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Un show techno où se noie le football

Football et télévision / 2 – Moins de plans larges, un jeu de plus en plus découpé: poursuivons l'analyse de "l'école française" des réalisateurs de football.

Auteur : Jacques Blociszewski le 21 Août 2012

 

Une réalisation française hors du jeu, une évolution vers toujours plus de plans et de ralentis, une forte individualisation, un recours envahissant aux technologies: voilà ce que nous avons commencé à décrire avec  "Les réalisateurs français hors jeu". Il est important maintenant de réfléchir un peu aux mots, et en particulier à la notion de technologie.

 

Technologie, pour le Petit Robert, peut avoir comme sens: 1) "Théorie générale et études spécifiques (outils, machines, procédés…) des techniques". 2) "Technique moderne et complexe. Les technologies de pointe (…) Les nouvelles technologies (de l’information et de la communication) (NTIC): réseaux informatiques, CD-ROM, Internet, téléphonie mobile…)". Mais d’un point de vue étymologique, le mot peut signifier également, et c’est capital: discours sur la technique. En effet, technologie vient du grec tekhnê (art, métier, moyen, science) et logos (parole, discours, raison). Il y a donc là place pour l’expansion d’une véritable "idéologie de la technique", aujourd’hui triomphante. Comme l’a brillamment montré Jacques Ellul, et contrairement à ce qu’on entend trop souvent dire, la technologie – dans le sens de "technique moderne et complexe" – n’est pas neutre. Elle a son propre fonctionnement (autonomie de la technique), elle produit des effets et son emploi exprime une certaine vision du monde. Son origine et ses usages ne sont donc jamais indifférents. La place prédominante que les réalisateurs de football accordent aux outils technologiques dans leur travail reflète leur conception du foot - ou plutôt, ici, leur absence de conception. Elle souligne aussi leur dépendance vis-à-vis de ces instruments.

 


Découpage du football : quelques jalons

Pour mieux comprendre où nous en sommes aujourd’hui, quelques données sur l'évolution du nombre de plans par match depuis 1960. [cliquez sur les images pour les agrandir]

 

 

 

 

Ce graphique inclut, à la fois des comptages intégraux (8) et des estimations-comptage sur une mi-temps multiplié par deux (16).
 

Les réalisateurs sont bien sûr différents et ont chacun leur style. Par son côté "montagnes russes", ce graphique apparaît paradoxal mais c’est aussi pour cela qu’il nous semble intéressant. Historiquement, l’augmentation du nombre de plans n’a en effet pas été linéaire. Après un début minimaliste pendant les années 60 (dans les 200-300 plans) est apparue très tôt l’envie de multiplier les angles de prises de vue: incroyable Leeds-Chelsea de 1970, avec 853 plans! Les Britanniques se sont largement calmés depuis, et les matches de Premier League étaient en 2011-12 autour de 570-600 plans.

 

En 1982, l’Allemagne-France de Séville comptait 938 plans, c’est-à-dire un match fort découpé. En 2001 François Lanaud était très haut avec un France-Portugal sur TF1: 1122 plans, soit pratiquement ce que fait Laurent Lachand aujourd’hui sur Canal… En même temps, on peut voir aujourd’hui des matches internationaux peu découpés, avec des réals comme Knut Fleischmann et John Watts (entre 590 et 640 plans). L’Euro 2012 a vu, lui, aussi bien des estimations à 632 plans (Watts) qu’à 908 (Amsellem).

 

 

 

La grande misère du plan large

Au cinéma le plan large contient "rue, place, groupe en pied". Un plan moyen montrera, lui, des personnes en pied (Source: site derives.tv). Au football, "le plan de base est celui au centre du terrain en plongée. Il équivaut aux meilleures places des tribunes. Il permet de capter toutes les actions où la balle est en jeu. Cependant, le plan de base ici ne couvre pas la totalité du terrain et donc ne reste pas fixe (…) Il permet de voir les joueurs, leurs déplacements ainsi qu’une évolution générale du jeu" (Romain Cipière, La réalisation sportive, Université de Provence, mémoire de maîtrise 2005-2006). Pour plus de clarté, nous parlerons dans ce qui suit non pas de plan de base mais de plan large. En France, le traitement infligé au plan large dans les retransmissions pose d’ailleurs la question de savoir s’il est encore véritablement un "plan de base"…

 

Une grande victime des évolutions de la réalisation, particulièrement en France, est le plan large. Tentons de décrire et comprendre la structure des matches vus par les réalisateurs français. Après le nombre de plans, donc, la durée. Celle des plans larges est un élément important d’évaluation de la vision du jeu collectif. Voici donc leur durée, chronométrée pendant une série de matches, "à la volée", et sur des actions de jeu qui se développent un minimum. En effet, pour que ces chiffres aient un sens, n’ont pas été prises en compte des actions immédiatement stoppées: par exemple des sorties répétées du ballon en touche qui entraînent très souvent, d’office, un plan rapproché sur le joueur qui remet en jeu [1].

 

 

 

 

Durée des plans larges sur OM-Lille 2012 vu par Laurent Lachand (Canal+): 6 secondes, 13, 5, 17, 3, 5, 8, 4, 2, 17: durée moyenne 8 secondes. Des tests ultérieurs ont donné entre 8 et 11. Comparaison avec Angleterre-Allemagne 1966: 27 secondes. Sur France-Brésil 1986: 26 secondes (vingt ans après Wembley, la durée du plan de base restait la même…). La durée moyenne des plans larges chez Lachand est donc de 9-10 secondes. Cet ordre de grandeur est sensiblement constant chez les "nouveaux réals" travaillant en France: 11 secondes chez Olivier Denis (France-Etats Unis et France-Belgique 2011), 9 pour son confrère de TF1 Jean-Charles Vankerkoven au cours de Lyon-Real Madrid 2011 de Ligue des champions. Et ce n’est pas nouveau: quelques réals plus anciens n’y vont pas non plus de main morte, Fred Godard surtout, autour de 8. François Lanaud était lui à 14 secondes pendant le Mondial 2010. Il était entre 13 et 23 secondes sur l’Euro 2012.

 

Les autres principaux réalisateurs en activité dans les années 2000, Jaud et Bideaux (Canal+) étaient respectivement à 13 et 14. Sur Canal+ en 2012, Amsellem est à 15 secondes (sur PSG - Montpellier comme sur Rennes - OM). Il était à 17 sur Allemagne-Angleterre du Mondial 2010. Sur l’Euro 2012, il était tombé à 13 secondes pendant Pologne-République Tchèque, avec une regrettable invasion de plans de joueurs vus seuls balle au pied venant casser les plans larges (tendance malheureusement caractéristique des nouvelles réalisations françaises). Les plans larges d'Amsellem sont encore un peu moins courts que ceux de Denis, Lachand et Godard. Mais pour longtemps?

 

La durée des plans larges, en France, est donc de plus en plus réduite. À quand des moyennes de trois secondes? On en arrive aux flashes… L’usage actuel des techniques audiovisuelles entraîne un montage des matches de plus en plus rapide, au service d’images et de formats inspirés des clips, de la pub, de la pratique du zapping. Mais tout le monde ne réalise pas comme les Français. Ainsi en Espagne et en Angleterre: pour Séville – Real Madrid (décembre 2011) notre test - express donnait: 4 secondes, 27, 13, 6, 1 minute 23, 24, 40, 27, 5, 1 minute 30. Durée moyenne des plans larges: 32 secondes. En Angleterre, sur Manchester City - Arsenal (décembre 2011): 26 secondes.

 

Entre des durées de 8-12 secondes et de 26-32, il y a un monde: celui du respect du jeu collectif, de la respiration et du déploiement des mouvements d’ensemble. Ainsi, il n’est pas rare en Espagne qu’une phase de jeu soit montrée en plan large du début à la fin (incluant la contre-attaque puis une nouvelle attaque…) ce qui peut aller jusqu’à plus de deux minutes! C’est d’ailleurs aussi possible en Angleterre et en Allemagne. Mais c’est quasiment impensable en France.

 

En Allemagne et en Italie, les tests effectués montrent des durées moyennes des plans larges entre 13 et 36 secondes. En Allemagne (Mondial féminin, juin-juillet 2011) Suède-USA: 13 secondes, Angleterre-Japon 18. Allemagne-France (hommes), février 2012 à Brême: 36 secondes. Finale de la Coupe d’Allemagne, mai 2012, Dortmund-Bayern: 35. En Italie (fin 2011) Lazio-Udinese: 18 secondes; Milan AC-Sienne: 26. À l’Euro 2012, sur Espagne-France, Knut Fleischmann était à 26 secondes (rappel: autour de 17 pour Lanaud et 13 pour Amsellem sur ce même Euro!).

 

 


Canal+ lance le patchwork télévisuel

On voit donc qu’en France, les plans larges sont la grande victime du hachage des matches. Ils sont, en moyenne, quelque deux fois plus courts que dans les autres grands pays de foot européens que sont l’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie! Bien entendu, nos tests - express sont jusqu’à un certain point imprécis, mais la tendance, elle, est sûre.

 

En France, pendant les retransmissions des années disons 1965 à 1984, alternaient les plans larges et des plans moyens montrant un groupe de joueurs. Le contraste était donc faible. C’était en somme: "un peu plus près, un peu plus loin, un peu plus près… etc.". Les autres plans étaient rares; on voyait de temps en temps un joueur seul, en pied, un gardien allant chercher une balle derrière ses buts ou dégageant; puis, une poignée de ralentis s’installa dans les matches. Des touches "à l’envers" sévissaient déjà, avec cet homme vu de face envoyant la balle vers nulle part.

 

À partir de 1984, Canal+ s’est mis à sérieusement secouer cet arbre-là… Les types de plans se sont diversifiés, avec les innovations techniques et les caméras hi-tech : une vision plus proche du terrain, des joueurs filmés de très près, des duels de plus en plus nombreux, des images de plus en plus élaborées. La Coupe du monde 1998 a marqué une étape capitale, avec l’avènement du numérique et des machines de stockage des images qui ouvraient la porte à l’invasion par les ralentis. Le patchwork télévisuel se mettait en place, avec un grand écart constant entre le direct et le différé du ralenti, les vues aériennes, les plans larges, les duels en bord de touche et les gros plans. Les réalisateurs français déployaient leur savoir-faire en oubliant le terrain, pendant que le foot, lui, se noyait. L’œil du téléspectateur s’habituait, s’exerçait à s’y retrouver sous l’impact de ces images à foison, discontinues, sophistiquées et bigarrées. Les nouvelles caméras s’appelaient louma (placée au bout d’un bras articulé télescopique, télécommandé), paluches (caméras miniaturisées placées au pied des filets de but), steadycams (caméras portables à l’épaule), Spidercam (suspendue au-dessus du terrain et coulissant sur un câble), etc.

 

Dans ce nouveau paysage, le plan large chercha sa place tant bien que mal. Il est trop long en durée pour les réalisateurs français actuels et trop lointain pour une époque obsédée par la proximité. Les rôles sont maintenant pratiquement inversés. Le plan large n’est plus ce plan de base autour duquel venaient s’ajuster quelques fantaisies, il est devenu une sorte de mastic entre tous les autres plans. Bien sûr il ne disparaît pas: il faut tout de même que le téléspectateur puisse se situer un minimum dans l’espace; mais on voit bien que pour les réals français, le plan large n’est plus une valeur, il est un pis-aller, il est ringard. Et chaque fois qu’ils peuvent s’en évader, ils le font. Si le plan large ne couvre pas la totalité du terrain (seules les caméras Tactical et Spidercam, très haut placées, peuvent s’approcher de cette vision intégrale), il permet toutefois de saisir infiniment plus d’informations sur le jeu collectif que les autres plans pratiqués, qui sont de plus en plus serrés.

 

Se féliciter d’un nombre important de plans larges serait évidemment une erreur, puisqu’un chiffre élevé signifie, en réalité, que ces plans sont de plus en plus courts. Sur Lyon-OM 2011, Laurent Lachand a lancé 398 plans larges. Cela représente presque – seulement? – un tiers de l’ensemble de ses plans. Notre estimation concernant la durée des plans larges sur ce Lyon-OM est de 48 minutes 04. Ces 48 minutes correspondent à 51,1 % du match filmé en plans larges. La moyenne théorique de la durée de chacun de ces plans sur l’ensemble du match est de 7 secondes. Ce chiffre est un peu inférieur à celui que nous avons trouvé dans nos tests-express (soit 9-10 secondes). Nous avons en effet précisé que pour donner plus de sens à ces tests, nous n’avons pas retenu des actions immédiatement interrompues. On voit que si on intègre ces actions, la durée moyenne est – très logiquement – encore plus courte.

 

 


La France championne du hachage des matches

Concernant maintenant le nombre total de plans (tous plans confondus), voici deux comptages indiquant où on en était en 2011: L. Lachand sur Lyon-OM (Canal+): 1164 plans. O. Denis sur France-Belgique (TF1): 1082. Les réalisations de Jean-Jacques Amsellem sur Canal sont moins fragmentées que celles de Lachand ou que ne l’étaient celles de Bideaux; au cours de Rennes – Marseille 2012 il a fait 765 plans (et une estimation sur PSG-Brest 2011: 728). Au Mondial 2010, il était un peu au-dessus de ce qu’il pratique en France. Estimations: pendant Allemagne-Angleterre 892 et sur France-Afrique du Sud 906. En Ligue 1, Amsellem fait donc 400 plans de moins que Lachand! On sent la différence.

 

 

 

Pour l’Angleterre et l’Allemagne, sur nos comptages 2011-2012, nous avons relevé quelque 600 plans ou moins... Remercions Canal et Canal+ Sport de nous montrer autant de matches étrangers. C’est un vrai plaisir (ce n’est pas là notre seule source de documentation sur l’étranger, mais elle est précieuse). Merci aussi de nous permettre ainsi de comparer les réalisations, et ceci d’autant plus qu’en ce qui concerne le respect du jeu et la vision collective, la comparaison est clairement en défaveur du style Canal… Le nombre des plans et des ralentis est en effet beaucoup plus élevé en France que dans les autres pays européens mentionnés. Au total, on peut constater que les téléspectateurs français voient globalement le foot de façon deux fois plus fragmentée que leurs homologues d’Europe occidentale. On tirera de ceci les interprétations et conclusions que l’on souhaitera. Nous ne nous hasarderons pas ici à affirmer que ces caractéristiques sont et seront, durablement, une spécificité de l’esprit français… Mais le fait est là: comparés à ces autres grands pays de football, nous voyons les attaques et le jeu en morceaux beaucoup plus petits, avec l’impact considérable que cela a nécessairement sur notre perception du jeu collectif.

 

"L’école française" est devenue profondément allergique aux plans qui durent. Elle ne laisse pas le téléspectateur s’installer un minimum dans le jeu et dans le mouvement collectif qu’une équipe est en train de développer. Elle en casse systématiquement la vision. C’est plus fort qu’elle, il faut qu’elle bouge, qu’elle montre qu’elle est bien là! L’appel des nombreux boutons devant lesquels se trouve le réalisateur français semble pour lui irrésistible. Il est vrai, comme l’a dit le spécialiste du cinéma et passionné de football télévisé Charles Tesson, que l’art de la réalisation passe par la maîtrise du changement de plans. Mais à cette vitesse-là, l’œil peut-il suivre? Et si c’est le cas (aujourd’hui les images vont si vite que les jeunes, notamment, y sont habitués), alors y a t-il place non seulement pour des sensations mais pour une compréhension et une connaissance du jeu? Et surtout que voyons-nous désormais du match réel? Filmer à bout portant, changer constamment de plan, "commuter" ainsi à tout va, équivaut, qu’on le veuille ou non, à nous aveugler et à faire glisser la majeure partie des matches dans un hors-champ gigantesque.

 

Les joueurs sont filmés de plus en plus près, de trop près; les téléspectateurs ont toujours davantage les yeux rivés à la pelouse et perdent la vision d’ensemble du terrain. Certains réalisateurs de foot français se réfèrent volontiers au cinéma. Même si, au football, les plans larges permettent moins facilement l’identification des acteurs d’un match que c’est le cas dans un film, nos réals pourraient méditer sur ce qu’a écrit Samuel Douhaire à propos de Mizoguchi: "C’est le paradoxe des magnifiques plans larges des Sœurs de Gion: la caméra maintient ses distances avec les actrices, ce qui n’empêche ni l’émotion, ni l’empathie avec leurs personnages" (in La jeunesse de Mizoguchi, Télérama, 26 mars 2008).

 

 


Un ensemble hétérogène

Lachand a montré, sur son Lyon-OM 2011, 164 joueurs seuls balle au pied et 236 portraits en gros plan. Avec les 398 plans larges déjà mentionnés, ces chiffres donnent un pré-total de 798. Pour parvenir aux 1.100 plans et plus mis à l’antenne par ce réalisateur sur un match, il convient d’ajouter à cela: les vues sur le banc de touche (entraîneurs, remplaçants, interviews de joueurs par Laurent Paganelli), sur le public, les ralentis d’actions et ceux consacrés aux réactions de joueurs et entraîneurs. Et aussi des plans moyens et rapprochés (notamment sur des groupes de joueurs), les actions filmées de derrière les buts… Il sera intéressant de faire ultérieurement une analyse détaillée de ces quelque 350 "autres plans".

 

Pendant un match télévisé, les plans ont, bien sûr, des durées diverses. Celles-ci dépendent notamment de ce qui se passe sur le terrain (si le jeu s’arrête brusquement, cela a des effets immédiats sur les choix du réalisateur…) ou encore selon le type de plan utilisé: bien que de plus en plus brefs en France, les plans larges restent, de tous les plans, ceux qui durent le plus longtemps. Quand le réalisateur profite d’une courte pause dans la circulation du ballon (ex: la balle sort en touche) pour montrer des portraits de joueurs, ces gros plans peuvent être très courts et envoyés presque par rafales. F.-C.Bideaux en particulier avait beaucoup recours à ces séries très rapides. Aujourd’hui tous les réalisateurs pratiquent ces galeries de portraits, en insistant plus ou moins longuement sur les joueurs. Ces plans sont de plus en plus proches et bien installés dans les visages, voire même parfois dans les yeux. Outre une fonction d’identification, leur but est de nous faire partager le vécu des joueurs, leurs émotions.

 

Les "rentrées de touche" sont quant à elles la plupart du temps atrocement montrées, quand elles ne sont pas carrément occultées: que les joueurs qui font la touche soient filmés de face à hauteur de taille (!) ou de derrière par les steadycams, l’absence de toute vision des appels de balle est très courante... Les touches sont devenues un fourre-tout où les réalisateurs calent ralentis, gros plans, vues des tribunes, etc. Et le retour au jeu se fait souvent de façon catastrophique. Dans cet exercice de démantèlement du jeu collectif, Canal détient la palme: Bideaux jusqu’en 2010, aujourd’hui Lachand et Amsellem font de la chaîne cryptée la pire de toutes en matière de rentrées de touche (et pourtant, la concurrence est rude…)

 

Le match de football télévisé apparaît donc aujourd’hui, en France, comme un ensemble complexe et finalement hétérogène, d’où la vision du jeu collectif sort laminée. Il faut vraiment que les nombreux consultants de Canal tiennent à leur place pour ne jamais objecter à des pratiques aussi nuisibles au football que celles auxquelles ils assistent et participent, tellement contraires à un sport qu’ils sont pourtant censés bien connaître. Les anciens entraîneurs, notamment, doivent avoir les yeux qui brûlent devant une telle fragmentation, devant ce déferlement de ralentis et de gros plans. Leur expertise tourne à vide devant ce foot revisité par la télé et absurdement individualisé. Mais silence. Il est vrai que ces images viennent nourrir les interminables polémiques en tous genres dont les chaînes, radios et journaux garnissent leurs programmes et colonnes et qui, en matière de foot, sont devenues le morne moteur de leur (provisoire) réussite. Pour commentateurs et consultants, l’esprit critique n’est donc pas de mise. Normal?

 

 


Fragmentation et répétition du même

La fragmentation des matches "à la française" interpelle pour le moins. Sous couvert de diversifier les angles, de multiplier les prises de vue innovantes et les caméras toujours plus perfectionnées, elle a un double effet: elle fait éclater la continuité des rencontres et leur sens, elle génère de l’aveuglement. Alors que les plans larges nous donnent toujours la possibilité d’imaginer ce qui va se passer et de voir les choix de passe ouverts au joueur en possession du ballon, tous ces plans fermés sur eux-mêmes accroissent le hors-champ à l’infini et nous aveuglent.

 

Paradoxalement, avec l’actuelle surenchère techno, une nouvelle forme de routine s’installe. On voit bien que les réalisateurs ont leur schéma tout prêt, qu’à telle situation de jeu correspond presque automatiquement l’utilisation de telle caméra, de tel ralenti. Sous l’apparent foisonnement des formes et des plans naît, pour beaucoup de ceux qui aiment le foot, une insupportable uniformité, un sentiment d’éternelle répétition du même, un ennui géant. Les 33 plans d’A. Rami seul balle au pied pendant France-Belgique (réal: O. Denis) sont ici l’exemple caricatural, mais significatif, de cette mécanisation de la réalisation.

 

Le football (et le sport en général) est certes, en soi, répétition infinie de matches et donc potentielle monotonie. Mais s’il arrive encore par instants à nous émerveiller malgré les fléaux qui l’accablent aujourd’hui – dont une étouffante surexposition médiatique – c’est parce qu’à l’intérieur de cette répétition surgit toujours une forme de nouveauté, de fraîcheur, de surprise. À la télé, en France, tout devient maintenant prévisible, l’inattendu lui-même semble géré mécaniquement, dans un cadre rigide. Le réalisateur nous enferme dans sa vision à dominante technologique qui, du point de vue du football, est la plupart du temps non seulement inintéressante mais nuisible.

 

Nous avons décrit, au début de ce texte, l’augmentation considérable du nombre des plans depuis les premiers matches télévisés. Elle a accompagné et reflété les évolutions suivantes: individualisation à outrance du foot et de la société, gros plans sur les maillots et les marques jugés nécessaires dans une économie de marché (visibilité des sponsors et annonceurs), volonté de déployer au maximum la panoplie technologique mise à disposition du réalisateur (au service de l’image cool et moderne de la chaîne), souci "d’améliorer", de maquiller des matches plus ou moins mauvais… La question qu’on peut se poser ici est: le jeu collectif des équipes de clubs françaises et celui de l’équipe de France est-il si médiocre qu’il faille à ce point le rendre illisible?

 

Une fois énumérées toutes les pratiques contestables sur les différentes chaînes (lire notamment cet article des Cahiers du journalisme – PDF) que reste-t-il du foot sur leurs antennes? Un show technologique assez réussi sur le plan purement visuel, un festival de portraits et de gros plans sur des joueurs pas toujours désagréables à regarder: pour garder les audiences au niveau, il faut attirer le plus de publics divers, qui viennent voir du foot pour des raisons multiples. On assiste aussi à des mouvements au ralenti dont certains sont beaux. Toutefois, non seulement le match de football télévisé est devenu par bien des aspects un improbable patchwork, mais en plus, au milieu d’un montage dans l’ensemble extrêmement rapide, tout d’un coup il se fige. Avec les superloupes, les images se font alors de plus en plus lentes, de plus en plus trafiquées, comme une vieille bande-son qui miaule. Et pour voir quoi? Une jambe qui frôle un genou, des cheveux qui tombent dans les yeux d’un joueur hébété, un choc violent qui, par le truchement de la technologie, devient un entrechat. Les matches virent ainsi à une sorte de démonstration de patinage artistique au ralenti mâtinée d’enquête. Le but était-il valable, y avait-il faute, l’arbitre s’est-il encore trompé, l’assistant est-il un âne? Vous le saurez en regardant la prochaine journée de Ligue 1... Donner au téléspectateur le sentiment, totalement factice, qu’il peut arbitrer à la place de l’arbitre – et qu’il est virtuellement tout-puissant – est un des ressorts favoris des chaînes, tout en polluant les matches.

 

 


Messieurs les réalisateurs...

L’extrême fragmentation du style de réalisation français est-il une fatalité? Ne serait-il pas, après tout, simplement l’expression de l’âge du clip, du spot, du flash, bref du court! En réalité, nos statistiques montrent qu’en Europe de l’Ouest les réalisations françaises constituent une exception criante, et l’appellation "exception française" n’est, dans ce cas, pas un compliment.

 

L’absence de respect du jeu collectif et de la préparation de la passe -avec une occultation fréquente des appels de balle – est le défaut central des réalisations dans notre pays. Mais aussi, d’une façon générale (et ceci vaut pareillement, cette fois, pour des réalisations étrangères), la notion de contraste et de rupture de rythme y est gommée. Les productions actuelles bourrent l’espace et le temps des matches jusqu’à la gueule, suppriment tous les temps de respiration, débouchant ainsi sur l’uniformité et la lassitude. Dans un magnifique petit livre, L’intervalle perdu (Librairie des Méridiens, 1984), le sociologue italien Gillo Dorflès montrait comment et pourquoi notre époque souffre tant de la suppression de ces temps de pause. Accepter le silence, l’alternance de plein et de creux, savoir attendre, se laisser aller à la contemplation, voir son désir se ressourcer dans ces périodes de latence: tout cela représente un véritable art de vivre (difficile…) à l’ère de la permanence médiatique, de la disponibilité 24 heures sur 24, de la connexion immédiate, des comportements compulsifs qu’entraînent souvent les technologies de la "communication". Vivre dans un monde à deux vitesses est-il encore possible?

 

Le football moderne contient, dans le déroulement du jeu lui-même, cette alternance si riche. Celle-ci est au cœur des triomphes des grandes équipes du Brésil -notamment de 1970- et de l’Espagne d’aujourd’hui. C’est en conservant/confisquant la balle (l’Espagne actuelle est carrément diabolique de ce point de vue), en anesthésiant l’adversaire, puis en portant des accélérations foudroyantes que ces formations très techniques ont installé leur domination: elles sont maîtresses du temps et du rythme. La télé française ferait bien de s’inspirer de cette réalité du foot et de la restituer avec intelligence, plutôt de la nier et de vouloir soumettre le match à son propre tempo. Quand le découpage est trop intense (et à moins que le réalisateur comprenne admirablement le foot, ce qui ne court pas les rues) le rythme du match réel n’est plus perceptible. Ce sur quoi nous sommes alors branchés, c’est le rythme interne du réalisateur lui-même, ses pulsations, voire son agitation.

 

Il faut saluer les réalisateurs anglais et allemands pour avoir su au moins préserver la durée des plans larges et ne pas tomber dans le piège de la fragmentation à tout va. C’est d’autant plus remarquable que les Anglais ont connu une période d’excitation pro-techno très vive dès les années 1970 et qu’ils sont revenus ensuite à un style infiniment moins découpé. Leur parcours est significatif sur les matches qu’on retrouve dans notre graphique. Ils ont compris le danger du sur-découpage. Les Allemands, les Espagnols et à degré un peu moindre les Italiens sont dans le même cas. Sur certaines finales de Cup, par exemple, on sent chez les Anglais comme un respect absolu, presque sacré de la continuité du jeu et du plan large, qui règne en maître.

 

Il n’y a pas lieu d’idéaliser ces réalisations étrangères, elles ont aussi leurs défauts et nous en reparlerons. Toutefois, elles ont incontestablement le grand mérite de protéger encore le foot contre une déstructuration frénétique du jeu et des effets de mode visuels surfaits et nuisibles. On aimerait pouvoir en dire autant du style français… Messieurs les réalisateurs, quand en parle-t-on?

 

Football et télévision / 1 –"Les réalisateurs français hors jeu"
Football et télévision / 3 –"Une histoire accélérée du ralenti"

 


[1] Chaque fois nous avons chronométré 10 plans larges, additionné le tout puis divisé par 10 pour obtenir une moyenne. Pour chaque réalisateur nous avons fait au moins deux de ces tests-express, et jusqu’à quatre en cas de doute (résultats disparates). Là encore, donc, une totale exactitude n’est pas au rendez-vous, mais le deuxième test, voire le troisième et le quatrième, confirme généralement, à peu de choses près, le premier.

 


PRÉCISIONS MÉTHODOLOGIQUES
Quatre éléments nous apparaissent déterminants pour analyser les réalisations actuelles dans leur rapport avec le jeu et ce qui se passe sur le terrain:
- Le nombre total de plans. Un match qui compte 1.100 plans n’est pas perçu comme un autre qui n’en comporte que 600.
- Les ralentis diffusés: leur nombre, leur nature, la structure des séries – de deux, trois, quatre ralentis… –, le pourcentage des fautes par rapport au total des ralentis d’actions de jeu.
- La durée des plans larges, essentielle pour la perception des mouvements d’ensemble.
- La quantité de plans montrant un joueur en action seul balle au pied, et donc extrait de tout contexte collectif.
D’autres facteurs sont également importants et significatifs, tels la façon de montrer les rentrées de touches, l’utilisation du révélateur de hors-jeu et des loupes, la quantité et la durée d’actions de jeu ratées (images non-vues). Mais les quatre critères qui viennent d’être cités sont primordiaux et nous nous basons principalement sur ceux-là.

 

 

Réactions

  • Mangeur Vasqué le 22/08/2012 à 01h37
    Très intéressant article.

    Une petite précision sur ce Leeds-Chelsea de 1970 (29 avril) qui figure en bonne place dans tous les manuels d'histoire du foot anglais. Ça explique donc les hallucinants 853 plans caméras cités dans l'article.

    Y'a évidemment un tas de raisons à cette orgie de moyens, faut contextualiser le truc pour comprendre.

    Ce match du 29.04.1970 était extrêmement attendu, doux euphémisme. Pour les raisons suivantes :

    - replay de la finale de FA Cup 70 du 11.04, après un match aller du tonnerre (physique !) qui s’était fini 2-2, laissant augurer un match retour chaud chaud

    - Leeds avait été l’équipe phare des Sixties en championnat. Certes, ils finirent souvent 2è mais furent dominant dans une décennie très compétitive (8 champions différents)

    - Chelsea était un cran au dessous mais avait une reputation d’équipe spectaculaire, très physique mais avec du talent (Peter Osgood par ex).

    - Le contraste entre Leeds (équipe dure, du Nord, etc.) et Chelsea le Londonien (classieux, King’s Road, les Swinging Sixties, etc.) créa une


    - C’était la première fois depuis 1912 que la finale de FA se rejouait et la première fois depuis 1923 que la finale se jouait ailleurs qu'à Wembley (truc de canassons à Wembley il me semble)

    - Brian Clough, alors entraîneur de Derby County, était consultant TV et très apprécié des téléspectateurs pour son franc-parler et sa gouaille. On peut compter sur lui pour bien avoir fait monter la sauce

    Résultat des courses : ce Leeds-Chelsea est tout simplement le deuxième match le plus regardé de l’histoire du football anglais ! (28 millions de téléspectateurs).

    Ce Leeds–Chelsea est considéré comme la finale de FA Cup la plus sauvage (le Chelsea du fameux Ron "Chopper" Harris – Ron le cisailleur, 795 matchs à Chelsea ! – contre le Dirty Leeds de Don Revie avec les durs à cuire Johnny Giles et Norman "Bites your legs" Hunter (Norman "J’vais t’astiquer les guiboles" Hunter). On en avait eu un preview au match aller et on salivait à l'envie d'en voir plus.

    A l’époque, les cartons rouges venaient tout juste d’être introduits, la CdM 1970 fut leur premiere sortie internationale (merci Ken Aston, professeur, il eut cette idée… en étant arrêté à un feu rouge !), mais ils ne furent réellement généralisées en Football League qu’à partir de 1976 et l’arbitre ne sortit qu’un seul carton jaune lors de ce Chelsea-Leeds. Les arbitres se contentaient d’avertir verbalement les joueurs.

    Comme le précise le Wiki sur cette finale (et tous les bouquins de l’histoire du foot anglais), l’arbitre David Elleray revisionna ce match en 1997 et selon lui, avec les critères des Nineties, il aurait pu y avoir 6 cartons rouges et 20 jaunes !

    Le match aller n’avait pas été triste non plus, d’où l'extraordinaire intérêt pour le match retour.

    De plus, il n’y avait que 3 chaînes à l’époque (BBC 1 & 2 et ITV) et le public était sevré de matchs, d’où engouement exceptionnel et les moyens mis en place (aucun match live de championnat – ça ne démarra que fin 1983, que des matchs internationaux et finales de FA Cup).

    Anecdote marrante anti Man City. Le même soir que ce fameux Leeds-Chelsea se joua une autre finale, celle de la Coupe d’Europe des Vainqueurs de Coupe entre Manchester City et le Górnik Zabrze… Finale que la télé anglaise ne retransmit même pas, préférant de loin diffuser la FA Cup final Chelsea-Leeds !

    Peu de monde d’ailleurs n’en eut à faire de cette finale européenne, comme je le racontais ici :

    lien

    Elle se joua au Prater Stadium de Vienne devant 7 968 spectateurs…

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