Lebœuf : le sursis à perpétuité
S'il y a des têtes de Turc dont la désignation obéit à des mécanismes un tant soit peu compliqués, celle de Frank Lebœuf semble au contraire la conséquence très logique de son comportement. Non content de compter un grand nombre de détracteurs qui mettent en doute son niveau sportif, le néo-Marseillais est déterminé à se rendre antipathique.
Pour sa défense, on évoquera la maladresse du joueur, qui a culminé au moment de l'expulsion de Laurent Blanc en demi-finale de la Coupe du monde, qui privait le 5 français de l'apothéose. L'image de cynisme donnée à cette occasion par son remplaçant sera ensuite dure à effacer. Il sera aussi question de l'intensité particulière avec laquelle Lebœuf veut profiter d'un statut que tout semblait lui refuser. Son parcours est moins celui d'un revanchard que celui d'un miraculé du football, qui veut ensuite saisir son bonheur à pleines mains. Le caractère ostentatoire de cette réussite, la prétention qui lui colle aux mots aggravent les réactions négatives.
Deux saisons après le 12 juillet advient enfin la "prise de poste" de Lebœuf, avec la bénédiction de Lemerre, qui ne semble pourtant pas lui accorder un crédit illimité. Et à l'heure de passer au premier rang, d'obtenir ce qu'il avait fortement revendiqué, l'international réalise qu'il sera éternellement en période d'essai.
Qui ne souffrirait pas de la comparaison avec Blanc? Dans une équipe de France qui laisse le sélectionneur gérer un consensus quasi total, les rares choix du Prince font bondir les commentateurs et les supporters en mal de critiques et de scandales. Comme Dugarry ou Karembeu, il essuie un rejet disproportionné. Mais le défenseur central a parfois donné le bâton pour se faire battre. D'une part avec des prestations moyennes (et le constat d'une perméabilité plus grande de la défense), d'autre part avec une science de la déclaration déplaisante et prétentieuse qui se dément rarement.
La précarité s'éternise donc, comme dans l'attente d'une rupture bilatérale. Elle a failli se produire lors de la Coupe des confédérations, après un France-Australie fatal (voir Bal tragique au sports Complex Stadium) qui sonnait comme un glas. Le joueur lui-même s'attribuait une mauvaise note devant les journalistes, une attitude rare qui fait partie des contradictions du personnage. Mais les deux matches suivants avait eu valeur de rattrapage, et, à la manière de Djorkaeff, il s'était le premier félicité cette rédemption.
Après une lune de miel avec l'Angleterre et Chelsea qui eût tendance à virer au saumâtre dans les derniers temps, Lebœuf a choisi de revenir en France, qu'il honore de la présence d'un champion du monde et d'Europe (là encore, maladresses…). Son parcours très maîtrisé depuis cinq ans va-t-il capoter à l'OM, destination dangereuse s'il en est? C'est l'impression qui domine aujourd'hui, et l'éternel procès du défenseur se complète de nouvelles pièces à conviction, en autant de passes ou de relances hasardeuses. Ce n'est pourtant pas faire justice à un joueur que d'évaluer son niveau au sein d'une équipe marseillaise aujourd'hui très limitée.
La titularisation de Lebœuf focalise donc plus que jamais la vindicte. Sa position est d'autant plus fragilisée que la solution du recentrage de Lilian Thuram semble évidente, le Turinois étant reconnu comme un des tout meilleurs défenseurs centraux du monde. Une telle solution présente pourtant quelques inconvénients majeurs, à commencer par l'absence totale de rodage pour la charnière formée avec Marcel Desailly. Or, dans cette zone du jeu, les automatismes valent plus cher qu'une pure valeur technique. Il faut aussi noter que Thuram a évolué à Parme, et évolue maintenant à la Juve, au sein de dispositifs tactiques très différents de celui pratiqué en sélection. Ensuite, en l'état actuel des sélectionnables, ce choix impliquerait de faire une confiance absolue à Sagnol, qu'il mérite probablement. Mais le dernier bémol est justement en rapport: pourquoi déplacer Thuram, alors qu'il est AUSSI un des meilleurs latéraux du monde?
Et au-delà de cette hypothèse, il faut aussi considérer l'absence de solution crédible à disposition, surtout que Lemerre ne va pas embarquer en Corée la révélation de l'année, ni celle de l'année passée. Silvestre n'a pas une expérience très grande, il ne joue pas au centre à Manchester (barré par… Blanc) et n'est même pas titulaire sur le flanc gauche en ce moment.
Bref, tout concourt pour qu'en définitive et pour le bien de l'équipe de France, il vaille en fait mieux que Lebœuf retrouve un niveau satisfaisant et que la défense bleue se prépare dans la sérénité pour le Mondial. Les autres scénarios sont déjà un peu hasardeux, ce n'est pas l'arrivée rapide du mois de juin qui va renforcer leur probabilité. L'avenir dira donc quelle tournant prendra la carrière de Lebœuf sous des vents contraires, mais dont certains le portent quand même…