Expertise : la parole au public ?
Le point commun entre la supercherie d'un gamin de dix-sept ans qui se fait passer pour un journaliste sur Twitter et les expériences "participatives" des chaînes de télé, ce pourrait être l'émergence de nouvelles formes d'expertise.
Sam Gardiner a dix-sept ans, habite dans le nord de Londres et supporte Arsenal. Comme beaucoup d’amateurs de football, il voit dans Twitter un canal d’expression et un moyen de prolonger le débat. Or, il se retrouve confronté à une barrière de taille: à cause de son âge, nul ne considère sérieusement ses propos sur le réseau social, où son compteur de followers reste bloqué à 300 unités. Piqué au vif, l’adolescent n’en démord pas et crée un personnage numérique apte à être entendu par le plus grand nombre.
Le sens de la supercherie
Tout d’abord, il conçoit le profil Twitter de Dominic Jones, ancien recruteur et journaliste à Goal qui, bien entendu, n’existe pas. Une fois l’imposture notifiée à Twitter par un vrai journaliste de Goal, Gardiner réitère en inventant Samuel Rhodes, journaliste pigiste pour le Daily Telegraph et le Financial Times. En janvier 2014, le profil de Samuel Rhodes est suivi par plus de 20.000 personnes. Afin de s’assurer l’audience la plus large, Gardiner spécialise son personnage Samuel Rhodes dans les rumeurs de transfert, capharnaüm langagier où les individus les plus entendus sur Twitter sont les journalistes. À partir de son expérience de passionné et de consommateur de football, Gardiner/Rhodes relaie les rumeurs qui lui semblent le plus crédibles. Et le succès arrive, parfois à grand renfort d’affabulation, comme lorsqu’il affirme s’être entretenu avec un membre de Chelsea pour affirmer en novembre 2012 le licenciement prochain de Roberto di Matteo. Par chance pour Gardiner-Rhodes, la prophétie devint réalité.
Aujourd’hui, le compte Twitter de Samuel Rhodes n’existe plus. Kate Day, directrice des contenus digitaux du Telegraph, a dénoncé la supercherie au réseau social. L’histoire de Sam Gardiner ressemble à celle de Christophe Rocancourt, appliquée à la twittosphère foot – les détournements d’argent en moins – ou de Rob Beal, "source" du Times pour le projet de la fameuse Dream Football League. Au-delà, il a décodé avec profit les usages gouvernant l’économie du commentaire footballistique sur Twitter.
Twitter, une course de relais
Dans La condition postmoderne (1979), Jean-François Lyotard définissait la postmodernité comme "la fin des grands récits" dans la sphère intellectuelle et l’avènement d’un "nuage d’éléments langagiers narratifs" spécifique à l’informatisation de la société. Si la crise de la presse écrite et du format de l’article dans sa consommation individuelle peut s’approcher de la fin des "grands récits", le succès de Twitter comme canal prioritaire d’information à chaud ressemble à ce "nuage d’éléments langagiers narratifs", où le journaliste n’est plus consommé pour l’information qu’il intègre dans un article, mais pour l’information qu’il relaie dans un tweet.
Sur Twitter, n’importe qui peut écrire n’importe quoi, la seule contrainte étant celle des 140 caractères. Ainsi, la validité d’une information délivrée sur Twitter, de surcroît une rumeur de transfert, ne peut provenir que de la légitimité de son énonciateur. Sam Gardiner a construit un personnage de journaliste contribuant à de grands titres de presse, afin de légitimer ses propos. Entre le personnage de Samuel Rhodes (20.000 followers) et le profil personnel de Sam Gardiner (300 followers), l’opinion footballistique est la même. Seul le statut diffère, présent dans la petite bio du profil Twitter. L’histoire de Sam Gardiner montre que l’écoute d’une opinion footballistique sur Twitter ne repose pas sur sa pertinence, mais sur le statut de celui qui l’émet, ce statut pouvant être la vérité comme une construction de toutes pièces.
Promotion du participatif
Pour autant, envisager une inversion du rapport entre la pertinence et le statut quant à la parole footballistique n’est pas insensé. Nombre d’artifices télévisuels font la part belle à Twitter, à l’instar de MyTelefoot (TF1), misant sur l’interactivité, ou la pastille "Twittofoot" de J+1 (Canal+ Sport) qui privilégie l’humour. beIN Sport fait également de la prise de parole alternative un atout de fidélisation de son public. Le dispositif #PureLive invite le téléspectateur à commenter un match grâce à ses tweets, ces derniers étant diffusés à l’antenne, alors que seul le son du stade est perceptible lors de la retransmission. L’explication de ce dispositif participatif de commentaire du match dans son spot de présentation est par ailleurs éloquente [1]. Cette description convoque ainsi l’analyse et l’expertise du public afin de la mettre en visibilité par l’intermédiaire de Twitter, et le dispositif légitime la parole du public.
À la rentrée 2013-2014, beIN Sport a accentué cette prise de parole alternative en mettant en place une plateforme collaborative sur Internet: YourZone. À l’instar du Plus du Nouvel Observateur ou d’Express Yourself, son but est de publier des billets écrits par des internautes (après validation), quelle que soit leur notoriété ex ante, et son slogan est transparent: "Partagez votre passion et votre expertise du sport". Au-delà de convoquer "l’expertise" des internautes, beIN Sport souligne que "les meilleures contributions seront relayées sur www.beinsport.fr, [les] applications mobiles et tablettes, et même sur [les] chaînes", laissant entrevoir à ses contributeurs la possibilité d'endosser le rôle d’expert, donc de consultant [2].
L'expertise du public
La chaîne met ainsi sur un pied d’égalité les journalistes, les consultants et les contributeurs, jusqu’à rendre poreuse la barrière entre la contribution sur Internet et la présence sur un plateau de télévision en tant que consultant. Par ce dispositif, beIN Sport renverse les prérequis déterminant la figure de consultant sportif, en privilégiant la pertinence des propos aux dépens de la notoriété établie. Toutefois, en dépit de ces promesses, au vu des émissions quotidiennes du Club, rares sont les contributeurs de YourZone à intervenir également à la télévision.
Néanmoins, certains commentateurs du football sur Twitter commencent à faire le grand pas entre Internet et la télévision. Par exemple, Sébastien Chapuis (@SeBlueLion), étudiant en géographie et éducateur de football révélé sur Twitter, a réussi avec brio à convertir sa pertinence numérique en pertinence télévisuelle, en occupant chaque semaine un fauteuil de consultant dans The Specialists (Canal+ Sport). En Grande-Bretagne, l’auteur du blog Zonal Marking Michael Cox signe des chroniques pour le Guardian, ESPN et FourFourTwo. À chaque fois, la recette du succès est identique: Twitter pour se faire repérer, un blog de qualité pour être validé.
Vers un Studio Bagel du foot ?
Dans le domaine de l’humour, les médias télévisuels sont demandeurs des "jeunes talents du web", selon l’expression consacrée. Le Studio Bagel, boîte de production et collectif de "YouTubers", vient d’être acquise à 60% par Canal+, et fournit des contenus pour le Before et Le Grand Journal. La preuve qu’un succès online peut ouvrir les portes du grand public, au sein duquel la recherche des talents se fait via les réseaux sociaux: "On repère souvent des auteurs sur Twitter, des personnes qui ont des bonnes plumes", soulignait Lorenzo Benedetti, producteur du Studio Bagel, sur le plateau de Médias le Mag (France 5), le 23 mars dernier.
Il n’existe pas, aujourd’hui en France, d’équivalent au Studio Bagel dans le commentaire du football sur Internet. Sur Twitter, des individualités autres que journalistes trouvent une audience, qu’elles entretiennent parfois via un blog où elles expriment leur pertinence. Des affinités se créent, des liens se font et se défont. L’absence d’unité traduit ainsi la créativité plurielle de ces nouveaux commentateurs de la chose footballistique.
Alors, afin de renouveler l’opinion footballistique offerte au grand public, inutile d’adopter la stratégie de Sam Gardiner et œuvrer à l’imposture ou à la mise en scène de la vie numérique: faire le pari de la pertinence sera bien plus efficace.
[1] "Vous préférez un match sans commentaires? Vous aimeriez apporter votre propre analyse?#PureLive. #PureLive, c’est une nouvelle façon de regarder le football: vivez cette nouvelle expérience. Grâce aux réseaux sociaux, le commentateur du match de 20h45, c’est vous. Il vous suffit de vous connecter durant le Live à Twitter, hashtag #PureLive, de rédiger un tweet et de l’envoyer, afin d’apporter au téléspectateur votre expertise, votre humour, votre humeur." (source:beIN Sport: "Vivez l’expérience #PureLive").
[2] Le présentateur Alexandre Ruiz, confirme cette récompense ultime pour les internautes, lors de l’émission "Le Club" du 2 septembre 2013 : "Si vous avez envie d’être un confrère, à nos côtés, vous avez ce site: beinsport.fr, et vous avez un onglet spécifique 'Espace YourZone'. Vous allez dessus et vous postez, tout simplement, vos articles, vos photos et vos vidéos, sur toute l’actualité du football international. Ces articles, vidéos et photos sont sélectionnées et animent ce site, et on vous retrouvera, pourquoi pas, dans nos émissions avec nos experts, afin de partager votre avis sur l’actualité du football international."