Le football français ne veut pas voir son trou
La DNCG a fâché les clubs français, gravement déficitaires pour 2009/2010, en leur demandant d'arrêter de croire qu'ils pourront se sauver en spéculant sur les transferts.
Auteur : Jérôme Latta
le 15 Mars 2011
Le 3 mars dernier, l'UCPF, le syndicat des clubs réuni en assemblée générale, fulminait contre le rapport annuel de la DNCG et annonçait son refus de le valider le lendemain au sein de la Ligue. "Ce rapport n'est pas conforme à la réalité. Il ne met en exergue que les points négatifs et pas les aspects positifs", tonnait le président Jean-Pierre Louvel. Il faut dire que dans la foulée de la publication des comptes du football professionnel pour 2009/2010, lestés de 130 millions d'euros de pertes cumulées pour les Ligues 1 et 2, et dans le contexte d'un appel d'offres sur les droits télé très incertain (lire "Canal+ et le foot français: la guerre pour préparer la paix"), le discours pessimiste de la DNCG dérange les présidents de club, qui se raccrochent à leur faible endettement financier et à la perspective de nouveaux stades avec l'Euro 2016. Son rapport n'a pas été diffusé, l'UCPF réclamant une autre version que l'instance se refuse à rédiger: il sera finalement diffusé, dans quelques semaines, avec les observations des clubs.
Des transferts en fumée
Les chiffres donnent de quoi être alarmistes. D'une saison à l'autre, le déficit de la Ligue 1 est passé de 14,7 à 114,1 millions d'euros, tandis que ses fonds propres fondaient de 265,6 à 189 millions. Encore a-t-il fallu que les actionnaires apportent 25 millions d'euros avec des abandons de créances, des injections de trésorerie et des augmentations de capital. Après plusieurs années de dérapage, les efforts sur la masse salariale (diminution des salaires et allègement des effectifs) ne font pas encore sentir leurs effets, et les recettes de billetterie et de merchandising ont continué à baisser sous l'effet de la crise.
Mais la principale cause du marasme est la chute brutale des recettes issues des transferts, passées de 215 millions d'euros en 2008/2009 à 125 millions en 2009/2010, qui n'ont plus permis de compenser des pertes d'exploitation hors transferts abyssales (300 millions). Les ventes vers les clubs étrangers ont ainsi chuté de 140 à 60 millions d'euros (voir graphique). Or, dans leurs budgets prévisionnels, les clubs tablent pour 2010/2011 sur un déficit cumulé de seulement 10 millions: fondé sur des estimations excessivement optimistes sur la ligne des transferts, cet objectif est d'ores et déjà fantaisiste.
[source : Rapport d'activité de la LFP 2009-2010]
La crise du négoce de joueurs
"Les recettes sur mutations sont rendues aléatoires par un marché des transferts de plus en plus difficile, entraînant un écart important entre l'estimé et le réel", lit-on dans le rapport de la DNCG (L'Équipe, 8 mars). En critiquant la dépendance excessive des clubs envers les recettes liées aux transferts, elle suit sa ligne directrice. L'an passé, elle diagnostiquait déjà "une crise dans le modèle français de rentabilité, fondé principalement sur le formation et le négoce de joueurs". Les clubs français ont trop spéculé sur leurs joueurs en considérant qu'ils réaliseraient toujours de fortes plus-values en les cédant avant la fin de leur contrat: aujourd'hui que le marché s'effondre, le déséquilibre est immédiat.
En outre, le gendarme financier préconise une révolution avec de nouveaux critères de surveillance qu'il veut adopter pour la saison prochaine: "Le résultat d'exploitation des clubs doit se faire hors transferts, et les transferts doivent servir à alimenter les réserves des clubs", lâche son président Richard Olivier, qui enfonce le clou: "Les clubs accumulent les pertes. Jusqu'à présent, les propriétaires ont remis au pot et/ou abandonné des créances. Je crois que l'on a atteint les limites d'un système" (Les Echos, 7 et 8 mars).
[source : Rapport d'activité de la LFP 2009-2010]
Capital joueurs virtuel
Ce n'est pas d'aujourd'hui que des dirigeants de clubs en difficulté se réfugient derrière l'argument de la valeur théorique de leur effectif: Bernard Tapie, au moment où la situation financière de son OM se révélait catastrophique, y avait déjà recours. Le problème est qu'avec un marché des transferts atone, les espoirs de se rattraper deviennent vains, et même si les clubs arrivent à vendre pour des sommes substantielles en traitant avec les quelques clubs auxquels leurs propriétaires garantissent encore un fort pouvoir d'achat [1], celles-ci ne serviraient qu'à combler les déficits... sans possibilité de réinvestissement dans de nouveaux joueurs de valeur – ce qui conduira presque inévitablement à un affaiblissement sportif [2].
Dans un droit de réponse publié samedi dans L'Équipe Mag, à la suite d'un article sur "Les comptes défaits à OL Land" (26 février), Jean-Michel Aulas affirme que "l'actif joueurs a été considérablement renforcé jusqu'à dégager à ce jour une plus-value potentielle d'environ cent millions d'euros." Publié en début de mois, le rapport financier semestriel d'OL Groupe annonçait que "la valeur d'ensemble des effectifs joueurs s'élèv[ait] à 202 millions d'euros au 31 décembre 2010"...
"L'exemple" lyonnais
Plus que d'autres clubs du fait de son leadership économique, l'Olympique lyonnais semble se bercer des illusions dénoncées par la DNCG: l'inscription du transfert de Benzema sur l'exercice 2008/2009 avait seulement permis de retarder l'échéance et l'ex-bon élève affiche sur 2009/2010 le déficit d'exploitation le plus spectaculaire avec 35,1 millions d'euros [3]. Dans le droit de réponse évoqué plus haut, JMA semble faire preuve d'un inquiétant déni de la réalité en parlant d'un "déficit de nature accidentelle", alors qu'il résulte bien d'une conjoncture durablement dégradée – qui a conduit le club à "taper" dans les sommes levées en bourse afin de maintenir un recrutement ambitieux, alors qu'elle devaient servir à l'édification du futur stade.
Menacé comme les autres par une baisse importante des droits de télévision, plombé par une masse salariale en forte hausse, contraint de vendre à bon prix ses principales stars dès l'été prochain, l'Olympique lyonnais voit OL Land subir de multiples oppositions et accumuler des retards qui font douter de son existence future... Dans un championnat où cinq équipes se disputent le podium, une non-qualification en Ligue des champions prendrait l'ampleur d'une catastrophe économique.
Au-delà de cette référence lyonnaise, qui témoigne de la dégradation globale, le modèle économique du football français – trop dépendant des droits de diffusion, trop dépendant des transferts – montre les signes d'une inquiétante fragilité avant même le résultat potentiellement dramatique de l'appel d'offres pour la Ligue 1 2012-2015. La DNCG l'invite à se réformer, mais pour l'heure, les dirigeants de clubs ne veulent rien entendre.
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[1] Le mercato d'hiver a ainsi été le moment d'investissements spectaculaires, mais en trompe-l'œil, de la part de clubs faisant exception.
[2] Une politique sportive particulièrement intelligente, qui jouerait par exemple sur la continuité d'un effectif resserré, peut toutefois enrayer la seule logique économique. De toute façon, les clubs français devront redevenir intelligents.
[3] Quatorze clubs de Ligue 1 sur vingt ont enregistré des pertes, seuls les Girondins de Bordeaux et le FC Lorient pouvant afficher un bénéfice significatif de respectivement 2,2 et 2,8 millions d'euros – les Bretons ne devant ce résultat qu'à de bonnes cessions de joueurs. Sur le podium derrière l'OL: le Paris-SG (21,9) et l'AS Nancy-Lorraine (13,5).