre à un joueur d’affronter son ancienne sélection chez les A, ils devaient logiquement être épargnés par ce type de posture. Pourtant, Antoine Griezmann a su innover en affichant une mine déconfite après son but en quart de finale face à... l'Uruguay. Même s'il n'a jamais porté le maillot céleste, le buteur a voulu montrer son respect envers le pays de certains de ses partenaires en amis en club, mais aussi celui de sa boisson préférée.
Avec des joueurs changeant plus fréquemment de clubs, les buts contre les "ex" sont forcément en augmentation. Bien sûr, on peut regretter que certains ne montrent pas un énorme amour pour le maillot qu’ils portent. Mais faire allégeance à son ancien club au détriment de son actuel est-il le meilleur moyen de se montrer respectueux et impliqué, qui plus est a posteriori? Le comportement des footballeurs étant fortement influencé par les modes, on peut craindre que la tendance perdure jusqu'à l'absurde. Et que, dans quelques années, des amateurs de reggae s'excusent de marquer contre la Jamaïque et ceux de Jordy de tromper Alisson.