Liverpool-Dortmund : se souvenir des belles choses
Il y a des rencontres qu'on regarde sans a priori particulier et qui vous transportent. Cette victoire 4-3 de Liverpool, qui permit au club anglais d'aller en demi-finale de Ligue Europa, fut de celles-là.
La fin d’année est toujours l’occasion de céder aux banalités des bilans, des souvenirs, des vœux, et le football n’échappe pas à la règle. L'année 2016 ayant été chargée en événements, les occasions de flâner entre les bons souvenirs et les moments de consternation sont nombreuses. Pour moi, le sommet fut atteint au printemps.
Bouffée d'air frais
Quand on m’interroge sur mon souvenir de l’année, la première madeleine à sortir du fond de ma boîte est anglo-allemande. Liverpool-Dortmund, match monstrueux à côté duquel tout finit par sembler fade et désuet, ou bien artificiellement gonflé à la levure de l’argent. C’était un 14 avril et, en France, Nuit Debout et Notre-Dame-Des-Landes faisaient l'actualité tandis que la piteuse élimination parisienne en Ligue des champions et l’affaire Benzema continuaient de focaliser les attentions du bon peuple du foot. Les quarts de finale de la Ligue Europa susciteront, eux, une indifférence polie, faute de club français en piste. Quelques curieux se planteront tout de même devant la TNT pour suivre une rencontre s'annonçant certes plaisante, mais sans non plus être l’événement de l’année.
La magie du football allait alors frapper, ou plutôt foudroyer d’un puissant éclair la nuit du marasme dans lequel l’opinion publique le plonge parfois. Trop de fric, plus d’identité, médiatisation à outrance provoquant l’overdose, merchandising prioritaire sur tout, joueurs mercenaires, stades vidés des supporters pour y entasser des consommateurs, compétitions aseptisées et vidées de leurs substances émotionnelles… En moins de deux heures, si vous aviez pu oublier pourquoi vous aimiez ce sport, alors les grands manitous de l’au-delà qui gèrent les affaires du football vous rappelèrent à l’ordre, alignant d’un coup d’un seul les planètes de notre galaxie sensitive. Qu’ils soient remerciés des frissons et de ces 95 minutes d’un match dans lequel rien n’a manqué.
Enjeu et mythe
Anfield qui hurle, crachant bruyamment sa foi à la face du monde. Les poils au garde-à-vous durant l’hymne, dans un stade sans naming, avec des gens qui ne savent pas ce que "sit down" veut dire. Le stade de football dans toute sa grandeur. Un maillot rouge, immaculé, légendaire, intemporel, qui se croise avec une tunique jaune et noire, celle de ces abeilles teutonnes qui piquèrent les valeureux Auxerrois au printemps 1993, avant de récidiver quatre ans plus tard dans des circonstances tout aussi poignantes. Point de cacamiseta pour pourrir l’écran. Pas de star surpayée qui occupe les écrans et les pages à longueur de mousse à raser, mais des joueurs de football: des Brésiliens, des Belges, des Allemands, des Anglais, et même Sakho ou Aubameyang, produits de la formation française. Un enjeu, un vrai, une place en demi-finale d’une compétition européenne qui a le bon goût de se renouveler même si, ô paradoxe, Séville l’emporte toujours à la fin. Pas d’enjeu financier monstrueux pour rendre les jambes aussi lourdes que des chèques d’un pays du Golfe persique…
Mais tout cela, ce n’est que du matériel, observé du haut d’un point de vue partisan sur l’état du football. L’irrationnel doit entrer en scène, la magie du geste, de la combinaison aussi parfaite que le timing de son exécution, le ballon qui virevolte d’une surface de contact à une autre, les tactiques qui se font et se défont au gré des inspirations, les tacles glissés, les arrêts... Au final, ce match est indescriptible. Parce que le sublime ne se raconte pas. Qui prétendrait décrire un Botticelli? En revanche, on peut dire, crier même au monde entier combien les émotions sont belles et fortes et combien cela justifie sacrifices financiers, tensions et reproches conjugaux, procrastinations professionnelles autres renoncements parce que "ce soir, y a foot". C’était d’autant plus beau que ce soir-là, je n’étais supporter de rien ni personne, juste venu pour le plaisir d’admirer une vingtaine de jeunes gens faire avec leurs pieds (et pour deux d’entre eux leurs mains) ce que beaucoup rêvons d’accomplir sans forcément y arriver…
Plaisir hors du temps
Liverpool-Dortmund, c’est du rêve, de la magie, du bruit, des joies et des peines. C’est l’essence du football, ce qui fait que depuis de l’âge de la conscience l’esprit engrange des souvenirs et le plaisir qui s’y trouve lié. C’est le match de l’année, loin devant je ne sais quel clasico – terme aussi commercial qu’horrible –, finale pour "l’Edernité" ou autre leçon infligée par une équipe milliardaire à onze troyens perdus.
Puisse le football nous livrer longtemps encore ce genre d’œuvres d’arts, géniales et subtiles, qui nous font oublier le monde l’espace de deux mi-temps. Puissent les éléments s’imbriquer encore de façon si parfaite qu’on devient béat, certes, mais habités d’un foisonnement incontrôlé de sensations. Puisse Liverpool épanouir des Origi, Coutinho, et Dortmund sublimer des Aubameyang ou des Mkhitaryan. On s’en fout qu’ils ne soient ni Anglais ni Allemands, tant qu’ils sont rouges, ou noir et jaune. Puisse le plaisir du but inscrit, de l’arrêt somptueux ou du tacle parfait hanter encore nos journées et nos nuits. Et que tous les lecteurs des Cahiers trouvent pour 2017 leur Liverpool-Dortmund à eux...