Le promontoire
Un homme, marqué par un souvenir qu'il ne peut expliquer, est envoyé dans le passé pour trouver un moyen de sauver le football...
Ceci est l'histoire d'un supporter marqué par une image d'autrefois. Il assista à des échauffourées dont le sens lui échappa, en resta marqué durablement par la violence et dont il ne comprit vraiment la signification que plus tard, sur le promontoire du Trocadéro. La scène eut lieu à Groville avant le déclenchement de la guerre d'ultra à l'échelle planétaire.
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Au Trocadéro, parfois, les gens se rassemblaient librement sur le promontoire pour y assister à des événements heureux, faire des photos. Enfant déjà, il venait y faire du skateboard. Longtemps, le supporter dont voici l'histoire conservera l'image d'un décor dressé pour une fête, du panorama en partie masqué par la fumée, de calicots à terre et le visage d'un supporter ceint d'une écharpe rouge et bleu qui glissait à terre.
Longtemps il s'interrogea sur l'existence réelle ou inventée de ce visage, souvenir heureux du temps de paix, qui l'avait accompagné lors du chaos qui s’ensuivit. L'avait-il imaginé pour édulcorer la crue réalité? Il doutait désormais de sa véracité, des fumigènes, de la bousculade, des banderoles, des écharpes bleu et rouge jonchant le sol du promontoire. Plus tard, il comprit qu'il avait vu la fin des supporteurs.
"Groland a peur. Je crois qu'on peut le dire aussi nettement. Groland connaît la panique depuis qu'hier soir, une vingtaine de minutes après la fin de ce journal, on a appris cette horreur: la fête du Grovilain Football Qlub a été gâchée par des bousculades urbaines spontanées. Oui, Groland a peur et nous avons peur et c'est un sentiment qu'il faut déjà que nous combattions, je crois, parce qu'on voit bien qu'il débouche sur des envies folles de condamnation expéditive des ultras. De vengeance immédiate et directe. Et comme c'est difficile de ne pas céder à cette tentation quand on imagine le désarroi de la population. Oui Groland a peur parce qu'elle ne comprend pas exactement comme les organisateurs accablés de l'événement. Le football grolandais est encore malade."
À l'issue de cette déclaration solennelle prononcée d'un ton grave et ferme, le ministre du Dedans de Groland a réaffirmé fermement vouloir faire preuve de la plus grande fermeté dans l'application sans faille de mesures fermes. "La guerre d'Ultra n'aura pas lieu!" Et quelque temps après, vint la destruction des groupes de supporteurs. Beaucoup résistèrent à la marchandisation du football. Certains se crurent vainqueurs, le temps d'une banderole. D'autres furent interpellés. Des résistants, obstinés, s'établirent dans le réseau underground électronique. Ils nommèrent leur mouvement L'Armée des douze Branquignols élitistes.
La surface de vente à Groville, et bientôt le reste de la Bundesligue 1 grolandaise, leur fut hostile, contaminée par la normalisation du football. Les opposants de la première heure se terraient pour échapper à l’éradication planifiée, déjà supplantés par les lemmings consommateurs et assistaient impuissants à la transformation de leur stade en centre commercial. Les dirigeants de la Pan-fédération de Football Grolandais (PFG) s'accrochaient à son équipe nationale cacochyme, hochet cassé en attribut d'un pouvoir morbide afin de continuer à régner tel un empereur japonais sur leur propre champ de ruines.
Des savants fous menaient des expériences pour sécuriser un football grolandais menacé où l'esprit des origines se diluait à dose homéopathique et qui se découvrait un nouvel objectif: augmenter son panier moyen pour dépasser cet horizon bouché à mesure de la raréfaction des ressources pécuniaires. La subvention de la Coupe de Lalique à hauteur de quinze millions d'euros d'argent public ne leur suffisait plus.
Le supporteur fut présenté au chef de ces travaux. Le Dr Thiriez, théoricien du développement séparé, lui expliqua le but de ces expériences qui requérait son volontariat. Il serait transporté dans le passé pour en ramener toute information sur l'esprit du football d'alors, tout indice utile sur l'émergence du virus qui l'avait contaminé durablement. Il solliciterait le passé au secours du présent. La police de la pensée qui monitorait le temps de cerveau de milliers d'humains avait choisi l'homme pour cette image fugace de l'écharpe bleu et rouge tombée au sol du promontoire.
D'autres avant lui devinrent fous. L'effrayante expérience qui amenait les sujets à se baigner deux fois au cours de sa vie dans le même long fleuve n'était tranquille pour personne. Au début, l'homme souffre, peine à s'arracher au présent. La vision récurrente d'Evian Thonon Gaillard contre Bordeaux un dimanche midi le hante encore. Comme il ne meurt pas, l'expérience continue. Les jours suivants, il entraperçoit des enfants qui échangent des vignettes Panini dans la cour d'une école. À l'aube du cinquième jour, il entrevoit enfin le promontoire, vide.
Les jours d'après, plus rien. Sa raison vacille, sa santé s’amenuise. L'homme se met à délirer. "Et voilà ce qui arrive lorsque l'on veut frapper le ballon de volée et que celui se trouve au-dessus de l'axe de rotation du genou... À gauche, à gauche, à gauche" Les savants envisagent d'arrêter l'expérience.
Deux mois plus tard, il ressent l'odeur du gazon coupé de frais et les petits morceaux d'herbe collée sur les jambes en sueur et qui colorent shorts et bas de vert. Il revoit le ballon Telstar à motif hexagonaux jaune fluo et noir toujours rangé dans le coffre de la voiture de son père. Il revoit un petit garçon qui veut dépasser la transversale de sa tête s'entraîner à sauter deux pas d'élan, premier poteau, deux pas, centre, deux pas, second poteau après chaque séance d'entraînement. Il revoit sans cesse le promontoire, en filigrane.
Le mois suivant, il aperçoit au loin deux groupes d'enfants s'affronter des heures sur le stabilisé en contrebas du périphérique. Indifférents aux vilaines particules PM25 qui se déversent dans leurs petits poumons, ils jouent, dribblent, se disputent un cuir collé Tango. Il revoit la répétion des mouvements entre les plots et les cerceaux, les coups de sifflets et les engueulades, aussi. "Il y a toujours quelque chose à faire sur un terrain!" Il repense aux kilos de stab et de rote erde© ramenés à la maison dans les chaussettes et sans doute responsables de la panne de tant de lave-linge. Il ré-entend les voix du passé. "Donne plus vite ton ballon! Y a pas de soutien! Bougez, mais bougez! C'est trop statique!"
Passé un an d’expérimentation, il revoit Francis inviter des enfants à venir au Parc soutenir son équipe qui joue en rouge et bleu. Il revoit Francis qui embrasse la pelouse; le trophée brandi n'est pas la Coupe de la Ligue. "Il n'y avait pas de Coupe de la Ligue autrefois!" L'homme fut torturé pour subversion.
Ensuite, l'homme obtint de ses geôliers de repartir pour le passé. Il revit à nouveau la tristesse de Séville mais en fut heureux. Ses visions du passé se firent plus précises, en mesure désormais d'éclairer un peu mieux le présent. Enfin revenu sur le promontoire en cette douce soirée de printemps, le supporteur découvre un décor de fête sur fond de panorama superbe. La liesse gagne la foule parée de rouge et de bleu; au loin des fumigènes masquent une estrade. Des hommes courent, une écharpe rouge et bleu glisse à terre. Il comprit qu'on ne s'évadait pas de son cauchemar et que cet instant qu'il lui avait été donné de voir autrefois, et qui n'avait pas cessé de l'obséder, était celui de la mort de sa passion et de la fin des supporters.