La crise, mode d'emploi
Dirigeants et médias collaborent à l'éternel retour des "crises" dans les clubs. Pourquoi les premiers se condamnent-ils toujours aux même erreurs et pourquoi les seconds sont-ils aussi acharnés à miser sur les faillites et les échecs?
Auteur : Jamel Attal et Pierre Martini
le 9 Dec 2002
L'ère de la crise Notre dernière leçon de journalisme sportif s'est proposée d'étudier ironiquement l'influence des médias spécialisés sur les "crises" rituelles et les limogeages d'entraîneur qui les concluent habituellement (et provisoirement). S'ils ne peuvent a priori qu'amplifier des éléments réels dans une mise en scène outrancière, ils semblent parfois tenir le destin des clubs entre leurs mains et pousser au crime de manière décisive dans certains cas. De fait, certains grands clubs ne peuvent parfois plus supporter la "pression médiatique" au-delà d'un certain stade, quels que soient ses fondements réels, les critères sportifs passant après la stratégie de communication. Dans le cas du PSG, c'est l'image du club et de son actionnaire qui était en jeu, comme a voulu le montrer Laurent Perpère en plaçant le respect de cette image parmi les objectifs auxquels Fernandez doit souscrire. En finissant par être gérés comme des entreprises, les clubs se soumettent à des modes de gestion impliquant le remplacement rapide des cadres pour enrayer une dérive. Pourtant, la logique sportive semble obéir largement à d'autres déterminants. La cohérence des choix, la stabilité à long terme sont de toute évidence des facteurs décisifs pour l'obtention de bons résultats. Il est particulièrement significatif qu'en ne gérant que des situations de crise, des clubs comme Rennes, Paris ou Marseille se soient totalement privés de continuité, avec les résultats que l'on sait. On a pu constater à quel point cette incapacité à s'inscrire dans la durée était une garantie de la récurrence desdites crises. Malgré une inefficacité avérée, le limogeage de l'entraîneur est devenu la plus courante des stratégies de management, (voir Débarquer, être débarqué). Le FC Nantes, autre club à crises, a donné ces dernières saisons des exemples de ce caractère cyclique: après avoir frôlé le limogeage, Raynald Denoueix a amené les Canaris au titre, avant d'être balayé par la mauvaise passe suivante… Son successeur ne bénéficie pas de conditions différentes et l'on a eu récemment un autre exemple du rôle actif des journalistes dans le déclenchement d'une "crise", avec la collaboration plus ou moins consciente des joueurs. Les lauriers de la défaite Dans l'affaire Fernandez, on se trouve en présence d'un cas limite dans lequel les auteurs de certains articles donnent véritablement l'impression d'avoir pour objectif le limogeage de l'entraîneur. Dans d'autres cas, l'ouverture du procès peut avoir lieu seulement après que les jeux soient faits (après que le verdict sportif soit rendu). Ce cas de figure a été remarquablement illustré par la campagne anti-Jacquet de 1998, laquelle n'avait aucune chance d'arriver à ses fins avant la Coupe du monde mais a pris le parti de préparer un laminage en règle d'un sélectionneur désigné par anticipation comme le seul responsable de l'échec. L'Equipe aurait en quelque sorte récupéré les lauriers de la défaite (après avoir compté sur la grande probabilité que l'équipe de France ne remporte pas la Coupe du monde — voir notre historique dossier L'Equipe, Jacquet et nous). Dans le sport, la probabilité de l'échec est effectivement toujours plus grande que celle de la victoire, et la presse sportive s'est résolue depuis longtemps à "faire sensation" aussi bien avec les victoires que, plus ordinairement, avec les échecs. On est d'ailleurs toujours frappé de la rapidité avec laquelle elle passe de l'éloge le moins mesuré aux réquisitoires les plus radicaux. Des enjeux symboliques Pour certains journalistiques, on peut imaginer que la motivation réside dans l'exercice d'un pouvoir de malveillance à même de procurer de la satisfaction à son auteur, s'il goûte les charmes du dénigrement de précision ou du tir sur ambulance. L'évocation d'une jalousie larvée envers les acteurs du football et d'une revanche "intellectuelle" frôle le psychologisme, mais elle pourrait être assez justifiée pour certains. Plus banalement, avoir raison, dans une profession qui pratique l'analyse, l'exégèse, la critique (du jeu évidemment, pas de ses conditions économiques ou politiques), est un enjeu symbolique en soi. Le but est de montrer qu'on était seul détenteur de la vérité, qu'avait vu juste, qu'on l'avait bien dit. Problème : le football est ce sport dans lequel Thuram peut marquer un doublé en demi-finale de Coupe du monde et dans lequel un illuminé comme Fernandez peut être le seul entraîneur français vainqueur d'une Coupe d'Europe. Pour la rationalité, on repassera. Quant à convaincre le passionné de football que le journaliste sportif a une meilleure compréhension que lui du football (parce que la tribune de presse est mieux placée?), il y a du chemin à faire. L'information et le spectacle Surtout, si de nombreux journalistes sportifs conçoivent leur travail comme relevant parfois d'une entreprise de démolition, c'est surtout parce qu'en football, la polémique est pain béni. Et il faut bien mettre du levain dans la pâte. Des polémiques, ce sont des ventes en plus, il n'est pas surprenant qu'elles deviennent une matière première systématique pour quelques journaux, surtout ceux qui sont soumis à des impératifs quantitatifs de production. Mais s'agit-il encore de journalisme? Soyons formels, la réponse est non. Car on n'est manifestement plus dans le domaine de la restitution et de l'analyse des faits, mais dans celui de la fabrication ou de l'anticipation de ces faits eux-mêmes, dans la réalisation de numéros de cirque ou dans le règlement de compte (1). Nourrir les polémiques et s'en nourrir constitue un dépassement de fonction dont on ne veut pas concevoir pas qu'il soit partie intégrante de la profession. Certes, la recherche du spectaculaire fait désormais partie de la pratique "normale" du journaliste, mais prétendre que cette partie de son travail relève du journalisme lui-même est une escroquerie intellectuelle qui consiste à banaliser une dérive (la mercantilisation de la production journalistique et sa soumission à une logique de spectacle) et à la faire passer pour un état de nature. Quels que soient les torts sportifs de Fernandez, rien ne justifiait que des journalistes prennent leurs désirs pour des réalités, réclament (voire proclament) une éviction et usent de méthodes douteuses pour y parvenir. Il a été à juste raison reproché à Fernandez d'avoir fait acte de démagogie en lançant un appel aux supporters pour que ceux-ci le soutiennent contre ses dirigeants, mais la même accusation est valable pour nos quotidiens qui avaient prononcé avec une insistance croissante le divorce entre le coach et le public du Parc. La palme revenant à Jérôme Touboul dans L'Equipe du 2 décembre qui, sous le titre "Les supporters en colère", n'hésite pas à affirmer avec une ambiguïté inexcusable (entre la prédiction, le vœu et la menace) qu'en cas de prestation décevante contre Lyon mercredi au Parc, la venue de supporters au Camp des loges serait aussi inévitable que redoutable, selon des proches du milieu Ultra. Dans un tout autre registre, au lendemain de la victoire contre Lyon, un articulet de L'Equipe intitulé "On rit jaune chez Castel" indique que son auteur est allé traîner dans une boîte privée pour en ramener des commentaires dignes de Voici, aussi insinuateurs que sans intérêt. Quant le journalisme sportif rejoint le journalisme mondain… On remarquera aussi que les deux quotidiens du groupe Amaury auront adopté un point de vue univoque sur Fernandez, sans aucune contradiction ou contre argumentation. Cette fois, c'est à leurs yeux qu'une telle démarche ne doit pas relever du journalisme. (1) Une immense zone de non-dit s'étend comme une nappe phréatique sous les articles, résultat de conflits larvés entre la presse et les professionnels du foot dont l'écho ne transpire jamais officiellement.