Les affres de "l’humiliation"
L'emploi massif et très abusif du verbe humilier, à propos de gestes de football, est le propre d'une époque curieuse: elle aime enfoncer ceux qui ont pourtant déjà perdu.
Humiliation. Ce mot redoutable est à la mode. Pas une semaine sans qu’un nouvel humilié s’ajoute à la liste des vidéos disponibles en streaming mentionnant le terme: à en croire ceux qui titrent et / ou partagent ces vidéos (RMC en chef de file), qui dribble un défenseur à l’aide d’un geste technique audacieux a soi-disant humilié son adversaire. N’Tep se baissant pour marquer de la tête a vraisemblablement humilié Reims (ou les supporters rennais qui attendaient de l’engagement en finale plutôt que de l’esbroufe en fin de championnat, c’est selon). Ibrahimovic, après avoir humilié le championnat de France, a récemment humilié son partenaire Marquinhos à l’entrainement en lui mettant un petit pont… Les exemples ne manquent pas, et tous font un usage ridicule du concept.
Un mot déplacé
L’expression est tellement violente! Il n’est pourtant pas certain qu’un petit pont – dont on a certes toujours un peu honte sur le coup –, qu’une Panenka, une défaite 4-0, un dribble improbable, nous afflige à ce point, nous rabaisse, nous conduise à nous déprécier en violentant notre dignité.
Or c’est bien ce qu’affirment les liens qui s’accumulent sur les réseaux sociaux: quelqu’un a subi les foudres d’une star du ballon rond, il s’est fait prendre par sa feinte, au dépourvu ou de vitesse, et le voilà rien moins qu’ "humilié", c’est-à-dire en situation d’individu écrasé, contraint au silence, plié par le plus fort, l’orgueilleux, l’attaquant (oui, l’attaquant, car on ne lira jamais que le défenseur resté lucide face au passement de jambe de Ronaldo et qui lui a pris le ballon, l’a humilié) – et ce spectacle vaut la peine d’être vu, liké et partagé, non pas parce qu’il s’agirait d’être en empathie avec l’humilié, bien sûr que non, mais pour en rire, approuver et accentuer son désarroi.
De quoi le mot – le recours de plus en plus systématique au mot – est-il le symptôme? Du mépris toujours plus grand pour la défaite, la faiblesse, l’échec? D’une flatterie de cour qui fait la part toujours plus belle aux joueurs médiatiques qui battent les records, explosent les statistiques, prennent de haut les adversaires? À moins qu’il ne s’agisse que d’une innocente hyperbole? Mais pourquoi celle-là? Pourquoi l’hyperbole qui méprise celui qui a échoué au lieu d’encenser celui qui a brillé? Ou plutôt, pourquoi en est-on arrivé à mesurer la performance par l’ampleur des désastres qu’elle est censée avoir causé sur l’âme de l’honnête défenseur incapable, impuissant, dépassé?
Un peu de tenue
Au final, l’humilié n’est pas celui qu’on croit. Après avoir regardé n’importe laquelle de ces vidéos, par exemple celle du petit pont d’Ibrahimovic sur Marquinhos, ou celle-ci, tiens, qui date un peu, mais qui a le mérite de montrer qu’on ne dénonce pas seulement les youtubers anonymes, après avoir regardé n’importe quelle image de foot mentionnant ce terme, en fait, on sent bien que celui a été humilié, atteint dans son amour propre, c’est soi-même visionnant la vidéo.
Abusé par le titre racoleur, le voyeur est pris en flagrant délit de curiosité mal placée: il a voulu vérifier de quel affront il pouvait bien s’agir… Il réalise ensuite que l’individu ridicule n’est pas non plus celui qu’il pensait. Le ridicule n’est jamais le joueur (même si Zidane est tout de même joliment berné…), mais toujours le titreur, le community manager, le journaliste, parfois, qui sermonne et partage à la légère, comme si c’était drôle d’exhiber un être prétendu humilié.
Ce titreur finira (on le lui souhaite) par connaître le sort des supporters du PSG criant de prétendus humiliants "olé" dans les travées de Stamford Bridge avant d’être contraints à quelques minutes de la fin au profil bas, et d’apprendre la vertu supérieure d’humilité.