Une bonne crise
En quelques mois, une spectaculaire inversion de tendance a modifié la perception de la santé des industries du football. Si la conjoncture toute récente a aggravé la situation, celle-ci s'était dégradée bien avant, de manière moins perceptible (d'ailleurs aujourd'hui encore, certains déploient toutes leurs voiles, confondant tempête et vents portants). La fabuleuse croissance de la dernière décennie était fondée d'une part sur l'inflation hystérique des droits de rediffusion, avec des opérateurs prêts à verser des sommes pharamineuses, d'autre part sur le rendement supposé des droits dérivés et du marketing. Aussi bien les clubs que les associations nationales et les confédérations ont axé leur développement sur des prévisions de croissance exponentielle, au rythme du boom constaté jusqu'à présent.
Un séisme
Avant même qu'on en mesure l'impact économique, la faillite subite d'ISL-ISMM a contribué à installer la perplexité : comment un géant du marketing sportif peut-il s'écrouler du jour au lendemain? L'autopsie financière n'est pas de nature à rassurer en confirmant que dans l'euphorie ambiante, la société avait logiquement payé sa politique de fuite en avant et des dépenses bien au-dessus de ses moyens. La réaction désemparée des responsables sportifs montre bien l'incroyable naïveté des instances, habitués à n'entendre que des discours de commerciaux enthousiastes. Obligée d'absorber les pertes et de reprendre la gestion du marketing, la FIFA n'est pas la moindre des victimes de la foi dans le marché.
Droits télé : la poule aux œufs d'or est fatiguée
Mais le principal moteur de la croissance est encore l'inflation des droits de télévision, qui ont atteint des sommets pour toutes les compétitions, y compris notre championnat, qui touche pour la deuxième saison son pactole de huit milliards de francs sur trois ans (voir La guerre du gâteau, octobre 1999). Les longues et pénibles discussions entre la LNF et les chaînes concernant l'émission dominicale ont montré que celles-ci pouvait mener la danse et décevoir grandement leurs partenaires.
Pourtant, les négociations brutales menées par Kirch dans ses opérations de vente des droits télé pour les Coupes du monde 2002 et 2006 sont le signe d'une situation encore florissante. L'opérateur allemand a d'ailleurs remporté une nouvelle manche en vendant les droits de l'Amérique du Sud pour un milliard d'euros, à TV Globo et TV Direct, et en obtenant un accord au Royaume-Uni avec BBC et ITV, pour un montant assez proche de qu'il escomptait (257 millions d'euros). Seules la France et l'Italie font de la résistance, mais pour combien de temps?
On touche là un effet pervers évident de la "bonne affaire" réalisée par la FIFA en s'assurant un pactole auprès de Kirch et ISL. En plaçant la barre aussi haut, les dirigeants de la confédération ont laissé se répercuter une inflation qui allait forcément être payée in fine par les téléspectateurs eux-mêmes (qu'ils soient partiellement privés de la compétition, ou qu'il doivent payer pour la regarder).
Si Kirch a toutes les chances de rentrer dans ses fonds, il est peu probable qu'un tel cirque se reproduise à l'avenir — même si l'avenir est déjà hypothéqué jusqu'en 2006. Car par ailleurs, le tableau est plus sombre. Symbole du retour de bâton, les télévisions européennes ne peuvent plus masquer la chute constante des audiences de la Ligue des champions dans tous les pays du 5 majeur européen, ni le poids sur leurs budgets de leurs dépenses pour acquérir les droits des compétitions nationales.
En France, les difficultés respectives de CanalSatellite et TPS augurent d'un rapprochement déjà maintes fois évoqués. Un monopole sur le foot payant changerait complètement la fixation des prix. Face à un seul interlocuteur, la Ligue aura bien du mal à retrouver les niveaux d'antant. Au plan européen, l'UEFA se fait taper sur les doigts par la Commission européenne pour son système d'exclusivité des droits télé de la Ligue des champions pour un seul opérateur national. Et en Angleterre, les joueurs menacent de faire grève s'ils n'obtiennent pas une part plus importante du gâteau télévisuel…
Les ilusions du marketing
L'attrait des droits dérivés et des droits d'image reste très vif, car ils correspondent en effet à des réalités économiques. Aujourd'hui, de nombreux clubs perçoivent effectivement une importante part de leurs revenus au travers du merchandising et de la vente de licences. Mais les fantasmes masquent le fait qu'une petite minorité de clubs seulement pourra en profiter pleinement: la manne tombera bien du ciel mais elle tombera dans les gros paniers. Le problème est que certains clubs (dont on a quelques exemples en France) s'identifient à Manchester United ou au Bayern et croient s'inscrire dans le même modèle économique. Il est certain que ce secteur génère de nouvelles ressources financières, mais il ne faut pas croire qu'il va démultiplier les bénéfices d'un coup de baguette magique. Les catalogues de produits officiels ressemblent pour le moment plus à des musées de l'horreur qu'à de fabuleuses sources de profit.
On peut ajouter à ce tableau les illusions alimentées par la Net-économie. Après quelques déconvenues et le constat d'une rentabilité très aléatoire, les sites de joueurs se font à perte, ceux des clubs ne produisent aucun revenu et les sites d'information se font une concurrence acharnée pour tous se ressembler à l'arrivée, sans sortir d'une grande précarité. A l'échelle industrielle, des grands projets sont restés dans le flou et la confusion, comme du côté de Vivendi-Canal. Cela n'empêche pas les clubs de fantasmer sur les futurs droits de diffusion sur le web ou sur les contenus UMTS (voir aussi www.football-morneplaine.com, février 2001 et Droits devant, les autres derrière, octobre 2001).
La Coupe du monde de toutes les psychoses
La déflagration du 11 septembre fait aussi souffler son vent de panique sur le plus grand événement sportif du monde. Si l'édition 98 avait elle aussi été menacée (comme on l'a appris plus tard), seule une épidémie de légionellose avait grevé le bilan humain mais elle était plus en rapport avec les tours réfrigérantes qu'avec le terrorisme biochimique. Les budgets liés à la sécurité ont immédiatement été revus à la hausse, et les pays hôtes doivent se pencher sur des scénarios sans rapport avec les jolies chorégraphies anti-hooligans jouées devant les caméras. Il est vrai qu'on ne peut plus se représenter les choses de la même façon quand l'idée qu'un avion s'écrase sur un stade devient réaliste…
En bonne logique, Axa a annoncé la résiliation du contrat d'assurance couvrant les risques du Mondial. L'avantage d'être assureur (même celui du World Trade Center), c'est que vous allez récupérer grâce à la psychose les profits perdus dans ce qui a causé la psychose. La FIFA a toutefois annoncé qu'elle se retournait contre son ancien prestataire pour rupture abusive, et contracté avec un autre groupe.
Reste ce profond changement d'atmosphère et la perte de cette insouciance qui fait le charme du football de masse. Les pays organisateurs, déjà refroidis par les rivalités nippo-coréennes, sont de moins en moins enchantés de se retrouver avec un bébé à tête de monstre sur les bras. Et si un acte terroriste en juin prochain est tout de même improbable, la paranoïa sera certaine.
Vive la crise !
Bref, cette inquiétante conjoncture n'empêche pas notre lobby national-ultralibéral de tout tenter pour récupérer la propriété des droits télés, comme récemment en marchandant auprès de la Fédération une contribution plus importante. Comme d'habitude, tout le monde fait mine d'ignorer que la loi ne permet pas une telle solution. Il en va de même pour la cotation des clubs en bourse, autre mirage et obsession des amis d'Aulas. Pourtant, les bilans des expériences menées en Angleterre et en Italie sont très mitigés. L'actionnariat footballistique reste très infantile, les cours subissent des secousses et se trouvent pour la plupart en dessous de leur niveau d'introduction. Et d'année en année se succèdent les audits pas franchement euphoriques de l'économie du foot anglais, le modèle du foot-business, nettement plus fragile qu'il y paraît.
Alors, en imaginant l'explosion de la bulle financière et une grosse récession économique pour les industries du foot, qu'aurions-nous à craindre vraiment, nous autres? Le retrait de gros investisseurs de certains gros clubs? Le retour à une certaine équité sportive et à l'incertitude qui va avec? Des salaires de joueurs moins exorbitants de moitié? La Ligue des champions sur France 3? Le consommateur n'ayant pas grand chose à perdre, ce ne serait pas si dramatique. Et les stades ne se videraient pas forcément…