Marcelo Bielsa, énigme non résolue
Bibliothèque – Dans Marcelo Bielsa – El Loco Enigmatico, réédition mise à jour de son ouvrage El Loco Unchained sorti il y a trois ans, Thomas Goubin met en perspective la carrière du coach argentin avec ses récentes aventures en Ligue 1.
Énigmatique. Le titre du livre, modifié avec le passage en format poche et la mise à jour du récit, résume assez bien le sentiment de beaucoup d'observateurs à l'égard de Marcelo Bielsa, personnage singulier parfois difficile à cerner. Depuis quelques mois et ce court passage lillois, l'entraîneur argentin n'interroge pas que par ses résultats. Et si El Loco Enigmatico retrace plus de deux décennies de coaching, son intérêt réside aussi dans les contradictions qu'il soulève à la lueur du passé récent.
Le drôle de passage à Lille
Pourquoi un homme très érudit, aux valeurs bien ancrées à gauche, et dont la démission de la sélection chilienne a été provoquée par l'arrivée d'une personne aux idées opposées aux siennes à la tête de la Fédération, est-il allé à Lille? Le LOSC, son président aux amis et à l'histoire controversée, et surtout son montage financier improbable et opaque. Lequel, outre l'implication de sociétés domiciliées dans des paradis fiscaux, a nécessité un emprunt auprès du fonds vautour Elliott Management, qui a mené une guérilla juridique à l'Argentine pendant quinze ans pour empocher plus de deux milliards de dollars. Sacré paradoxe.
Pourquoi un entraîneur décrit par tous comme étant intransigeant, limite impitoyable, a-t-il laissé le groupe lillois dans une forme d'autogestion où certains écarts n'auraient pas été tolérés par des techniciens bien plus relax? Pourquoi ce supporter de Newell's, qui se sent d'énormes devoirs vis-à-vis du public, ne lui autorise pas l'accès aux entraînements, alors qu'il ne cherche pas à cacher ses compositions d'équipes?
Pourquoi ce croyant qui a toujours prôné un discours de vérité, quitte à se fâcher avec tout le monde, et affirmé ne jamais mentir par peur du châtiment divin, n'a pas toujours dit la vérité face aux médias, la courroie de transmission de son message, se contredisant sur sa relation avec Luis Campos en l'espace de quelques semaines? La réponse n'arrivera peut-être, sans doute, jamais. Mais ces quelques mois lillois ont ajouté une dose de mystère dans ce qui semblait alors être immuable, à défaut d'être facile à comprendre.
Énorme passionné
Car Marcelo Bielsa, personnalité complexe, ne peut être résumé en une seule anecdote. Et la force des miscellanées de l'ouvrage de Thomas Goubin, qui lui donnent un rythme forcément plus décousu qu'une œuvre traditionnelle, est de donner la parole à de nombreux témoins de diverses époques. Tous ou presque lui trouvent d'immenses qualités et sont reconnaissants d'avoir pu travailler avec lui ou sous ses ordres (Arturo Vidal étant la plus fameuse exception), mais parsèment leurs louanges d'histoires qui n'ont parfois ni queue ni tête.
Mises bout à bout, elles dressent le portrait d'un homme beaucoup trop passionné par le football pour que cela semble sain, qui utilise son engagement extrême comme modèle de travail pour ceux qui l'entourent et vit la défaite comme une torture alors qu'il s'intéresse à la manière avant le résultat. Un ascète (N'Zi) colérique, prisonnier de ses tourments.
Un coach qui dédie sa vie à un sport pour lequel il a établi des réponses définitives – sur les exercices d'entraînement dès les pupilles, systèmes de jeu, manières de centrer ou de récupérer le ballon… – alors que le facteur humain empêche toujours la retranscription d'être parfaite, voire même fidèle, aux idées de celui qui donne les consignes.
Travailleur acharné
Certains le disent génial, à commencer par ses anciens joueurs, et l'argument se défend. Mais, en tournant les pages, c'est plutôt une impression de labeur qui émerge. Comme si cet entraîneur, dont la majorité des succès sont pourtant arrivés en début de carrière, n'avait pas fait réussi grâce à un talent inné mais une envie inégalée. En bossant beaucoup plus que tout le monde, sans que cela ne semble particulièrement épanouissant pour l'intéressé.
Là où Johan Cruyff ne préparait pas de séances d'entraînement mais identifiait immédiatement des problèmes auquel il inventait une solution, comprenant les choses sans que cela lui ait demandé d'effort, Marcelo Bielsa s'appuie sur des années d'études approfondies du football et un travail de tous les instants. Après 50.000 matches vus, il est finalement assez logique qu'une expertise émerge, et compréhensible que les certitudes acquises soient difficiles à remettre en cause.
Méthode trop aride ?
"Avec Bielsa, tout dépend si l'autre partie a son niveau éthique ou non." La réciprocité, évoquée par son compatriote Jorge Valdano, ne s'applique pas que dans le rapport avec ses dirigeants. Et c'est peut-être elle qui, les années passant, peut de plus en plus poser problème. Si la nouvelle génération est parfois décrite comme étant irrespectueuse, avec la figure du footballeur-racaille, elle est surtout celle qui questionne. L'ordre établi, donc les anciens, mais aussi l'enseignement.
El Loco, dont le surnom semble de moins en moins usurpé à mesure qu'avance la lecture, peut-il modeler des joueurs en 2017 comme en 1990? Faire accepter le principe peu ludique de l'apprentissage par la répétition, qui a permis à beaucoup de bons éléments de devenir excellents, avec un CV et la promesse d'effets positifs pour seules garanties? Ou est-ce le joueur de Ligue 1 qui est moins passionné par son sport que celui d'Amérique du Sud? Énigme, là encore.
Thomas Goubin et ses témoins offrent de la matière à ceux qui voudront défendre Bielsa, dont les admirateurs sont aussi nombreux que prestigieux. Mais si ses compétences sont surtout remises en question par ceux qui ne pensent qu'en termes de résultat, on comprend que le technicien ait perdu du monde en route. Car si les diplômés réussissent, les cours dispensés dans la prépa du professeur Bielsa laissent peu de place pour les loisirs.
Thomas Goubin, Marcelo Bielsa – El Loco Enigmatico, Hugo Poche, 7,60 euros.