La disparition programmée des Ultras
Réagissant aux violences en marge de Nice-Saint-Étienne, la Ligue a semblé sonner le glas d’un mouvement Ultra déjà moribond en France. Quelles chances de survie lui reste-t-il?
Alors que la répression contre les supporters les plus fidèles des clubs français ne cesse de croître et que les médias n’hésitent plus à jeter l’anathème sur tout un mouvement au moindre dérapage d’une minorité, il convient de se demander si le supportérisme "Ultra" n’est pas en train de se suicider.
Tendre la perche à la répression
Les incidents intervenus dimanche à Nice ne sont qu’un élément à charge supplémentaire pour nourrir l’argumentaire des acteurs institutionnels: le conflit picrocholin ayant opposé Rennais et Nantais, l’allumage de fumigènes par les Stéphanois, la présence de quelques dizaines d’Ultras parisiens au Trocadéro en pleine poudrière urbaine… Le temps passe, le mouvement s’affaiblit, mais les comportements contreproductifs se répètent inévitablement.
Pour les pouvoirs publics et les clubs qui conduisent une répression globale, la division des Ultras est du pain bénit. Or, comme le rappelle le sociologue Ludovic Lestrelin [1]: "Pour pouvoir faire évoluer le rapport de forces avec des autorités, faire valoir des revendications voire des droits, mais aussi pour avoir une visibilité, conquérir des soutiens, en somme modifier des équilibres, il faut pouvoir se mobiliser". Par son morcellement et ses rivalités, non seulement d’un club à l’autre, mais aussi au sein d’un même club, le supportérisme "Ultra" n’est pas en mesure d’enrayer collectivement l’action concertée des pouvoirs publics.
Enfin, le mouvement semble encore trop étranger aux exigences de la communication. Pour être crédible, il faut d’abord être audible. Par sa culture du silence et sa méfiance des médias, les Ultras se privent d’une arme que leurs opposants maîtrisent parfaitement. En 2012, à Montpellier, après la blessure de "Casti" [2], ils ont montré les prémices d’une capacité à se réunir pour porter ensemble des revendications. Cette action isolée n’a toutefois conduit ni à l’élaboration d’une communication commune, ni à la constitution d’une entité représentative. Les Ultras sont-ils capables d’une prise de conscience collective salvatrice, si toutefois il n'est pas déjà trop tard?
Dissolution du dialogue
Le temps joue d’autant plus contre les Ultras que les acteurs institutionnels se montrent très réactifs. Il n’a pas fallu plus de quelques heures à Frédéric Thiriez pour publier, hier, un communiqué martelant lourdement et sans nuance: "Une seule solution: la répression". Il en a aussitôt profité pour instiller dans les esprits une solution radicale qu’il prétend pourtant ne pas souhaiter: "l’interdiction systématique des déplacements". Pourtant, la LFP comme les pouvoirs publics n’ont jamais fait preuve d’initiative pour permettre une saine organisation de ces déplacements de supporters.
Alors que les arrêtés se multiplient pour limiter (Paris Saint-Germain) ou interdire (Lyon, Bastia, Ajaccio, Nice, Marseille) les déplacements, les pouvoirs publics n’ont jamais invité les différents protagonistes à s’assoir autour d’une table pour en préparer, en amont, la bonne tenue. Quand ils mettent en place des commissions ou rédigent des rapports, ils ne donnent la parole à aucun représentant des supporters (lire "Valérie Fourneyron imagine un football durable sans les supporters"). Pire, ils n’ont de cesse de supprimer les interlocuteurs à leur disposition. Par la dissolution administrative d’associations de supporters dont certains membres se sont rendus coupables d’actes répréhensibles, les acteurs institutionnels ont disloqué les tribunes et éliminé les leaders dont l’expérience et la maturité permettaient de contrôler des groupes structurés (lire "À qui profite la dissolution?"). Cela s’inscrit dans un mouvement général de limitation de la liberté d’expression des supporters, avec l’interdiction de chants et de banderoles revendicatifs à propos des horaires des matchs, la hausse des prix ou l’intensification de la moralisation à outrance des tribunes.
Politique pousse-au-crime
Pourtant, dans le même temps, les auteurs avérés d’actes de violence ou d’incitation à la haine semblent bénéficier d’une certaine impunité. Lorsque les préfectures prennent des arrêtés d’interdiction de déplacement, ceux-ci ciblent les membres d’associations de supporters, mais pas les personnes connues des forces de l’ordre pour des actes de violence. Dimanche à Nice, aucune interpellation n’a immédiatement eu lieu alors que les vidéos et les photos à disposition ont clairement permis d’identifier les individus responsables. De même, la vidéosurveillance permet à la sécurité du Parc des Princes d’identifier celui qui craque un fumigène mais, étonnamment, pas celui qui tend ostensiblement le bras vers l’avant. De surcroît, alors que cela est prohibé par les textes, on laisse accéder au stade des individus en état d’ébriété manifeste, mais on interdit de stade celui qui porte une écharpe d’association dissoute.
En caricaturant, on pourrait avoir l’impression que tout est fait pour inciter les supporters Ultras à commettre des faux-pas dont on s’offusquera aussitôt. Comment est-il possible de se laisser déborder, hier à Nice, par une centaine d’individus encadrés, une heure avant le match, alors que celui est classé à haut risque? Comment est-il possible que certains supporters niçois aient pu traverser tout le stade sans opposition jusqu’à la tribune des Stéphanois? Où est la logique d’interdire tout déplacement officiel encadré dans une tribune visiteur mais d’autoriser le déplacement individuel dans le reste du stade aux personnes ne se prévalant pas de la qualité de supporter ou ne se comportant pas comme tel" (Lire "ASSE-OL, victoire à la Pyrrhus pour les pouvoirs publics")? Comment est-il possible de concentrer toute son attention à Bruxelles pour Anderlecht-PSG pendant que 1.500 Napolitains sont laissés sans encadrement au centre-ville de Marseille?
Mourir pour mieux renaître ?
À près de deux ans du championnat d’Europe, les acteurs institutionnels sont coupables, au mieux d’incompétence par aveuglement et surdité, au pire de complicité au suicide des Ultras par police interposée. Le mouvement "Ultra" français semble en effet moribond. Peut-on envisager que celui-ci renaisse de ses cendres et fasse table rase? Voici quelques pistes de réflexion, formulées modestement et à titre personnel.
Sa principale faiblesse étant son morcellement, peut-on imaginer que le mouvement réussisse à mettre en place une structure de représentation et de communication? Se doter d’un représentant avec personnalité morale, c’est envoyer deux signaux fort: celui d'une capacité à parler d’une voix et celui d'une volonté de dialoguer avec les différents protagonistes. S’exprimer d’une seule voix ne signifie pas renoncer aux (saines) rivalités et aux désaccords, mais savoir aller au-delà lorsque les impératifs l’exigent. La constitution d’une superstructure comportant un organe délibérant où s’expriment les désaccords pourrait parfaitement s’entendre.
Sa deuxième faiblesse réside dans son incapacité à se séparer des individus dont les comportements répréhensibles sont nuisibles à l’image du mouvement. Sans abandonner les valeurs de groupe et de solidarité chères au mouvement, il convient de poser des limites dont le franchissement exposerait l’intéressé à une exclusion ferme et définitive.
Sa dernière faiblesse, c’est l’image de violence qui survient dans les esprits lorsque sont évoqués les Ultras. Aussi fort soit leur attachement à cette appellation, on peut s’interroger sur l’opportunité de ces supporters à l’abandonner pour un vocable vierge de tout préjugé, et sémantiquement moins connoté...
[1] Lire l'article de So Foot.
[2] "Casti" est un supporter montpelliérain qui a perdu un œil à la suite d'un tir de flashball d’un membre des forces de l’ordre, alors qu’il était en train de boire un verre dans un bar près de La Mosson.