Les entraîneurs français sont-ils nuls ?
Tandis que la corporation se ligue contre Marcelo Bielsa, minorité étrangère dans un championnat très franco-français, on se rend compte que ce dernier exporte bien peu de coaches. Un symptôme, et pas le moindre, de la crise du football français.
Ils sont très largement majoritaires dans l’Hexagone, également présents en nombre en Afrique et… c’est à peu près tout. Hormis Rudi Garcia à Rome (et bien sûr, depuis une éternité, Arsène Wenger à Arsenal), aucun entraîneur français ne brille en dehors de la Ligue 1 [1]. Comme ils occupent quasiment tous les postes dans notre cher championnat, il y en a forcément un qui se mettra en valeur ici en finissant parmi les premiers, sans que l’on puisse l’étalonner par rapport au reste du monde.
La situation en 2014 n’est pas forcément alarmante, mais elle interroge tout de même. Que valent vraiment ces techniciens qui n’ont quasiment jamais l’occasion de se mesurer à leurs homologues étrangers… hormis en coupe d’Europe, pour un résultat souvent mitigé. Les entraîneurs français sont-ils aussi mauvais qu’on pourrait le penser?
Pas de lumière
Pour être courtisé, il faut susciter le désir. Se faire remarquer, briller suffisamment pour, au moins, que quelqu’un se penche sur votre cas. Ce n’est malheureusement pas le cas des clubs français sur la scène européenne. Et comme la L1 n’est pas beaucoup suivie à l’étranger, il y a peu de chances de sortir de l’entre-soi. Tout intéressant qu’il puisse être, un coach tricolore peut échapper aux radars pendant un long moment. Le cercle est vicieux pour les joueurs – les clubs ne font rien d’extraordinaire en coupe d’Europe donc attirent moins, le niveau du championnat baisse et les résultats européens suivent –, mais aussi pour les techniciens. L’image de marque de la L1 dégradée, il faut sortir du lot pour avoir une chance.
C’était le cas de Rudi Garcia, qui a obtenu une chance à la Roma après de nombreuses années à bien faire jouer Le Mans et Lille – combinant le spectacle aux titres une fois dans le Nord. Là aussi, le bon parcours était surtout local et le scepticisme en Italie à l’annonce de sa vue confirme le regard négatif posé sur la Ligue 1 et ses entraîneurs. Garcia a certes eu l’opportunité malgré tout et a prouvé qu’il était capable d’assumer le poste, redorant ainsi l’image du coaching made in France. Mais cela n’a pas entraîné de mouvement. L’AS Rome est certes un grand club, mais pas un très grand, et la liste des derniers occupants du poste (Zeman, Luis Enrique, Ranieri pour les non-intérimaires) indique que la porte est plus facile à pousser qu’au Real ou à Manchester. Et il s’en est fallu de peu pour que celui qui était pourtant une référence ici – peut-être pas “le meilleur d’entre eux”, mais pas loin – obtienne le poste.
Pas de projet
Comme Philippe Montanier avant lui – les deux se connaissent très bien puisqu’ils ont joué ensemble et espéraient coacher à l’étranger depuis longtemps –, Garcia a une certaine idée du football. Lui confier les rênes, c’est ouvrir la porte à un projet de jeu. Cela peut effrayer certaines équipes majeures, à l’identité très marquée, mais c’est un gage de sûreté pour les autres, la preuve que le résultat obtenu est la conséquence du travail plus qu’une heureuse coïncidence. Ce passeport pour l’étranger, ils sont malheureusement peu à le détenir. Ce qui fait recette en Ligue 1, c’est la maximisation du résultat en fonction des moyens. C’est René Girard (lequel rêve pourtant d’Angleterre), qui peut transformer n’importe quelle équipe en bloc solide et l’amener dans le top 5, mais n’incarne pas grand-chose de plus. Le travail est fait, généralement plutôt bien, mais quasiment aucun entraîneur ne semble transcender la frilosité imposée par des projets sportifs à court terme.
Souvent moqué pour sa platitude, le Toulouse d’Alain Casanova est entré dans une autre logique. Un projet clairement énoncé, basé sur la construction au sol, qui rend le spectacle bien plus agréable. Et si cela aide à faire venir du monde au stade et devant sa télévision, c’est aussi comme ça que l’intéressé se constitue une carte de visite. Tant que les résultats ne suivent pas, il est évidemment compliqué de prétendre intéresser des présidents – ce n’est d’ailleurs généralement pas ce à quoi pensent les entraîneurs quand ils s’inscrivent dans cette logique. Mais un technicien n’aura jamais autant de propositions que quand il sera identifié de la manière la plus large possible. Zdenek Zeman a fait de la formation et du jeu offensif des spécialités, et a pu enchaîner les postes alors qu’il n’a que peu gagné. Paco Jemez, à la tête du Rayo Vallecano, permet à sa petite équipe d’être l’une des meilleures du continent dans les chiffres de possession. Cela l’a rapproché – entre autres – du banc de Barcelone cet été, alors que le bon classement de sa formation (huitième) aurait sinon été vite oublié.
Pas de variété
Pour intéresser un championnat étranger, les résultats intéressent moins que les méthodes, surtout quand on vient d’un pays mal vu tactiquement. Car, il faut le dire, les commentaires négatifs que l’on entend sur la L1 au bar ne sont pas bien différents quand on passe les frontières. Les médias ne s’y intéressent pas… et il est difficile de les blâmer à la vue des performances européennes et de la faible qualité de beaucoup d’affiches du dimanche soir. Au-delà du nombre de buts, c’est le nombre d’actions construites qui interpelle. Les lacunes individuelles sont forcément plus grandes qu’ailleurs, là où l'on peut recruter à coups de dizaines de millions. Et les entraîneurs français semblent tout faire pour les masquer, quitte à forcer leurs joueurs à ne pas exploiter leurs qualités. Dans le doute, on demande au milieu relayeur de ne pas trop monter pour éviter d’exposer les défenseurs.
Le choc avec d’autres approches est violent. Marcelo Bielsa, qui n’est pas le personnage le moins clivant du lot, en fait l’expérience depuis son arrivée. Il y a sa communication, évidemment. Mais il y a tout le reste: le sérieux demandé à l’entraînement, la mise à disposition de moyens techniques et technologiques pour exploiter au mieux le potentiel de son groupe, les ajustements tactiques en cours de match… De la rigueur la semaine et une certaine folie – contrôlée – le week-end. En exagérant un peu, on pourrait dire l’exact opposé pour beaucoup d’autres clubs. Même si l'on est enchanté par la fantaisie qui s'en dégage, les méthodes d’un Bielsa exigent une grande quantité de travail. Il est en effet beaucoup plus compliqué de créer des failles en coordonnant les mouvements offensifs que de faire coulisser un bloc attentiste.
Pas d’ouverture d’esprit
La question "sémiologique" est bien plus qu’un détail. Quand on entend un entraîneur français réclamer de la rigueur, on pense immédiatement solidité (compensation des montées des latéraux, bien jouer le hors-jeu, etc.). En oubliant que le football moderne ne laisse pas de place à l’approximation et que le totaalvoetbal de Rinus Michels était un système tout aussi rigoureux que le catenaccio d’Helenio Herrera. La seule question est celle du point d’emphase: Bielsa est dans une logique offensive, de prise en main de son destin. Ce n’est évidemment pas le cas de cette armée de réactifs qui peuple les divisions françaises, et c’est là qu’a lieu le choc culturel. Il ne s’agit pourtant pas de nationalité, mais de vision du football, et l'on imagine sans peine Rudi Garcia et Marcelo Bielsa discuter de longues heures autour d’un grand tableau blanc. Le suivisme se brise légèrement avec l’instauration de quelques défenses à trois, mais les organisations sont souvent simplistes, figées et conservatrices (on ne comparera pas le 4-4-2 nantais et celui que peut utiliser Dortmund).
Pour que la Ligue 1 sorte du trou qu’elle est en train de creuser, il ne faut pas nécessairement de l’argent, il faut avant tout des idées. Ou, plutôt, des volontés et une ouverture d’esprit. Si cela marche à l’échelle nationale, cela se remarquera ailleurs, et les entraîneurs français pourront renouer avec une bonne réputation. Ils ne sont pas nuls, mais ils ne font rien pour être bons, n’inspirent rien. Carlo Ancelotti, critiqué pour le jeu fourni, avait les résultats pour lui. Un palmarès long comme le bras et complètement hors d’atteinte pour les entraîneurs français. Marcelo Bielsa, lui, a la réputation. Et ceux qui reprochaient à l’Italien l’absence de flamboyance (pas forcément à tort) tombent cette fois sur l’Argentin avec l’argument du palmarès. On peut l’entendre. Mais qu’il soit aussi loué et courtisé est plus parlant que tout: si le but du football est de gagner, le classement n’est qu’une finalité provisoire. Les grands entraîneurs le savent et pensent bien au-delà. Que cela puisse interpeller vu de France prouve que l’on n’en voit pas souvent ici.
[1] On peut toutefois considérer que Didier Deschamps, qui a entraîné la Juventus, a un statut "international", et que Laurent Blanc entraîne actuellement un grand club étranger.