L'angoisse du siège vide
Invité : kicknrush.com - Quel est le sujet qui anime le début de cette saison anglaise 2005-2006? Le règne annoncé de Chelsea? Les difficultés d’Arsenal? Rien de tout ça. L’évènement vient de tribunes où l’on dénombre de plus en plus de sièges vides.
Auteur : par Yann Rush, K. Kick, Richard N
le 18 Oct 2005
Kick&Rush, c'est la référence francophone et anglophile du Web sur le foot briton, emmenée par une bande d'experts auxquels les Cahiers ont eu plusieurs fois recours, s'agissant de combattre nos propres stéréotypes sur la façon dont roule le ballon de l'autre côté du tunnel sous la Manche (voir notamment notre numéro 14).
Nos trois lions nous offrent aujourd'hui un article impeccable sur les paradoxes d'un football dont la popularité se met (étrangement) à souffrir d'un excès de business…
Il y a longtemps que l’image d’un stade anglais plein à ras bord, garni de gens plus ou moins jeunes s’égosillant à encourager leurs joueurs, n’est plus qu’une carte postale. Depuis quelques années déjà, nombreux sont les Anglais à s’inquiéter du manque de ferveur dans les stades de Premier League. Et depuis quelques mois, l’inquiétude grandit à la mesure du nombre de places libres de plus en plus fréquentes. Depuis le début de cette saison, la fréquentation des stades subit une baisse d’un peu plus de 4%. Cette désaffection qui surprend le petit monde du foot british s’explique par plusieurs facteurs : En premier lieu le prix des places, mais on cite également l’ambiance morose des stades, les désirs de la toute puissante télévision, la perte d’identité des clubs, l’ennui d’un championnat trop prévisible et la qualité du jeu pratiqué.
Inflation sélective
D’abord le prix des places : à Stamford Bridge, les places les moins chères sont accessibles à partir de £35, soient 53€. Suffisamment dissuasif pour préférer regarder la rencontre à la TV. Le cas de Chelsea est bien sûr extrème, mais le problème existe un peu partout. Petit tour express du Royaume. Premier arrêt à l’Est de Londres. Promu cette saison, West Ham est néanmoins habitué aux matches de l’élite. A Upton Park, il vous en coûtera £37 pour un match de catégorie "A". Et £30 pour un match de catégorie "B". Impossible donc d’aller voir jouer les Hammers à moins de 45€, même contre les Blackburn Rovers (malgré tout le respect que l’on doit à ces derniers). "Catégorie A"?, "Catégorie B"? What’s this? Pour les ticket offices de chaque club, la Premier League est divisée en deux. D’un côté Chelsea, Manchester, Liverpool, Arsenal... De l’autre les Wigan, Portsmouth, Charlton et autres Blackburn (que l’on respecte...). Le prix des places diffère selon que l’équipe jouée se situe dans la catégorie "A" ou "B".
Jusque-là, rien de plus logique. En revanche, les clubs usent et abusent de ce classement et s’autorisent ainsi tout et n’importe quoi, pourvu qu’on remplisse la caisse. À Fulham on pratique le trois en un. La billetterie du club oblige les supporters voulant s’offrir leur billet pour la venue de Manchester United à acheter deux autres places pour des matches de catégorie "B". À Crystal Palace l’an passé, il était ainsi impossible d’acheter un billet pour Palace-Manchester City sans être obligé d’assister au Palace-Chelsea qui suivait [1]. On reste à Londres, mais à l’échelon inférieur avec Millwall. Ici, £22 (environ 33€) pour voir les Lions face à Southampton. On descend encore. Le choc Bristol-Barnsley vous branche? £16 (environ 24€.) Toujours pas intéressé? Pourquoi pas Macclesfield Town vs Cardiff City, affiche alléchante de la League Two (équivalent de notre CFA) pour £13 (environ 20€)? Ces chiffres angoissants ont même retenu l’attention de la sphère politique anglaise. Don Foster, député libéral-démocrate, a publié une étude dans laquelle il compare le prix des abonnements à la saison dans les différents championnats européens. Résultats de l’enquête, Arsenal est le club qui plume le plus ses fidèles supporters: 1.274€ le season-ticket à Highbury. Chelsea demande aux siens 936€. Chez les autres géants du football continental, le Real Madrid a fixé l’abonnement à 411€, Barcelone à 260, le Bayern Munich à 250, et le Milan AC à 123€ seulement!
Le client plutôt que le supporter
Depuis la création de la Premier League en 1993, l’élite du foot anglais a vécu dans l’opulence. La télévision s’est mise à payer des sommes astronomiques pour diffuser les rencontres disputées dans des stades pleins et flambant neufs, grâce aux consignes du rapport Taylor : le foot anglais avait tourné la page des années sombres marquées par les catastrophes successives de Bradford, du Heysel, de Hillsborough. Le prix des places dans les stades a augmenté de manière significative. D’abord parce qu’il fallait bien amortir le coût des rénovations, mais également pour chasser les couches populaires que l’on croyait, à tort, responsables du hooliganisme.
La Premier League décida de privilégier le client plutôt que le supporter, les produits dérivés plutôt que les chants. Le football était vendu comme un spectacle plutôt qu’un jeu. Pourquoi s’en priver puisque la fréquentation allait en augmentant, avec un public toujours plus huppé, qui ne manquait pas, de surcroît, de passer à la boutique du club pour s’offrir les derniers produits en vogue, du couvre-lit Manchester United au cahier de texte Cantona en passant par le mug Alex Ferguson. Peu importe si quelques-uns de ces spectateurs aisés se posaient encore la question de savoir laquelle des deux formations sur le terrain était l’équipe locale.
Théâtre des rêves ou théâtre tout court?
L’éloignement des hooligans et l’obligation de ne plus proposer que des places assises au public a mis fin aux terraces, ces tribunes où s’entassaient les supporters les plus bruyants. La légendaire ambiance des stades anglais en avait pris un sacré coup. Ainsi Highbury devint la "Cathédrale" pour de longs passages silencieux qui hantaient ses tribunes. Et le "Théâtre des rêves" d’Old Trafford n’était finalement plus qu’un théâtre tout court. L’emblématique Roy Keane avait publiquement fait part de son agacement de jouer devant des spectateurs qui se contentaient de bouffer leur prawn sandwich sans s’intéresser au match. Il aurait pu reprendre ce mot fameux de John Lennon: "Ceux qui occupent les places les moins chères peuvent applaudir, les autres, remuez seulement les bijoux!"
En fait, aujourd’hui, le gros de l’ambiance lors d’un match de Premier League se résume au petit coin du stade réservée aux supporters adverses. C’est généralement de là que proviennent la plupart des pics de décibels enregistrés lors d’un match de championnat. On y trouve les fans de la première heure, les anciens, ceux qui traversent tout le pays en car pour soutenir les leurs, qu’importe le prix du billet (Birmingham réclame désormais £43 aux visiteurs, un record). Ils narguent les stewards en refusant de s’asseoir pendant le match (ainsi que l’exige le règlement) et chambrent leurs hôtes par des embarrassant "schhhhhhhhh", l’index sur les lèvres. Mais là encore, les résistants seront punis. Les clubs dont les supporteurs refusent de s’asseoir lors des déplacements à l’extérieur verront leur allocation sensiblement diminuer. La mesure a même déjà pris effet: les voyageurs de Manchester United n’ont reçu de la part de Sunderland que 1.500 places (alors que le minimum est fixé à 3.000 en Premier League) pour le match prévu le 15 octobre prochain au Stadium of Light. Et Middlesbrough devrait en faire autant.
Autre accusé de la désaffection ambiante, la télévision. Un débat qui semble resurgir du passé et que l’on n'imaginait pas réentendre aujourd’hui, tant il est admis que la petite lucarne à pubs est devenue la principale mamelle nourricière du foot professionnel. En fait, on accuse surtout la TV d’imposer les horaires des rencontres. Une étude récente a montré la préférence des supporters pour les matches à 15 heures, le samedi après-midi. Tous les matches de Premier League se déroulent à cet horaire. Sauf le match décalé au samedi midi. Sauf également les deux matches du dimanche. Et sauf celui du lundi soir. Et l’on ne parle pas des décalages dus aux rencontres de Coupe d’Europe... En fin de compte, les matches sont disputés à des horaires différents, horaires qui de surcroît peuvent être modifiés du jour au lendemain. Difficile de fidéliser un public dans ces conditions.
Crise d'identité
Le foot anglais est également en train de payer aujourd’hui son ouverture trop franche en faveur du business. En Angleterre plus qu’ailleurs, on sait manier de concert affaires et traditions, mais peut-être la Premier League a-t-elle négligé la seconde au profit de la première. Suite à l’arrêt Bosman fin 1995, les clubs se sont mis à acheter des joueurs de tout horizon. Le public anglais a bien eu du mal à se reconnaître dans des équipes devenues trop hétéroclites, dans des joueurs qui peinaient à cacher leur motivations mercenaires. La fameuse identité d’un club si chère aux passionnés est aujourd’hui fortement ébranlée. Chelsea n’est aujourd’hui que le jouet d’un milliardaire russe. L’équipe d’Arsenal joue avec une équipe presque exclusivement composée d’étrangers. Manchester United est aux mains d’une famille américaine n’ayant d’autres intentions que de faire plus d’argent. Certains joueurs (d’Asie, notamment) ne sont recrutés que pour des raisons de diffusions dans de lointaines contrées. La plupart des stades portent le nom d’un sponsor... Ce tout-business, qu’on le veuille ou non, agace le public qui peut faire semblant d’être dupe, mais peut-être pas longtemps.
L'ennui d'un Liverpool-Manchester...
D’autres voix s’élèvent pour affirmer que la désaffection du public est due à la domination annoncée du Chelsea Football Club. Ce dernier argument est plus discutable: Manchester United a dominé la Premier League pendant une décennie et n’a jamais vidé les stades. Le club mancunien avait toutefois la chance d’avoir, avec Arsenal, Newcastle, Blackburn (respect...), des adversaires qui lui menaient la vie dure. Et il faut bien reconnaître que Chelsea, depuis l’an passé, semble intouchable. De plus, depuis le début de la saison 2005-2006, peu de rencontres de Premier League se sont inscrites dans les mémoires. Le jeu est devenu plus prudent, moins spontané, peut-être moins anglais. Même les téléspectateurs de France s’ennuient désormais en regardant un Liverpool-Manchester sur TPS, une affiche censée incarner l’un des grands rendez-vous de la saison (ndlr: la rencontre s’est soldée par un score nul et vierge, pour la première fois depuis 1991). Un récent sondage effectué sur le site du Daily Mail a révélé qu’en moyenne deux tiers des supporters estimaient que la prestation de leur club favori était loin de mériter leur prix payé à l’entrée. Seuls 15% des fans de Middlesbrough reconnaissent en avoir pour leur argent au Riverside, stade où l’on râle le plus. La statistique grimpe à peine pour quelques clubs londoniens comme Tottenham (seulement 25% de satisfaits) qui détient le record des billets les plus chers du pays (£70 - 105 €) ou Chelsea, le champion en titre (28% de gens heureux).
Le foot est devenu lassant, surtout pour les spectateurs venus sur le tard. Et l’on ne fait rien pour faire revenir les supporters les plus passionnés. Joe Cole, le milieu de terrain des Blues, s’est exprimé publiquement pour que l’on réduise les tarifs à Stamford Bridge. Sera-t-il écouté? On en doute. Pour son premier match européen de la saison, Chelsea, pourtant annoncé comme le grand favori de l’épreuve, n’a attiré que 29.000 spectateurs dans un stade qui peut en contenir 42.000 (environ 40.000 en configuration UEFA). £35 : premier prix lors de la venue d’Anderlecht, alors que le même soir, les supporteurs milanais sont allés encourager leur équipe pour seulement 15€. Quelques jours plus tard, le club de Chelsea a estimé qu’il s’agissait là d’une erreur logistique de la billetterie et que £5 seraient reversés aux abonnés...
Il semble que la Premier League tourne désormais le dos à son âge d’or. Les sièges vides inquiètent tant les dirigeants qu’une commission a récemment été créée pour réfléchir, et surtout remédier au problème. L’Angleterre ne vibre plus tant que ça pour son football. N’est-ce qu’une mauvaise passe ou le début d’un irréversible déclin? En tout cas, les premiers bénéficiaires de cette crise sont connus. Dans les divisions inférieures, les petits clubs de province ou de banlieues ont récupéré de nombreux supporteurs, sans doute fauchés, mais sûrement déçus par le spectacle offert en élite. Et même si les places en League One ou en League Two ne sont pas gratuites, on est sûr que là au moins, aucun milliardaire russe n’ira fourrer son nez.
[1] Voir notre article Welcome to the Den.