Les cinq petits cochons (4 et fin)
Matchbox conceptuelle: OM-OL, 1-3 – Où il ne faut pas vendre la peau du Lion avant de l'avoir tué.
Auteur : Ilf-Eddine alias Raspou
le 20 Mai 2009
Il y a quelques semaines encore, ce n'était qu'une rumeur portée par le vent, une prophétie secrète qu'on se glissait de bouche à oreille, comme étonné soi-même de la témérité dont on faisait preuve. Aujourd'hui, c'est une clameur qui résonne aux six coins du Royaume: le monarque de Ligain est déchu! Contraint de céder sous les coups de Bof-Bof, incapable de prendre l'ascendant sur ce pleutre de Paf-Paf, porté disparu dans le Nord de son territoire, celui qui, si longtemps, fit régner la terreur, n'est plus qu'un souvenir de sa puissance passée: il erre de par les routes, n'effrayant plus personne, en butte aux quolibets, laissant son trône à la merci de cochons ambitieux... Triste fin, triste Sire.
Les cochons, de leur côté, préparent activement la succession du Grand Méchant Lion. Ils ont convenu que le nouveau dirigeant serait élu démocratiquement; la date du scrutin est fixée au dernier samedi du mois de mai. Les deux principaux postulants, Bof-Bof et Maf-Maf, se mettent à battre la campagne pour attirer les suffrages.
Une stratégie adroite, adroite, adroite
Comme il commence son tour de Ligain, Maf-Maf se sent empli d'une grande confiance:
"Il ne fait aucun doute que je suis le plus fort des petits cochons, et donc le plus populaire. Lif-Lif et Touf-Touf ont regimbé à le reconnaître, mais le bon peuple de Ligain parlera pour moi... Je sais susciter la ferveur, je peux enflammer les foules, pas comme ce Bof-Bof hautain qui ne quitte jamais les salons feutrés de son manoir... Il est évident qu'on va massivement voter pour moi".
Cependant, au fur et à mesure qu'il parcourt le Royaume, qu'il multiplie les réunions électorales, qu'il écoute ses collaborateurs lui rendre compte des études d'opinion, il se prend à douter:
"Morbleu! Serait-il possible que j'aie sous-estimé ce Bof-Bof? Moi qui croyais ma popularité incomparable, il semblerait que la sienne ne lui cède en rien! On ne m'accorde que quelques voix d'avance, on prévoit un scrutin extrêmement serré... Il faut que je trouve un moyen d'assurer plus largement ma victoire."
C'est sur ces entrefaites qu'un de ses conseillers vient l'informer de ce que le Grand Méchant Lion, bien que chassé du trône, n'a pas totalement cessé de nuire: vagabondant dans l'Ouest de la Ligain, il s'en est pris à une paisible famille de canaris, qu'il a décimée de manière horrible avant de reprendre sa route.
"Voilà la bonne occasion! se dit Maf-Maf. Je vais profiter de la légitime indignation qu'engendre ce forfait... Je vais m'avancer au-devant de notre bon peuple et lui demander combien de temps encore on va tolérer cette insécurité galopante qui empêche les honnêtes canaris de couler des jours tranquilles en Ligain... Je vais lui demander s'il veut qu'on le débarrasse de cette racaille qui infeste nos chemins et je vais m'engager, moi, Maf-Maf, à mener à bien cette noble tâche! Pendant que le Bof-Bof se complaît dans l'inaction, je vais nettoyer notre beau pays à grands coups de seaux d'eau, et la plèbe reconnaissante fera un triomphe à ma bravoure!"
Sus au Roi déchu
Aussitôt ce plan conçu, Maf-Maf se lance dans son exécution. Suivi de dizaines de chroniqueurs, peintres et autres nouvellistes, il remonte la trace du Grand Méchant Lion et finit par le trouver, allongé sous un arbre, suçotant une patte de canari et poussant, de loin en loin, des rôts sonores.
– Hola, misérable! s'exclame Maf-Maf en tournant son meilleur profil vers les peintres qui s'affairent à croquer la scène... Ne cesseras-tu donc jamais de troubler la Ligain de tes indignités?
– Eh quoi! répond le Lion en sortant de sa torpeur... Que me veux-tu encore? Ne te suffit-il pas que j'aie quitté mon trône? Que je traîne sur les routes une existence misérable? De quel droit viens-tu encore m'importuner?
– Du droit que tout gentilhomme ayant le sens des responsabilités a de combattre le vice et de secourir l'opprimé! Tu oses encore, tyran infâme, faire couler le sang sur cette terre que tu as si longtemps souillée? Si d'aucuns ont été trop mous pour nous débarrasser de toi, je vais y mettre bon ordre!
Et, tirant son épée d'un geste auguste que ne manquent pas de décrire, au bord de la pâmoison, les cohortes de poètes élégiaques, l'imposant Maf-Maf se rue sur le Grand Méchant Lion.
Le dernier combat
Le Roi destitué aussi a tiré son épée. Certes, il est en pleine digestion. Certes, il n'a plus grand bien à défendre, privé qu'il est de son domaine et de son titre. Mais il trouve que là, ça commence un peu à bien faire, la traque continuelle, et le Grand Méchant Lion par-ci, et le Grand Méchant Lion par-là. Il voudrait juste... déjeuner en paix. Et pour cela est prêt à croiser le fer.
Les lames s'entrechoquent... On se jauge, on teste les défenses de l'autre... On mesure l'énergie qu'il met dans l'assaut, la précision des parades et des dégagements...
Maf-Maf se sent fort, il ne doute pas de vite faire plier cet adversaire vieillissant: il place une fente profonde vers la ligne de dedans, persuadé de toucher le Lion à la face... Las! Il ne fait qu'effleurer son oreille gauche. Pis que ça: comme l'autre riposte, Maf-Maf s'emmêle dans sa retraite – ah, misère des attaquants! Que leurs mouvements sont gauches quand, malgré qu'ils en aient, ils se trouvent contraints de défendre! Poussé à la faute, Maf-Maf laisse le Grand Méchant Lion perforer une première fois sa garde – et son sang jaillit, et un nuage de peur passe devant ses yeux.
Mais Maf-Maf est vaillant et ne perd pas espoir: il repart de l'avant, presse, multiplie les attaques... Et néglige de nouveau ses esquives, se replie trop lentement et sans grande discipline... Le Lion, tout affaibli qu'il est, tout abattu, en a corrigé maintes fois de ces impudents-là: il place une seconde riposte, limpide, magnifique, qui se joue de Maf-Maf et le perfore violemment au flanc.
À fond de lame
Le cochon halète, incrédule... Comment s'est-il retrouvé dans ce piège? Ce qui devait assurer son triomphe serait-il en train de sceller sa déroute? Il ne peut s'y résoudre, réunit ses dernières forces, se jette à nouveau vers l'avant, croit pousser le Lion à la faute, une fois, deux fois, trois fois, mais non, de faute il n'y a pas, et Maf-Maf écume, il enrage et peste et crie, il attaque à nouveau et enfin, enfin, à l'énergie, au courage, il porte un coup au Grand Méchant Lion.
D'autres, moins vieux guerriers que le monarque déchu, ne s'en seraient pas remis: ils auraient pris peur, auraient trop reculé, cédé à la panique... Pas le Grand Méchant Lion – lui reste calme, continue de parer proprement, garde l'œil ouvert pour une dernière contre-attaque... Et la dernière contre-attaque vient: comme Maf-Maf harassé et sanglant peine à se déplacer, l'ex-Roi de Ligain plonge dessous sa main et, poussant à fond sa fente, enfonce sa lame dans le ventre ennemi. Comme il la retire, le cochon tombe à genoux, hagard, fixant les rangs des chroniqueurs, des peintres et autres nouvellistes par ses soins assemblés – il croit déjà entendre les poètes élégiaques chanter les mérites de Bof-Bof, le plus fort et le plus noble de tous les petits cochons, le plus digne du trône de Ligain.
Le Grand Méchant Lion s'éloigne dans le soleil couchant, un peu consolé de ses déboires récents... Maf-Maf tombe face contre terre... Au filet écarlate qui coule entre ses lèvres viennent se mêler les larmes de la gloire envolée.
– Fin –