Strasbourg: suicide en direct
Que les résultats du club soient alarmants, il n'est pas question de le contester, le bilan comptable est assez explicite. Mais si la réception de Lille fut vraiment catastrophique, ni le match à Paris ni celui contre Monaco ne méritent pareille condamnation sur le plan du jeu (a fortiori contre les deux favoris déclarés du championnat). Alors comment ce qui n'est en fait qu'un départ raté parvient à dégénérer aussi rapidement et totalement, avec des conséquences aggravantes pour la suite?
Au premier rang des explications, nous avons récemment évoqué (voir notre article) l'attitude des dirigeants eux-mêmes, dont les ambitions et la politique provoquent un sentiment de dépossession et de frustration chez les supporters, et font sauter leurs derniers scrupules.
Mais l'attitude des médias à tous les niveaux est aussi extraordinairement complaisante, et contribue grandement à la fabrication du psychodrame. Il faut d'abord reconnaître que les hasards du calendrier n'ont parfois rien de providentiel. Le RCS, malgré deux rencontres à domicile, s'est ainsi retrouvé piégé par un mois d'août fatal. Dans un bilan final, ces trois matches éparpillés au cours de la saison n'auraient pas pris la même signification. Surtout, le mauvais départ des Monégasques apportait sur un plateau une situation de rêve pour les journalistes: un match de la mort en plein mois d'août, on n'avait pas vu ça depuis PSG-Bucarest. Quelle que serait l'issue du match, il y aurait une victime, et ce scénario a été rabâché à longueur de colonnes ou de reportage, accentuant la dramatisation excessive de sommet de la peur.
Mais la mayonnaise n'aurait pas pris si les supporters n'avaient pas été invités à battre les bleus en neige. Les premiers incidents dits "du parking" ont servi à allumer la mèche: ce type d'exactions (par ailleurs assez anciennes) est devenu depuis les antécédents marseillais une figure obligée de l'expression du supporter en colère, une sorte de rituel àaccomplir, d'autant plus efficace qu'il est toujours télévisé. Ils ont été filmés le week-end dernier, et repris un peu partout, l'accent étant parfois sur les insultes racistes à destination de Beye ou Luyindula. Tiens, c'était l'occasion de reparler de la xénophobie latente dans certaines tribunes de la Meinau (comme dans bien d'autres en France), et des tristes précédents de la saison passée. Mais les journalistes ont d'autres chats plus faciles à fouetter, et il est tellement simple de se contenter de filmer.
Les rédactions auraient pu s'en tenir à ce voyeurisme, mais c'était méconnaître la stupidité de nos confrères télévisuels, qui répéteront jusqu'à la fin de l'histoire les mêmes erreurs, souvent tragiques. Retransmis par TPS comme match décalé (ce choix illustre d'ailleurs le voyeurisme susmentionné), il a eu droit à un dispositif spécial de la part du réalisateur: Des caméras étaient en effet en place devant les grillages au seul but de filmer les supporters, énervés de préférence, et l'on a même vu, comble du crétinisme, des images prises de l'intérieur de la tribune! Ces images ridicules semblent de plus destinées à renforcer dans leur conviction ceux qui pensent que le football est bien une machine à fabriquer des abrutis: on y voit quelques énergumènes visiblement lobotomisés se ruer sur les grillages avec le visage déformé par la rage ou adresser des gestes obscènes et des insultes inarticulées. Peu importe si elles n'informent en rien sur la façon dont la tribune et le stade ont réagi à la défaite de leur équipe, elles font leur effet et remplissent le résumé du match (comme Canal+ qui ne s'en privera pas lors de Jour de foot). Peu importe aussi pour leurs auteurs qu'elles constituent une invitation explicite à venir faire le spectacle: au prochain match, ils seront dix fois plus nombreux à vouloir passer à la télé. Il ne faut pas s'étonner ensuite que des extrémistes ultra minoritaires parviennent à faire de leur tribune un territoire surmédiatisé qui va leur conférer une visibilité démesurée et leur faire une belle publicité.
Acculés, les dirigeants strasbourgeois se retrouvent donc avec la charge d'une situation irrationnelle et incontrôlable, incités à prendre des décisions prématurées qui risquent de diminuer les chances pour leur équipe de s'en sortir. Ils ont évidemment une large part de responsabilité dans l'établissement de ce climat psychologique lamentable, mais ils peuvent aussi admirer quel travail de destruction spectaculaire les médias peuvent accomplir en très peu de temps.
Plus inquiétant encore pour eux: certains supporters (éventuellement amnésiques) sont nostalgiques des dirigeants qu'ils conspuaient il y a quelques années... Peut-être préfèrent-ils finalement perdre avec un club sans grande ambition mais en lequel ils se reconnaissent plutôt qu'espérer gagner avec une des grosses machines du foot-business, incapable de prendre en compte les aspects humains et culturels d'un club...
Comme il reste 31 rencontres et que ce sport se nourrit de renversements de situation, le RCS pourra se refaire une santé et la presse saluera son retour après avoir tenté de précipiter sa chute. Tant qu'il a y du vent...