Le placard dans le vestiaire
Révéler son homosexualité semble encore impossible pour les footballeurs professionnels, mais l'heure des coming out se rapproche forcément.
Article extrait du dossier "Amour" du numéro 6 de la revue des Cahiers du football. Illustrations SLip.
Depuis sa publication, L'Équipe Magazine a recueilli le témoignage de Ouissem Belgacem et, lundi 18 octobre, un joueur de Premier League s'est confié au Sun - toujours anonymement, tandis que, le 27 du même mois, l'Australien Joshua Cavallo, joueur d'Adelaide United, révélait son homosexualité.

Zéro. C'est en Europe le nombre de footballeurs professionnels en activité ayant révélé leur homosexualité. À moins de croire en une exception statistique - comme l'Iran, le monde du football serait absolument exempt d'homosexuels -, il faut bien en conclure qu'une loi du silence y règne et que le prix à assumer pour un coming out est encore jugé exorbitant par les concernés.
Rien n'aurait vraiment changé depuis 1990 et la révélation par Justin Fashanu de son identité sexuelle, qui avait suscité opprobre et ostracisme de la part de ses confrères, des médias et du public, contribuant à son suicide huit ans plus tard ?
Depuis, deux mains suffisent pour compter les coming out de footballeurs professionnels, la plupart étant le fait de jeunes retraités, comme l'ancien international allemand Thomas Hitzlsperger en 2014, ou de niveau modeste, tel le Suédois Anton Hysén en 2011.
"Être ouvertement gay et poursuivre une carrière ne m'a jamais semblé une option"
Pour les joueurs en carrière, il faut regarder vers les États-Unis, où Robbie Rodgers et Collin Martin sont sortis du placard en 2013 et 2018. Le premier ne l'avait fait qu'en quittant Leeds United et la Premier League pour rejoindre le LA Galaxy. Le second, à seulement vingt-trois ans et alors qu'il évoluait au Minnesota United en MLS, révélait au passage que ses coéquipiers étaient au courant et l'avaient assuré d'un "soutien inconditionnel".
Leur solidarité ne s'est pas arrêtée là : en octobre 2020, alors qu'il évolue sous le maillot du San Diego Loyal en USL, son équipe quitte le terrain pour protester contre une insulte homophobe proférée par un adversaire
Cela semble plus compliqué en Europe. À l'été 2020, un joueur de Premier League révèle être gay, via la Fondation Justin Fashanu, dans une lettre ouverte anonyme. "Je me sens piégé et j'ai peur qu'exposer la vérité n'empire ma situation. Je ne me sens pas prêt à le partager avec mon équipe ou mon entraîneur", regrette son auteur.
Thomas Beattie, modeste joueur anglais formé à Hull City, "out" à trente-trois ans après avoir raccroché les crampons, résumait le dilemme l'an dernier : "Être ouvertement gay et poursuivre une carrière dans le football ne m'a jamais semblé une option. J'ai eu l'impression de ne pas pouvoir être footballeur et accepter qui j'étais. Tout, autour de moi, me faisait comprendre que ces deux mondes étaient ennemis, et j'ai dû en sacrifier un pour survivre".
La vie privée des homos doit rester privée, tandis que les hétéros peuvent instagrammer leur épouse-trophée à volonté. Ce contexte dissuasif oblige à une vie de dissimulation, poussant parfois à afficher de fausses petites amies ou à réprimer sa propre sexualité, non sans dommages psychologiques.
Les footballeurs sont-ils particulièrement homophobes ? Le football est-il, plus que d'autres sports, un "fief de la virilité" selon les termes des sociologues Eric Dunning et Norbert Elias, portant même un "idéal de virilité normatif" selon ceux de l'historien George L. Mosse ? Pas spécialement, répond Dominique Bodin, pour qui le problème est plus global (lire ci-dessous).
"Plus les joueurs ont des amis homosexuels, plus ils sont tolérants"
Pourtant, en 2013, une étude conduite par l'Institut Randstad, l'université de Bordeaux-Segalen et le Paris Foot Gay auprès de treize clubs de L1 et L2 indiquait que 41 % des répondants exprimaient "des opinions hostiles à l'homosexualité", contre 8 % chez les pratiquants d'autres sports. Le chiffre montait à 50 % dans les centres de formation.
Or les footballeurs ne se distinguaient que par leurs opinions homophobes, nettement moins par leur sexisme et pas du tout par leur racisme. Selon l'étude, qui recommandait de "briser cette norme", ils se montraient cependant beaucoup moins intolérants à l'idée d'avoir un coéquipier gay, 67 % estimant par exemple que "cela ne changerait rien".
"Plus les joueurs ont des amis homosexuels, plus ils sont tolérants. Malheureusement, 80 % des pros n'ont aucun ami gay dans leur entourage", notaient les auteurs. Parce que les homos restent cachés dans le milieu, ou parce qu'ils ont renoncé à l'intégrer ?
Pour enrayer le cercle vicieux, certains militants espèrent le coming out d'un joueur de l'élite afin de lancer un mouvement. "J'en veux beaucoup aux joueurs qui se cachent. Sans eux, on n'arrivera jamais à avancer. Pourtant, aujourd'hui, une star de Ligue 1 n'aurait rien à perdre, tous les sponsors sont gay-friendly", plaidait Yoann Lemaire dans L'Équipe, au moment de présenter son documentaire Footballeur et homo, au cœur du tabou.
En 2004, après s'être déclaré, il avait été mis de côté puis exclu par son club amateur ardennais. Les esprits sont peut-être plus prêts qu'on ne le croit, et l'expérience a montré que les craintes initiales étaient démenties par un accueil enthousiaste et une libération personnelle. Les études réalisées depuis le début des années 2000 indiquent aussi une évolution positive des attitudes des sportifs envers les gays.
"Quand les supporters feront-ils leur coming out ?"
Encore faut-il que l'environnement devienne plus favorable. Antoine Griezmann a affirmé qu'il soutiendrait un coéquipier qui s'y risquerait, le Suédois Albin Ekdal (Sampdoria) ou le Britannique Troy Deeney (Watford) se sont exprimés dans le même sens. De telles prises de position restent rares, mais les dérapages - comme celui de Patrice Évra qui avait lâché sur Snapchat, en mars 2019 : "Paris, vous êtes des pédés Ici, c'est les hommes qui parlent" - le deviennent aussi.
L'environnement, c'est aussi le public : comment réagirait-il ? Les associations en sont encore à faire prendre conscience de l'homophobie ordinaire des invectives lancées en tribune.
"On se demande souvent quand un joueur pro connu fera son coming out mais, pour nous, la vraie question est plutôt : 'Quand les supporters feront-ils leur coming out ?', confiait en mai 2019 à L'Équipe Magazine Dave Raval, fan d'Arsenal et cofondateur des "Gay Gooners", groupe de supporters LGBT qui revendique huit cents adhérents - de quoi peser au stade et dans les esprits.
La difficulté semble bien de mettre des actions concrètes en face du mantra "Il faut faire évoluer les mentalités". La charte contre l'homophobie dans le football avait été signée en 2005 par une partie seulement des clubs pros, sans grands effets.
Au printemps 2019, la LFP a adopté un plan d'action élaboré avec des associations, comportant des livrets et des ateliers de sensibilisation, complétés d'un serious game intitulé "Un gay dans mon équipe ?", tous destinés aux centres de formation. Elle s'associe aussi à la journée mondiale contre l'homophobie, mais, en mai 2019, le port d'un brassard arc-en-ciel par les capitaines avait été inégalement respecté.
La cause n'avance manifestement pas assez vite pour inciter un footballeur homo à la faire sienne. Il suffirait peut-être d'un ou deux coming out pour enclencher un mouvement et imposer à tous que la tolérance est désormais de rigueur. Et pour démontrer que le poids médiatique à assumer est moindre que les bénéfices d'une vie libérée du secret, y compris sur le terrain.
Lire aussi : "Personne n'en parle"
LA REVUE DES CAHIERS DU FOOTBALL, NUMÉRO 6
