En sport comme ailleurs, on peut faire dire n'importe quoi aux sondages, surtout ce qu'on a envie qu'ils disent. Par exemple : les Français n'aiment plus leur football.
Le sondage est l'un des éléments clefs de la panoplie du parfait analyste, quel que soit son domaine de prédilection. C'est devenu aujourd'hui l'un des principaux indicateurs de tendance. La prolifération des "enquêtes d'opinion" est le symbole d'un certain recul de la réflexion au profit d'une simplification à outrance de la représentation des comportements des uns ou des idées des autres. Car dans la grande foire médiatique du prêt-à-penser, le sondage présente l'énorme avantage d'être particulièrement lisible et "ludique", et de donner une caution scientifique à toutes les théories.
Mercredi 19 février, l'Equipe présentaient les résultats d'une commande faite à BVA et à l'Institut Louis-Harris sur l'intérêt suscité par les diverses compétitions footballistiques du continent auprès des amateurs de ballon rond. Au menu: deux pleines pages en ouverture du quotidien, avec une accroche tapageuse en une pour "vendre" un scoop: le football ne fait plus recette en France.
Il ne s'agit pas tant ici de discuter du fond que de la forme: sur la méthode comme sur la présentation des résultats chiffrés, de sérieuses critiques peuvent être formulées.
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Chiffres manipulables
"Le foot en baisse", "Du foot ? Ouais, bof…". À la lecture des gros titres de l'Equipe, un doute nous assaille. Après la folie furieuse de 98, mais surtout après la douche coréenne du dernier mondial, le peuple de France serait-il revenu à plus de raison? Aurait-il délaissé cornes de brume et écharpes multicolores pour la lecture d'essais philosophiques et le retour au bon goût vestimentaire?
Pour Fabrice Jouhaud, qui a analysé avec attention les chiffres fournis par BVA et L'Institut Louis-Harris, la réponse est clairement positive:
"L'intérêt que suscite [la Ligue 1] est incontestablement en baisse" affirme-t-il en préambule de son étude. Point de conditionnel dans la sentence. Le sondage a parlé. Le sondage a dit. Le Français n'aime plus son championnat domestique.
Il faut dire que 39% des personnes interrogées ont jugé que la compétition est "plutôt moins intéressante" que par le passé. Ce qui est nettement supérieur aux 24% qui estiment qu'elle est au contraire "plutôt plus intéressante". Ou que les 34% qui pensent qu'elle est "aussi intéressante" que par le passé. D'ailleurs, dans le tableau récapitulatif, l'infographe du quotidien a grisé les 39% "majoritaires", ce qui prouve bien que le chiffre est accablant.
Trêve d'ironie. Si 39% des personnes interrogées estiment que la compétition est moins intéressante, c'est bien qu'il y a 61% de ce même panel qui juge que le championnat est au moins aussi intéressant qu'avant. Le désintérêt pour la compétition phare de l'hexagone est-il donc aussi massif et flagrant?
Un peu plus loin dans l'article, on lit, toujours sous la plume de Fabrice Jouhaud, que
"89% des sondés estiment que la L1 est moins intéressante "parce que les meilleurs joueurs s'en vont à l'étranger à la fin de chaque saison". Ici, on ne parle plus de manipulations maladroites des chiffres, mais tout simplement de raccourci hâtif. Si 89% des personnes interrogées ont bien évoqué ce motif comme justification principale à leur désamour, il s'agissait en fait de 89% des 39% d'amateurs de foot précédemment cités, à savoir ceux qui jugent le championnat moins intéressant que par le passé. Mais 89% de 39% ne représentent en fait que 35% du panel total de personnes interrogées (1).
Panels pas nets et questions cons
Le sondage c'est aussi une question de panel. Pour conclure au désintérêt des amateurs de football pour leur sport favori, BVA et Louis-Harris ont ainsi interrogé un "échantillon représentatif de la population française âgée de 15 ans et plus". Concernant l'intérêt pour le championnat de France, ce sont 613 hommes qui ont été questionnés. 613: moins de 1% de la contenance du Stade de France. Sans doute moins que le nombre d'abonnés à certains clubs de National. Quant aux 239 amateurs mécontents du niveau de notre élite (les fameux 39%), ils ont tout simplement eu droit à un tableau d'un quart de page pour expliquer les raisons de leur désaffection. Beaucoup d'honneur pour une poignée de grincheux, mais quelle représentativité au final?
Parmi les hommes interrogés (les femmes n'avaient pas droit de cité), on pourrait aussi légitimement se demander quelle est la part des supporters habitués des stades, des ultras, des ralliés à la cause footbalistique un soir de juillet 98 ou de simples clients passifs de spectacle télévisuel. Car l'amateur de ballon rond n'a rien d'un individu formaté, et les raisons du (prétendu) désenchantement pour son sport fétiche doivent être bien différentes selon qu'il s'agit d'un inconditionnel ou d'un amateur dilettante… Pourtant, impossible de disposer de ce genre d'informations: le sondage est trop souvent une machine à écraser les particularismes, à lisser les points de vue pour ne plus obtenir au final qu'une caricature de citoyen (ou de consommateur).
Ce flou statistique est entretenu à tous les niveaux: concernant le suivi des différentes compétitions européennes, on constate ainsi que 2.541 personnes ont été interrogées au sujet de la Coupe de la Ligue en 2001-2002 contre 478 l'année précédente. Quelle crédibilité donner à une comparaison qui prend pour base, d'une année sur l'autre, six fois plus de personnes que la saison précédente? Ce phénomène est loin d'être isolé, puisqu'il se reproduit pour quasiment toutes les compétitions, passant de 1.450 sondés à 5.050 pour la Coupe de l'UEFA par exemple.
Sans compter également qu'en suggérant certaines réponses, les sondeurs orientent les choix de leurs sondés autant qu'ils les restreignent. Quand les amateurs de foot sont interrogés sur les raisons de leur désintérêt pour le championnat de L1, dix propositions sont présentées, mais l'une d'entre elles est curieusement absente: l'irrégularité des grands clubs hexagonaux, due en partie à leur mauvaise gestion sportive et financière.
Que Marseille et le PSG — les clubs les plus soutenus dans l'hexagone — ne parviennent pas, depuis cinq ans, à enchaîner deux saisons satisfaisantes, apparaît pourtant comme l'une des justifications plausible (et consensuelle?) du déclin de la passion des amateurs de foot pour le championnat.
Le sondage : sujet à caution
Le sondage ne peut être étudié seul en tant que tel : il doit être un élément parmi d'autres dans l'argumentaire d'un analyste. Pour juger de l'intérêt des amateurs de foot pour les diverses compétitions organisées en Europe, des éléments comme l'évolution de la fréquentation des stades, de l'audience télévisée des retransmissions de matches, ou encore des ventes de journaux spécialisés apporteraient un intéressant complément d'information. Des comparaisons avec d'autres pays permettraient également d'éclairer nos lanternes: le désintérêt des français pour la Ligue des champions est-il dû à la mauvaise représentation de clubs nationaux dans cette compétition, comme le souligne l'Equipe, ou ce désamour doit-il plutôt être imputé aux changements de formules successifs? Seul un rapprochement avec des statistiques issues de nos voisins européens pourrait répondre à cette question.
Le sondage est une représentation assez peu fidèle de la réalité, ou tout du moins partielle, et la pertinence de son utilisation dépend grandement du travail d'analyse qui est réalisé en aval. Présenter une quinzaine de tableaux de statistiques en les commentant de façon superficielle, sans jamais relativiser ni mettre les résultats en perspective est une méthode assez douteuse et pour tout dire, journalistiquement hasardeuse. C'est d'autant plus douloureux que le mal est profond: des agences de presse aussi "sérieuses" que l'AFP ou Reuters ont repris ces informations dans leurs dépêches du jour sans apporter plus de précisions que ne le fait le quotidien sportif national.
À quand une inscription au fronton des sièges des principaux médias pour leur rappeler que "l'abus de sondage est dangereux pour le journalisme"?
(1) Pour ceux qui n'ont pas compris ce passage : relire deux fois le paragraphe, respirer bien fort, s'armer d'une machine à calculer, et prendre une aspirine. Ou alors nous faire confiance.