Juste une question
En appelant implicitement à bouter le Turc hors de l'Europe du foot, la "Question du jour" de L'Équipe a en fait provoqué un déboulé d'Ottomans sur son site. À sondage idiot, résultats stupides?
Auteur : Sylvain Zorzin
le 21 Nov 2005
C’est un article de quelques centimètres carrés. Il a un petit côté annonce pour marabout dans un journal gratuit, avec sa syntaxe approximative et son isolement dans un coin. Il a même perdu ses couleurs habituelles, qui, d’habitude, attirent tellement l’œil. Seule modification notable : il occupe un espace légèrement plus grand que celui qui lui est quotidiennement réservée, malgré un texte dix fois plus long.
Turcs de tête
Dans L'Équipe du samedi 19 novembre, la réponse à "la question d’hier", posée la veille sur le site Internet du journal, ne se résumait pas, en effet, à la sempiternelle et basique séparation entre partisans du oui et du non. Pas de X% à une question aussi neutre que "Le PSG peut-il vivre indéfiniment au-dessus de ses moyens?" (plus tôt dans la semaine) ou sur la composition de l’équipe de France. La veille en effet, le site avait décidé de solliciter ses internautes sur ce sujet : "La Turquie doit-elle être exclue des éliminatoires de la Coupe du monde 2010?" – suite aux violences que l’on sait.
Dans les quelques centimètres carrés en bas de la page 2, pas de pourcentages donc, mais ce texte : "C’était le choix que dictait l’actualité : les débordements qui avaient suivi le match de barrages au Mondial 2006 entre la Turquie et la Suisse, mercredi soir à Istanbul. Hier, peu après 11 heures, vous étiez déjà plus de vingt mille à vous être prononcé et le score, excellent, traçait une nette tendance en faveur du oui : 88%. Puis se produisit un total autant qu’imprévisible renversement. A 16 heures, la barre des cent mille avait été pulvérisée (…) et la tendance radicalement inversée : 70 % en faveur du non. Entre-temps, les médias turcs ont porté les faits à la connaissance de leur public et dès lors, de Turquie mais aussi des Etats-Unis et d’ailleurs, une vague massive d’internautes s’est mise à voter sur www.lequipe.fr. Ainsi va parfois Internet, interactif et sans frontières (…)". Le bilan final est de 66% en faveur du non – les morceaux coupés étant simplement les phrases d’extase sur les records d’affluence battus.
L'insoutenable légèreté du sondage
Ce n’est pas tant ce "renversement" – que moi, perso, j’avais vécu de visu, carrément, même que c’était la première fois dans ma vie d’internaute que j’en vivais un tel, sur ce site, entre mon clic du matin et celui du soir – qui est remarquable. Les informations données sont sans doute vraies, il existe assez de programmes informatiques pour déterminer l’origine des votes. La mobilisation de milliers de Turcs, vivant dans leur pays ou à l’étranger, est plus que probable.
Ce qui est fascinant, c’est la légèreté avec laquelle est donnée cette information. Son côté mi-anecdotique, mi-obligé, à savoir de donner le résultat d’un sondage auquel quelques milliers de lecteurs jettent quand même chaque jour un œil. Pour peu que l’on soit lecteur régulier du "magazine" gratuit Sport, on dirait un publireportage de plus pour la sphère Internet. Ce monde "interactif et sans frontières" qui fait que même en dehors de France on surfe sur un site français, même que le score est "excellent", ah la la ! On leur fait la nique à Coca-Cola, nous L'Équipe, on transcende la géographie avec juste quelques journalistes et des publicités pour Auchan.
Surtout, la façon dont le quotidien sportif tente de persuader ses lecteurs que ce "succès populaire" n’est qu’une preuve supplémentaire que la démocratie Internet c’est la révolution du futur en marche, frise le génie. L'Équipe a beau être un poids lourd de la presse française, on ne s’attendait pas à ce qu’elle se comporte avec cette grâce d’éléphant dans un magasin de protège-tibias Djibril Cissé. Qu’on évacue le ton Walt Disney et qu’on relise l’article entre les lignes : on n’était pas loin de l’incident diplomatique !
Car comment peut-on décemment penser qu’un sondage comme "La Turquie doit-elle être exclue des éliminatoires de la coupe du monde 2010?" soit du même niveau, partage la même insignifiance fade que les questions posées chaque jour sur le site? Comment peut-on penser que les internautes se fonderont sur les rapports d’arbitres et leur conception de l’éthique sportive, et seulement sur ceux-ci, pour forger leur opinion?
Orgasme statistique
Il est bien beau de souligner la mobilisation des médias turcs. Mais pourquoi alors ne pas envisager celle, tout aussi évidente, des militants contre l’entrée de la Turquie dans l’Europe, qui, grâce à un efficace bouche-à-oreille, auront vu dans ce sondage l’occasion de défendre leur cause – et ce ne sont pas les plus modérés qui auront cliqué deux cents ou trois cents fois pour exprimer leur "refus du Turc"? Car, en effet, – et l’article publié ne le précise pas – sur le site de L'Équipe il est possible de voter un nombre incalculable de fois, ce qui atténue l’orgasme statistique des rédacteurs de l’article évoqué.
Évidemment, il n’est pas question ici de se prononcer en faveur ou contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne. D’ailleurs, le lectorat des Cahiers doit être aussi partagé que celui du quotidien ou que, tout simplement, la population française. Mais se cacher derrière un vernis sportif – ce "choix que dictait l’actualité" ! – pour soulever un débat qui a tellement de répercussions politiques, est purement et simplement une décision irresponsable. On n’a rarement vu une telle analogie avec la quête de l’audimat dans l’audiovisuel, cette logique qu’ont installée TF1 et M6 dans la surenchère de programmes démagogiques.
Le score, "excellent", relevé vers onze heures (donc après les pics matinaux, entre deux tartines ou avant de commencer le travail de bureau) était quand même de 88% en faveur de l’exclusion de la Turquie des éliminatoires de la Coupe du monde 2010, ce, alors que les enquêtes commencent à peine sur les violences autour de ce match. 88% ! Même au PS et à L'UMP ils n’osent plus afficher de tels résultats. C’est un résultat trop écrasant pour ne pas y lire le souhait hallucinant de rejeter la Turquie, hors de L'UEFA et de l’Europe, des deux, forcément. Trop énorme pour juste y voir l’avis de quelques personnes sur un banal enjeu sportif.
Cette question posée par le site, ce n’est pas une question anodine qui a démontré le côté merveilleux d’un monde sans frontières. C’est tout le contraire. En voulant s’offrir une consultation massive, le site sportif a invité les préjugés, les a priori, des choses qui n’ont rien à voir avec le sport – mais sans organiser, évidemment, le moindre débat. Il a sorti du stade les luttes symboliques entre deux adversaires pour rappeler que les vrais affrontements se déroulent sur d’autres terrains : ceux qui ont infecté la rencontre entre la Turquie et la Suisse (mais aussi les controverses qui en ont résulté) auraient dû pourtant inciter à un semblant de réflexion. Oui ou non ?