La politique du moindre mal
Interview, débriefing - L'entretien avec Cyril Linette a confirmé des différences d'appréciation profondes sur le traitement par Canal+ du football en général et de l'arbitrage en particulier.
Auteur : Jérôme Latta
le 26 Oct 2010
La démarche du patron des sports de Canal+ consistant à nous recevoir est d'abord à souligner, dans la mesure où elle se démarque de la posture générale des grands médias que nous critiquons, consistant à nous ignorer (c'est de bonne guerre, et nous ne recherchons de toute façon pas cette forme de reconnaissance). Cette volonté est très honorable, et elle marque une certaine continuité de la part de Cyril Linette puisqu'il s'agissait de notre deuxième rencontre avec le directeur des sports – deux ou trois échanges de mails ayant même jalonné l'intervalle.
Si ce n'est un parti pris, qu'est-ce donc?
Ces bonnes dispositions n'ont pas empêché le dialogue de s'ancrer dans des désaccords de fond sur les deux constats qui avaient motivé notre lettre ouverte. Pour notre interlocuteur, la part des retransmissions et des émissions consacrée aux questions d'arbitrage a diminué sur ses antennes depuis sa prise de fonction, il y a trois ans. Son principal argument est le retrait du consultant arbitre (Gilles-Veissière) du match de 21 heures et du Canal Football Club, retrait qui aurait "mécaniquement" diminué le poids de ces polémiques.

"Bon, je viens de tout revoir, et il y a bien hors-jeu à la 27e minute de Nice-Nancy. Y a pas main volontaire à la 73e minute d'Auxerre-Toulouse. Et il faut revenir sur la touche de Bordeaux-Lille à la 6e minute. Sinon, tout roule, les autres matches peuvent reprendre."
De notre point de vue, cette mesure dont il faut effectivement reconnaître la portée, ainsi que celle d'autres efforts mentionnés par notre hôte, ne peut avoir que des effets marginaux et s'avérer incapable d'enrayer l'emballement général ni de rétrograder les polémiques arbitrales dans la hiérarchie de l'information. On ne trouve aucune consolation dans l'idée que des "maladresses" et de simples "mauvaises habitudes" seraient les seules excuses d'une vision du football appauvrie, le réduisant à ses polémiques les plus dérisoires, menant le procès obsessionnel d'un bouc émissaire unique. Au cours de cet échange, nous avons eu le sentiment que le dénigrement médiatique des arbitres et le réarbitrage télévisuel étaient devenus parfaitement normaux, jusqu'à ne plus être conscients chez ses animateurs. Du moins si l'on en croit Cyril Linette quand il jure que cet état de fait ne résulte pas d'un parti pris éditorial – et donne incidemment l'impression de ne pouvoir agir sur la propension de ses ouailles à "pinailler" (selon son terme, qui rend bien mal compte de la violence et de la permanence des attaques contre les arbitres).
La qualité Ménès
L'autre point de divergence majeur concerne notre sentiment que le jeu est de plus en plus réduit à la portion congrue, écrasé par les débats en plateau, les sujets magazines, les à-côtés... En dehors de la restauration de Jour de Foot, effectivement salutaire, Cyril Linette revendique des améliorations dont on veut bien croire qu'elles nous ont échappées, mais qui pèsent peu, selon nous, face à la création du Canal Football Club. Celle-ci a abaissé les standards de qualité de Canal+ en prenant la voie d'une émission de divertissement avec invités, chroniqueurs vedettes et polémiques faciles, dans laquelle le football ne semble plus qu'une toile de fond (nous reviendrons plus précisément, demain, sur le contenu footballistique des émissions et leur traitement du jeu).

"Regarde, je fais ça, et je te parie qu'aux Cahiers du foot, ils font une blague comme quoi je retourne ma veste. Alors que je vérifie juste si on m'a pas chouravé mon larfeuille."
Le désaccord confine à l'incompréhension, mais s'explique mieux, lorsque Pierre Ménès est présenté comme un gage d'impertinence... Le journaliste vedette n'a de cesse de vanter son propre franc-parler, ou de se mettre en scène comme un "méchant". Mais en enfonçant les portes ouvertes, en tirant sur les ambulances, en usant des arguments les plus expéditifs, en défendant si grossièrement ses amis personnels, son impertinence est de portée très limitée, lui-même ne pouvant prétendre assimiler sa "liberté de ton" à une véritable capacité critique – ne serait qu'en raison du fait que c'est justement ce système qui a consacré son style. Réduire la domination de Pierre Ménès sur le Canal Football Club, comme assure l'avoir fait notre interlocuteur cette saison, n'est qu'un moindre mal, pas une amélioration.
Cyril Linette estime avoir tourné le dos à l'état de passivité qui caractérisait effectivement sa chaîne il y a quelques années, mais il l'a donc fait en adaptant le modèle du talk-show déblatératif et en embauchant le plus emblématique représentant de ce journalisme de divertissement... Même en admettant que la chaîne aborde des sujets de façon moins consensuelle, et en ayant pleinement conscience des contraintes de forme et d'audience, comment croire que des efforts plus tangibles de créativité, d'impertinence et de compréhension du football n'étaient pas envisageables?

Lettre ouverte à Cyril Linette
Interview (1) : « Nous avons réussi à réduire la place des polémiques sur l'arbitrage »
Interview (2) : « Canal Football Club est une émission intelligente »