Bernabéu et l'invention du Real
Pour faire la grandeur du Real Madrid, Santiago Bernabéu commença par construire le stade qui alait porter son nom. Récit d'une conquête dans l'Espagne franquiste.
Le football fut une victime collatérale de la guerre d’Espagne. Au-delà des combats, aucun aspect de la vie sociale, des loisirs et de la vie "civile" n’a été épargné par la guerre. Ainsi, il ne restait plus grand-chose du Real Madrid lorsque Pablo Coronado et une poignée de Madridistas, dont l'ancien joueur Santiago Bernabéu ont décidé de sauver le club en 1939. Les membres de ce "comité de sauvetage" se sont attelés à restaurer le prestige de l’un des meilleurs clubs espagnols de la période républicaine [1].
Pendant la guerre, le club avait perdu environ la moitié de ses joueurs (un fusillé, les autres en exil ou retraités), mais également la plupart de ses dirigeants (en prison comme l’ancien président Sanchez Guerra, voire assassinés par les milices républicaines comme le vice-président ou le trésorier). Enfin, le vieux stade de Chamartín avait été partiellement détruit et avait servi de camp pour les prisonniers républicains.
Sur des ruines
Il faut donc considérer l’ampleur de la tâche accomplie par l’équipe de Coronado, qui a réussi à reconstruire le club malgré des finances dans le rouge. À l’image d’une Espagne exsangue, le club vivota pendant quelques années jusqu’au tournant de 1943 qui vit les démissions successives de la direction du FC Barcelone et de celle du Real Madrid à la suite du scandale de l’édition 1943 de la Coupe du Généralissime, dont les demi-finales entre le Barça et le Real furent marquées par des violences dans les stades et des scores stupéfiants sur les terrains (3-0; 1-11).
Les nouvelles autorités sportives et politiques ne purent laisser passer de tels débordements, en contradiction avec la vision franquiste d’un "sport fraternel et unificateur de tous les frères d’Espagne" [2]. À ce moment-là, le Real était encore très loin des meilleurs clubs du pays et surtout de son puissant voisin: l’Athletic de Aviación (Atletico Madrid) qui bénéficiait de généreuses subventions et du soutien de l’armée, tandis que le Real n’avait "même pas cinq centimes" [3] pour recruter le légendaire gardien Zamora.
C’est ainsi que Santiago Bernabéu de Yeste devint président du Real Madrid. Témoin en tant que joueur de la naissance du professionnalisme et de l’irruption de l’argent dans le football, il avait beaucoup appris aux côtés de Coronado en tant que dirigeant. Ces expériences ont forgé sa future vision de président.
Dès sa prise de fonctions, il lança son projet de construction du grand stade qui était selon lui la clef pour faire du Real un très grand club à la hauteur de ses ambitions. Président paternaliste "à l’ancienne", Santiago Bernabéu est également le précurseur de ce que l’on appelle le foot-business.
Homme de droite
Il faut préciser d’emblée que Bernabéu n’a jamais reçu le moindre soutien de la part du régime, ni pour lever des fonds, ni d’un point de vue sportif. Pour financer le nouveau stade de 75.000 places (puis 120.000), il a dû lancer une souscription populaire qui rencontra un succès inattendu.
D’une manière générale Bernabéu s’est toujours protégé des intrusions du monde politique dans le sport, et si son amitié avec le général Augustin Muñoz Grandes [4] lui permit un accès direct aux hautes sphères du pouvoir, il n’a jamais été un actif partisan du "franquisme". Il se place cependant sur la droite de l’échiquier politique, et il n’a jamais caché son amitié avec Gil-Robles [5], ce qui lui valut d’être persécuté par les milices républicaines en 1936.
Fervent défenseur du centralisme et de l’unité nationale, il s’engagea dans l’armée nationaliste en 1938, moins par franquisme militant que par réaction à ce qu’il a perçu comme une menace communiste. Mais en privé, "Don Santiago" s’est souvent illustré par ces piques lancées contre le régime.
Il a aussi veillé personnellement à maintenir des relations avec la famille royale en exil et il n’a jamais caché sa préférence pour une succession monarchique à Franco, comme le démontre sa proximité avec Juan Carlos. Il s’est d’ailleurs toujours tenu en retrait du monde politique avec lequel son club traitait par l’intermédiaire de Raimundo Saporta. On ne peut pas dire pour autant que Bernabéu se soit senti mal dans la société franquiste, bien au contraire [6].
Di Stefano, première étoile
Bien décidé à mettre en place une gestion de type entrepreneuriale, Bernabéu se servit des ressources dégagées par la billetterie et de la garantie financière du grand stade pour lancer une politique de recrutement à la hauteur de ses ambitions. Il s’efforça d’attirer régulièrement à Madrid les meilleurs joueurs du monde. En cela, Florentino Perez n’a rien inventé avec ses Galactiques.
La première étoile de la constellation des années 50 fut Alfredo Di Stefano, dont le recrutement rocambolesque a véritablement mis le club sur orbite. On a souvent lu que le Real avait bénéficié d’un appui politique pour chiper la star argentine au Barça. En réalité, un examen des sources permet surtout de conclure à l’incompétence et au manque de volonté des dirigeants catalans, qui n’ont pas aligné les millions de pesetas nécessaires pour régler le transfert définitivement.
Di Stefano, dont la situation juridique traduit bien le manque de gouvernance d’un football en pleine dérive libérale, appartenait à la fois au Millonarios de Bogota et à River Plate, mais le Barça n’a acheté que la partie argentine des droits sur le joueur, refusant de négocier avec les Colombiens. C’est à ce moment que Saporta, le bras droit de Bernabéu, s’engouffra dans la brèche juridique pour se porter acquéreur de l’autre moitié des droits [7].
Raymond Kopa, Santiago Bernabéu, Alfredo Di Stefano et Francisco Gento en 1956 (photo ANP)
La billetterie n’étant pas suffisante pour faire face à l’inflation des salaires des nouvelles stars (Puskas, Koksis, Kopa), Bernabéu fut en permanence à la recherche de nouvelles sources de revenu. Il eut l’idée visionnaire de déposer la marque "Real Madrid" dès 1947 afin d’éviter une spoliation commerciale et de développer un futur marketing de club. Il tenta aussi de mener une campagne médiatisée pour une répartition plus égalitaire de l’argent des pronostics sportifs (Quiniela), mais il s’opposa à la fermeté des autorités franquistes qui prélevaient jusqu’à 22% des bénéfices liés aux jeux, soit la somme astronomique de 261 millions de pesetas en 1963.
Tournées estivales et droits TV
Le Real Madrid innova également en monnayant sa renommée internationale par des tournées estivales de plus en plus rentables, bien qu’elles soient soupçonnées de fatiguer les joueurs en alourdissant leur calendrier (déjà à l’époque). La cinquième coupe d’Europe remportée par le Real Madrid en 1960 fit ainsi grimper les enchères. Le Real joua un match amical de prestige au Brésil face au Vasco de Gama dans le Maracaña de Rio de Janeiro, devant 200.000 spectateurs, ce qui lui rapporta 75.000 dollars – soit quasiment 4 millions de pesetas.
Enfin, le dernier gros enjeu financier de l’ère Bernabéu fut l’apparition de la retransmission télévisée des matches de football et des droits de diffusion afférents, vers la fin des années 50. En septembre 1960, le match retour de la toute première Coupe Intercontinentale fut vu par 150 millions de téléspectateurs, dans 13 pays. Le sport de masse était entré dans les foyers. B
ernabéu y vit plutôt une menace pour la fréquentation de son stade, qui, rappelons-le, était son fonds de commerce. D’autant plus que les clubs ne recevaient, dans un premier temps, absolument aucune contrepartie financière à la diffusion de leurs matches en Eurovision. Une altercation eut lieu en 1959 entre Bernabéu et Camilo Alonso Vega, alors ministre de l’Intérieur.
Don Santiago voulait empêcher la rediffusion à la télévision des matches de son équipe, mais le ministre avait fait passer un décret obligeant la diffusion de tout ce qui est jugé d’"intérêt public" par le Gouvernement, le football entrant dans cette catégorie. Le problème ne fut jamais réellement réglé et ce fut un cheval de bataille permanent pour Santiago Bernabéu. Jusqu’aux années 80, le Real Madrid se sentit frustré vis-à-vis de l’exploitation de son image et de ses prestations sans contrepartie financière.
Lorsque Santiago Bernabéu s’éteignit en 1978, il était devenu "la deuxième personne la plus importante d’Espagne après Franco" [8]. Inventeur du football-spectacle et principal acteur de la modernisation du sport espagnol, Bernabéu se refusa à toute forme d’ostentation. Il a toujours évoqué la base sociale du club comme l’essence même de son identité et seule source de légitimité. Il ne toléra jamais qu’aucun joueur ni aucun dirigeant ne se considère au-dessus des intérêts du club auquel il consacra sa vie sans ne jamais réclamer aucune autre rétribution que celle de la reconnaissance des Madridistes.
[1] Le Real avait fini second du championnat et avait gagné la Copa en 1936.
[2] Ángel Bahamonde Magro, El Real Madrid en la historia de España, Madrid, Taurus, 2002, p.206.
[3] Lettre de Coronado au président du FC Séville. Voir l’intégralité de ce courrier dans l'ouvrage cité ci-dessus.
[4] Ils se sont connus pendant la guerre civile dans l’armée du Maroc. Muñoz fut successivement ministre Secrétaire Général du Mouvement (1939-1940) puis général de la « Division Azul » pendant la Seconde Guerre mondiale (décoré par Hitler), puis ministre de l’Armée (1951 – 1957) et enfin vice-président du gouvernement.
[5] Gil Robles est le fondateur de la CEDA (Confédération Espagnole des Droites Autonomes).
[6] Eduardo Gonzalez Calleja, “El Real Madrid, '¿Equipo del Régimen'?”, in Esporte e Sociedade, mars 2010, n° 14, p. 7.
[7] Un futur article détaillera les manœuvres et rebondissements de "la saga Di Stefano".
[8] Martinez Laredo dans ABC, 3 juillet 1978, p. 45.