Manx Martin le 07/02/2018 à 14h49
« Les moments les plus rayonnants de mon existence de supporter sont liés au Fradi [diminutif de Ferencvaros] et à Albert. Florian Albert, le Flori, est le 9 incarné, descendu du ciel ; en 1968 il a été le footballeur de l’année en Europe, on le saluait bien bas, même au Brésil. Conformément aux clichés, j’allais aux matchs avec mon père, le goût du hot-dog, celui de la mauvaise et pourtant bonne moutarde, la puanteur de la bière amère sont des souvenirs présents aujourd’hui encore, comme c’est écrit dans Proust. Mais je garde surtout ce mouvement, qui m’avait fait lever, comme les dix-mille supporters du stade, sans savoir où cela allait conduire, si nous allions nous mettre debout, nous mettre sur la pointe des pieds, en allongeant le cou, la bouche entrouverte, et tout le gradin soupire ou simplement inspire l’air au même instant (mon Dieu, ça fait une éternité que nous n’avons pas entendu ce bruit magique, ce murmure doux et fort, ce déchaînement délicat, ce bruissement enthousiaste, objectif et intime des supporters). Et tout ça pour quelle raison ? Parce que le Flori a reçu un ballon à mi-terrain et, après avoir légèrement basculé le buste en avant, a levé ses mains, ses bras, surtout son bras gauche, telle une aile, nous pouvions supposer à juste titre qu’il allait se lancer, qu’il se mettrait à /slalomer/, n’ayant devant lui /que/ cinq défenseurs. Dans le cas de quatre, le but était certain, dans le cas de cinq, on ne savait pas, il fallait l’espérer. C’est l’espoir qui nous avait fait nous lever. Ça n’existe plus. Ce geste et cette /élévation/ ont disparu de l’univers. Montrez-moi quelqu’un qui ne continuerait pas à grignoter ses graines de tournesol quand les joueurs lambinent à mi-terrain ? »
Peter Esterhazy, /Voyage au bout des seize mètres/