La tentation du taquet
When Saturday Comes – Quand un joueur beaucoup trop bon s'invite, nos petits matches entre copains deviennent tout à coup moins amicaux. Et l'envie de punir peut prendre le dessus sur toutes nos valeurs.
Extrait du numéro 333 de When Saturday Comes. Titre original : "Competitive Spirit". Traduction: Toto le zéro.
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Il vient juste de réussir le but du 5-2, et je le déteste. Avec son maillot de Barcelone, comme si c'était une preuve de sa supériorité, Jack, notre souple et agile tourmenteur, est trop bon. Il est arrivé en septembre comme l'ami d'un ami. Deux autres des gars le connaissaient déjà et avaient entendu dire qu'il était "assez doué". Dans nos matches du jeudi soir, on ne fait pas vraiment dans les joueurs d'exception. Il y a les mecs plus âgés bien rusés, pas rapides mais intelligents, la vitesse affinée dans l'esprit par les années d'expérience. Il y a les jeunes d'une vingtaine d'années, qui pensent un peu plus à eux-mêmes et tentent de jolis gestes ou des expéditions de vingt mètres. Enfin, il y a les joueurs moyens, simplement contents de pouvoir se détendre après la corvée du travail.
Jack a tout changé. Depuis son arrivée, tout les autres ont subitement eu l'air du même niveau. Lorsqu'il est présent, ceux qui forment les équipes espèrent pouvoir choisir en premier. Je ressens chaque but qu'il marque comme une offense personnelle. Chacune de ses flamboyantes chevauchées finissant par faire trembler les filets est une insulte à ma mère. Que vient-il faire là? Il est beaucoup trop bon pour venir gâcher ses jeudis soirs à tourner en ridicule une bande de footeux visiblement amateurs.
Un mal qui fait du bien
Je ne me considère pas comme "ce genre de joueurs". J'ai toujours été enclin à serrer la main ou a m'excuser après une faute, à calmer les coéquipiers lorsque les esprits s'échauffent. Mais comme tout ceux qui ont joué au football et prennent le jeu au sérieux, une part de moi déteste l'humiliation. Et Jack, avec son maillot bleu et grenat, la déconcertante facilité avec laquelle il défie quatre joueurs et marque sans jamais craindre de perdre le ballon, est le type de personne qui répand l'humiliation avec désinvolture. Pourquoi s'en priver, d'ailleurs, avec un talent comme le sien? Nous rêvons tous de dribbler cinq joueurs pour finir par marquer d'une lucarne.
Chaque fois que je prends mon élan pour tacler Jack, j'y vais un peu plus fort que pour les autres. Neuf fois sur dix, il parvient à m'échapper, ayant pitié de ma pathétique tentative pour le stopper, lui, le roi de l'arène, dans sa quête des cages adverses. De temps en temps, je parviens à lui arracher le ballon, en emportant un bout de sa jambe au passage. Je fais une passe à un coéquipier avant de glisser à Jack, toujours au sol: "Ça va, vieux?"
Difficile de décrire le bien que cela me fait. C'est même parfois plus fort que de marquer un but. Un soir, Ian, l'un de nos défenseurs, un cinquantenaire de plus de quatre-vingt dix kilos, lui inflige une béquille en essayant de lui prendre le ballon. Jack se relève en boitillant et se plaint qu'aucun coup franc n'ait été donné. Il n'a plus fait grand chose durant le reste du match, et notre équipe l'a emporté. Ce soir-là, je suis rentré en voiture à la maison, un sourire accroché aux lèvres.
Tacle de consolation
Depuis que je joue contre Jack, j'ai remarqué une certaine hypocrisie dans le milieu du football. Nous sommes tous prompts à condamner les tacles violents et les joueurs frustrés qui donnent des coups, ou encore à descendre les entraîneurs qui prétendent que leur pitbull, qui vient juste de blesser gravement un adversaire, n'est pas "ce genre de joueurs". Mais lorsque quelqu'un est manifestement, indéniablement meilleur que vous, et qu'il fait passer de manière quasi-rituelle toute votre équipe pour des arriérés poursuivant des poulets, difficile de faire la part des choses en pleine bataille.
Tout ce qui peut faire de soi une personne honorable s'amenuise au fil des Johan Cruyff qui vous étourdissent ainsi que des petits ponts qui vous laissent sur les fesses. Certains matches du jeudi soir où nous étions menés de cinq buts à cinq minutes de la fin, je cherchais non pas à marquer un but de consolation, mais à pourchasser Jack pour pouvoir le tacler une dernière fois en guise de châtiment. Si je le rattrape, même avec les mollets et feu et des crampes au bout de 80 minutes, ce sera toujours mon tacle le plus dur de tout le match et le souvenir le plus satisfaisant que j'emporterai chez moi.
La raison en est que, parfois, pour ceux d'entre nous qui ne sont pas assez doués pour éblouir une rencontre de notre talent, nous voulons simplement qu'un grand joueur nous remarque. Nous avons besoin que notre existence soit reconnue dans cet instant, durant ce match, et de savoir que nous ne serons pas condamnés aux rôles de figurants par un quelconque parvenu aux pieds magiques. Parfois, le seul moyen pour nous d'y parvenir est le physique. Nous ne deviendrons pas tous Maradona. Il faudra souvent se contenter d'être Goikoetxea, le boucher.
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