Les Football Leaks, Bosman et la folle mondialisation du football
Opportunités de régulations et de réformes, les révélations qui tombent chaque jour peuvent mettre un terme brutal à la folle économie du foot. À condition de le vouloir...
Depuis deux semaines, les Football Leaks battent leur plein à un rythme quotidien de révélations plus scandaleuses les unes que les autres sur la face cachée du football. Nous avions décortiqué au début de cette année les accords de tierce propriété signés par Doyen Sport révélés lors de la première apparition, certes beaucoup moins spectaculaire, des Football Leaks. Proposons ici quelques pistes de réflexions sur la portée plus large de ces révélations.
Football Leaks et la folle mondialisation du football
Les Football Leaks relèvent d’une problématique qui va bien au-delà du football: l’emballement d’une mondialisation débridée et les énormes difficultés rencontrées par les États pour la réguler. La folle financiarisation du football est principalement due au boom des droits télévisés, couplé à un marché mondialisé des transferts qui convertit les contrats de travail des joueurs en actifs hautement spéculatifs et attire des intermédiaires peu scrupuleux, prêts à toutes les manigances pour en tirer le plus grand profit.
En cela, elle ne se distingue pas (ou peu), et s’inspire beaucoup de la finance transnationalisée ou du jeu de chaises fiscales musicales joué par des multinationales en quête de l’"optimisation" parfaite. Pas plus que ces dernières, ce marché sans frontière du football ne peut être aisément contrôlé par des États-nations qui subissent un chantage à la compétitivité redoutable (il faut par exemple sans cesse Accroître la compétitivité des clubs de football professionnel français). Les abus caricaturaux révélés par les Football Leaks ne constituent à ce titre que la face immergée d’un système opaque qui noircit impitoyablement l’argent des généreux consommateurs de football.
La faute à Bosman et à l’Union européenne ?
Alors, à qui la faute? Certains vont s’empresser de blâmer l’Union européenne et ce satané arrêt Bosman, qui aurait détruit l’image d’Épinal d’un football préhistorique pur et désintéressé. La vérité est bien sûr plus complexe. L’onde de choc du sport moderne était largement en marche avant l’arrêt Bosman, principalement du fait de l’émergence d’un marché très lucratif lié aux droits télévisés (Bourdieu avait bien senti venir cette transformation économique dans le cadre des Jeux olympiques). Par ailleurs, et cela est rarement bien compris, l’arrêt Bosman visait certes à permettre aux joueurs européens d’exercer leur profession librement à travers le territoire de l’Union, mais aussi à remettre en cause le fonctionnement du marché des transferts – qui est la source principale des abus mis en lumière par les Football Leaks.
La Commission européenne tenta même à la suite de cet arrêt d’abolir intégralement les transferts (voir ici mon compte-rendu de cet épisode), mais elle se heurta au refus obstiné de la FIFA et des fédérations nationales, ardemment soutenues à l’époque par Schröder et Blair. Le droit de l’Union européenne est en fait particulièrement favorable à une régulation du football véritablement axée sur des objectifs non-économiques (voir ma thèse pour les courageux qui voudraient aller plus loin). Cependant, cette régulation ne saurait se faire au préjudice de la liberté fondamentale de circulation des joueurs et, au contraire, d’autres mécanismes régulateurs doivent (et peuvent) être envisagés.
Et la FIFA dans tout ça ?
Alors que faire? Face à la multiplication de scandales pointant du doigt une mondialisation économique, fiscale, financière et sportive débridée et injuste, deux réactions prédominent: la fatalité et le repli. Nos élites politiques ont longtemps fait le choix de la fatalité, qui consiste à penser qu’une mondialisation dérégulée est plus ou moins inéluctable (le fameux TINA de Margaret Thatcher). Les peuples exaspérés, en témoignent récemment le Brexit ou l’élection de Donald Trump, peuvent, eux, être tentés par le repli national. Les abus dévoilés par les différents "Leaks" sont pourtant une opportunité politique à saisir afin de démontrer qu’il n’y a pas de fatalité et en particulier que l’Union européenne peut être une arme puissante pour contrer une mondialisation dérégulatrice.
La FIFA, par l’intermédiaire de son président, s’est lavée les mains de toute responsabilité quant aux révélations des Football Leaks. Elle ne se considère pas comme responsable de la régulation économique du football et renvoie la balle dans le camp des États. Toutefois, la mondialisation implique une nécessaire reconfiguration de la distinction public/privé. Les entreprises privées, et a fortiori les associations sportives internationales, qui profitent d’un monopole sur l’organisation de leur sport et en tirent des bénéfices économiques considérables, doivent être mobilisées pour réguler les activités transnationales qu’elles nourrissent. Il est temps que la FIFA investisse sérieusement dans la réglementation du marché des transferts, qu’elle recrute des enquêteurs spécialisés, et qu’elle impose des conditions de transparence strictes grâce à son système FIFA TMS. Telles sont aussi les conclusions d’un récent rapport sur la face cachée du football publié par l’université d’Harvard.
Agents, transferts et droits télé
Mais peut-on faire confiance à la FIFA pour nettoyer les écuries d’Augias mises à jour par les Football Leaks? Évidemment, non. Les États devront agir, et en particulier les États européens collectivement. Une part très importante de l’argent échangé sur le marché des transferts, l’est sur le territoire de l’Union européenne (et en particulier du Big 5: l’Angleterre, l’Italie, la France, l’Allemagne et l’Espagne). Une régulation stricte des transferts au sein de l’Union européenne aurait par conséquent un impact déterminant sur les pratiques opaques dénoncées par les Football Leaks. Il est ainsi venu le temps d’imposer une réglementation européenne de la profession d’agent (ou d’intermédiaire), de mettre en place des sanctions civiles et pénales dissuasives en cas de corruption ou de conflits d’intérêts liés à des transferts, et d’introduire des obligations de publication étendues pour les frais engagés par les clubs sur le marché des transferts.
Une autre piste de réforme, qui va se jouer elle aussi au niveau européen, concerne une remise à plat complète du système des transferts tel qu’il est imposé aujourd’hui par la FIFA. Le syndicat des joueurs de football, la FIFPro, a déposé en septembre 2015 une plainte auprès de la Commission, arguant de la non-conformité du système des transferts avec le droit de la concurrence. La Commission devrait, au vu des défaillances criantes du système actuel mises en exergue par les Football Leaks et de son incompatibilité avec les termes de l’accord signé en 2001 avec la FIFA, se saisir de la question et engager des négociations (potentiellement via le comité du dialogue social sectoriel pour le football professionnel) en vue de l’adoption d’une nouvelle réglementation.
Enfin, à un horizon plus lointain, certainement utopique pour le moment, il s’agirait aussi d’entamer une réflexion sur la dé-financiarisation du football. Cette bulle économique, source des nombreux maux pointés du doigt par les Football Leaks, repose sur une absurdité: la vente collective des droits télévisés. Cette vente en position de monopole absolu, qui remplaça une diffusion libre par des chaines publiques, est la source principale de l’inflation de l’économie du foot. Elle restreint l’accès des consommateurs et des passionnés au jeu, sans nécessairement améliorer leur expérience vécue. Il suffirait de "publiciser" ces droit télévisés (en prévoyant – au niveau européen voire mondial – que la couverture médiatique des compétitions sportives ne saurait faire l’objet d’une exploitation commerciale) pour mettre un terme brutal à la folle économie du foot. Réfléchissons-y…