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« Tout révéler a changé ma vie »

Floodlights, un splendide docudrame de la BBC, raconte l'histoire d'Andy Woodward, joueur à l'origine du plus grand scandale de l'histoire du football britannique. 

Auteur : Kevin Quigagne le 30 Juin 2022

 

Ce témoignage poignant d'un lanceur d'alerte, publié le 16 novembre 2016 dans le Guardian, va provoquer un cataclysme. Ce whistleblower, c'est Andy Woodward, un ancien défenseur professionnel aujourd'hui âgé de quarante-huit ans. En une du quotidien, il raconte les agissements pédocriminels répétés de son ancien coach, Barry Bennell, dont il fut victime des années durant à l'adolescence.

Dans son autobiographie, Position of Trust (2019), Woodward explique : "En me confiant à Daniel Taylor du Guardian, je me suis libéré d'un fardeau. Tout révéler a changé ma vie." Le réalisateur Nick Rowland, secondé par le scénariste Matt Greenhalgh, a superbement transposé son histoire à l'écran.

 

 

Bennell, "star maker"

Floodlights ("projecteurs") frappe d'emblée par son authenticité et le ton humain de l'ensemble. Dans sa critique, le Guardian souligne que "everything rings true" - tout sonne vrai. Exact, et ce dès la séquence d'ouverture : une bonne vieille soufflante de l'entraîneur de Bury FC, le sanguin Neil Warnock. L'histoire, brutale, est traitée avec sensibilité, tout en restituant fidèlement le contexte cru du football d'alors.

Le superbe jeu d'acteur et l'universalité du sujet happent même les non-amateurs de football. Les lieux et intérieurs, minutieusement choisis, renforcent l'effet immersif. Andy Woodward (interprété enfant par Max Fletcher et adulte par Gerard Kearns) a étroitement collaboré avec Matt Greenhalgh et cette proximité est instantanément palpable.

Au milieu des années 1980, Woodward est un défenseur prometteur licencié à Stockport Boys, un club situé en banlieue de Manchester. À dix ans, "Woody" est repéré par l'un des meilleurs scouts (recruteurs) du football anglais, Barry Bennell. Cet entraîneur de jeunes rayonne sur les Midlands et le nord-ouest de l'Angleterre, depuis Crewe Alexandra FC, un club de D4 réputé pour son centre de formation [1].

Bennell travaille pour de nombreux clubs, dont des pensionnaires de l'élite tels Manchester City, Leeds United et Stoke City. C'est un rouage essentiel du système : il déniche des talents et fait gagner aux clubs beaucoup d'argent, à une période où les caisses sont souvent vides.

 

 

Charmeur et charismatique, il se fait appeler le "star maker" et sait comme personne gagner la confiance de tous. Et surtout, crucialement, celle des familles. Parmi ses pépites transformées en vedette et/ou international : Rob Jones, Andy Hinchliffe, David White, Craig Hignett, Robbie Savage, Gary Speed [2].

Woodward, dans Position of Trust, écrit : "Maman et Papa se sentaient rassurés par Bennell.(...) Ils le considéraient comme un ami, un mentor." Pour beaucoup, Bennell est l'homme providentiel qui, comme il aime le répéter avec emphase, "transforme un stagiaire à 20 livres par semaine en un pro à 2.000".

Le mur du silence

De dix à dix-sept ans, "Woody" subira quasi quotidiennement les sévices sexuels de Bennell. Il dira avoir été violé des centaines de fois. La semaine, le week-end et pendant les vacances, qu'il est souvent forcé de passer chez, ou avec, lui, parfois en Espagne où Bennell organise des stages de foot.

Ce dernier habitait un village du Parc national du Peak District et appelait sa maison "le paradis pour enfants" (surnommée "Neverland" dans Position of Trust. Les pièces principales avaient été transformées en salles de jeu pour ados, avec en bonus une mini ménagerie, comprenant entre autres un singe et un bébé puma).

Ses parents, en difficulté financière et aveuglés par l'aura de Bennell, ne se douteront de rien. Tétanisé, Woodward n'en parlera à personne. Jusqu'en novembre 2016, quand il décide courageusement de briser le silence.

Le script déroule efficacement, parfois subliminalement, les mécanismes d'emprise et de contrôle (grooming, le conditionnement), aussi bien sur l'enfant que l'entourage proche et l'environnement extérieur. La gamme est infinie. Promesses induisant la subjugation ("Grâce à moi, votre fils jouera à Old Trafford"), valorisation-dévalorisation, isolation, manipulation, intimidation, chantage, cadeaux... 

Habité par un sentiment de toute-puissance, Bennell avait la menace facile, y compris physique. Froidement, il rappelait que parler tuerait net tout avenir dans le football. Quiconque refusait ses avances n'était plus aligné. Des aberrations rendues possibles par l'inefficacité des structures protectrices des mineurs à l'époque et par la complaisance de la societé, conjuguée à une omerta complice et intéressée du milieu.

Le déficit d'empowerment (pouvoir d'action) des victimes a fait le reste. Le retentissant scandale Jimmy Savile, présentateur télé vedette, fait figure à cet égard de cas d'école. D'autres suivront, qui mettront à nu les graves défaillances du système, telles les affaires Rolf Harris ou Rotherham, Oldham et Telford.

La trame de l'histoire, construite autour de flash-backs et récits enchâssés, se concentre sur les années 1980 et 1990. La partie finale nous projette dans l'après-football de Woodward, jusqu'à un passé récent.

Dans un moment particulièrement fort, fin 2016, Woodward recontacte via Skype son meilleur ami chez les jeunes, le talentueux gardien Ash Stephenson (qui fera deux ans à feu Lilleshall, le Clairefontaine anglais, de 1984 à 1999) :

"Ash, tu sais ce qu'il [Bennell] me faisait, n'est-ce pas ? Quand il me forçait à partager son lit. Tout le monde était au courant, hein ?

- Non, je l'ignorais. Mais j'avais des soupçons.

- Moi, je pense que tout le monde savait. Personne n'en parlait. Il t'a fait des trucs, à toi ?

- Il a essayé.

- Et alors ?

- J'ai dit... 'Non'.

- (Des larmes dans la voix.) Tu n'as pas dit : 'Non', tu as dit : 'Va te faire foutre'. 

- Tu m'as entendu ?

- Pourquoi n'ai-je pas dit 'Va te faire foutre', moi ? Pourquoi n'ai-je rien dit ? Pourquoi étais-je son préféré ?"

Une carrière volée

Sur le papier, Woodward a honnêtement mené sa barque, alignant dix saisons de Football League (D2-D4) et une (inachevée) de non-League. En réalité, les psychotraumatismes de l'enfance ont eu un effet dévastateur. Bennell a privé Woodward de la lumière, de l'épanouissement. C'est une carrière minée par la souffrance, durant laquelle il ne pourra pleinement exprimer ses qualités.

Un deuxième calvaire qui s'achèvera à vingt-neuf ans, en D5. Dans la dépression et la haine de soi. À la moitié du docudrame, juste avant un coup d'envoi, une crise de panique cloue Woodward aux toilettes.

Alors que le manager, Neil Warnock, hurle en tambourinant à la porte des WC, il avale des cachets pour évacuer son anxiété. Il écopera d'une amende avec injonction de "mettre de l'ordre dans sa tête". Sa décennie dans le football professionnel apparaît aujourd'hui comme d'autant plus héroïque.

 

 

La reconversion sera douloureuse. Entré dans la police fin 2002 et formé à la liaison avec les familles, il en sera exclu en 2016 pour faute professionnelle grave. Cette période figure dans le téléfilm. On y voit un homme brisé, comme prisonnier de son passé, filmé dans la pénombre. Cette même semi-obscurité qui servait d'excuse à Bennell, chez lui, pour se livrer à des attouchements tout en passant aux gamins des films d'horreur.

La vie personnelle de Woodward est marquée par la tragédie. Par un glaçant coup du sort, ou peut-être un obscène calcul, Bennell, à trente-quatre ans, séduira la sœur aînée d'Andy Woodward (âgée de quinze ans) et l'épousera en 1990, contre l'avis parental. Une épreuve supplémentaire pour cette famille durement frappée par le malheur, souvent aux mains des Bennell. En 1970, un cousin Bennell avait violé et battu à mort une tante de Woodward, enceinte de sept mois. Un féminicide d'une sauvagerie inouïe.

Les ravages causés par les troubles de stress post-traumatique seront considérables. Quatre mariages, plusieurs tentatives de suicide, une instabilité chronique, un mal-être qui le ronge et l'envoie en thérapie dans un centre de désintoxication (la Sporting Chance Clinic, fondée par l'ancienne vedette d'Arsenal Tony Adams). Et Woodward culpabilisera "d'être incapable de rester fidèle, d'avoir des relations et une sexualité normales et vouloir toujours prouver l'impossible".

Page 100 de Position of Trust, il écrit : "Ce que j'ai vécu avec Bennell a empoisonné ma vie sentimentale. (...) J'ai toujours cherché à être au centre de l'attention, toujours ressenti le besoin d'être une victime. (...) Pire, j'ai toujours été accro aux relations compliquées, à l'angoisse - physique, émotionnelle, psychologique."

Des abus "à une échelle industrielle"

Floodlights aurait tout aussi bien pu s'intituler floodgates (les vannes), tant la parole s'est libérée. En novembre 2016, Woodward crée The Offside Trust, un organisme de protection de l'enfance, ainsi qu'une ligne téléphonique d'assistance-écoute. Parallèlement, la police ouvre une cellule d'enquête spécifique, intégrée à la colossale "Operation Hydrant".

L'étendue des abus sexuels perpétrés dans le football - impliquant entraîneurs de jeunes, recruteurs, personnel médical, etc. -, progressivement révélée par l'enquête policière nationale, choque même les enquêteurs les plus aguerris [3]. Des haut gradés parleront d'abus commis "à une échelle industrielle".

 

 

La prégnance de la "culture du silence" interpelle également. Crewe Alexandra était surnommé localement le "paedo club" (club pédophile), et les équipes coachées par Bennell les "bum boys" (bum = fesses) ; Woodward était affublé de surnoms similaires. Des injures souvent utilisées sur le terrain ou gueulées de la main courante. Tout le monde savait, mais personne n'osait ou ne voulait parler.

Peu étaient également disposés à écouter. En janvier 1997 [4], l'émission d'investigation "Dispatches" diffuse Soccer's Foul Play. La journaliste Deborah Davies y interviewe Ian Ackley, une victime de Bennell entre 1979 et 1983 (plus tard, il affirmera avoir été violé une centaine de fois par ce dernier).

Dans cet article du Times, Ackley commente : "Les clubs savaient car des parents et enfants s'étaient plaints de Bennell, mais ils fermaient les yeux. Manchester City par exemple, où Bennell se sentait comme chez lui, aurait à répondre à pas mal de questions".

Ackley, et d'autres (parents, dirigeants, jeunes joueurs), rapportent que leurs plaintes sur Bennell, ou d'autres, auprès des clubs, de la police ou la FA (fédération anglaise de football) restèrent sans suite. Les rumeurs et soupçons furent pareillement ignorés.

Un "Dispatches" accablant pour la FA. Celle-ci, censée protéger clubs et licencié(e)s, n'avait en place, en 1997, aucune régulation spécifique sur la prévention contre la maltraitance infantile et la protection des mineurs (safeguarding). Pire, elle ne procédait à aucune vérification de casier ou d'antécédents sur les entraîneurs de jeunes. Ses dirigeants refuseront de répondre aux questions des journalistes de l'émission.

À la fin de Floodlights, deux messages s'affichent : "En seulement quelques semaines [de mi-novembre à mi-décembre 2016], plus de cent joueurs ayant été agressés sexuellement par Barry Bennell s'étaient fait connaître. Bennell purge actuellement une peine d'emprisonnement de trente-quatre ans." Et : "En 2021, l'arsenal juridique pour la protection des mineurs en milieu sportif a été renforcé."

Sans le courage d'Andy Woodward, rien de tout cela ne serait sans doute arrivé. 

 

 

Floodlights est visionnable ici (géolocalisation).

 

[1] Dario Gradi est alors le manager de Crewe Alexandra. Il présentera des excuses en 2021 pour "ne pas avoir su reconnaître les signes d'abus sexuels" commis par Bennell, tout en affirmant n'avoir jamais rien remarqué. Il a également contesté les conclusions d'un rapport qui l'accusait d'avoir, dans les années 1970, insuffisamment signalé à la direction de Chelsea FC (où il était entraîneur adjoint) les agissements du recruteur et pédocriminel Eddie Heath.

[2] Le Gallois s'est suicidé fin novembre 2011. Au moins quatre professionnels coachés par Bennell se sont donnés la mort. Hormis David White, aucun des joueurs cités dans la liste précédant le renvoi n'a déclaré avoir été victime de Bennell.

[3] Un mois après les révélations d'Andy Woodward, 429 victimes de pédocriminalité dans le football britannique s'étaient déjà manifestées. Au 29 mars 2018 (derniers chiffres disponibles), l'Opération Hydrant recensait 2.807 signalements, 340 clubs nommés, 849 victimes potentielles et 300 suspects. Cette fiche Wikipedia fait le point.

[4] Bennell purgeait alors une peine de quatre ans de prison aux USA, pour avoir violé un Britannique de treize ans pendant un stage en Floride. Libéré en septembre 1997 et expulsé vers le Royaume-Uni, il sera arrêté et jugé pour 23 agressions sexuelles commises sur des garçons âgés de neuf à quatorze ans en Angleterre, entre 1978 et 1992 (il écopera de neuf ans de prison).

 

Réactions

  • Tonton Danijel le 30/06/2022 à 18h23
    Merci pour cet article édifiant. Cela rappelle aussi le témoignage de Patrice Evra au Times, sur les abus sexuels dont il avait été victime à la même période (la différence étant qu'Evra a été victime d'un professeur qui s'était proposé de l'héberger et n'avait aucun lien avec le centre de formation où il était).
    A l'époque, confier ses enfants à des adultes extérieurs ne posait aucun problème aux familles qui n'avaient aucune crainte...

  • Mangeur Vasqué le 30/06/2022 à 22h00
    Les annotations initiales étaient trop longues pour publication alors j’ajoute ces précisions ici :

    1) Sur les abus sexuels dans le milieu religieux, cf le film Spotlight lien (249 prêtres/membres du clergé pédocriminels sur le diocèse de Boston. Voir ici lien et là lien). Andy Woodward et le réalisateur de Floodlights, regrettant que le script de Spotlight se focalise sur l’investigation des journalistes du Boston Globe, ont choisi de raconter l’histoire du point de vue de la victime.

    2) En fin d’article (incrustation sur écran) : “Bennell purge actuellement une peine d’emprisonnement de 34 ans”. Pour une cinquantaine d’agressions sexuelles – reconnues – commises entre 1979 et 1991, sur douze garçons âgés de 9 à 15 ans. Bennell avait auparavant été condamné à trois peines du même type, pour un total de dix-huit ans (il en effectuera la moitié).

    A noter que lorsque Barry Bennell sortit de la prison de Jacksonville (Floride) en sept. 1997 (sa première peine) et fut expulsé des USA, la police du Cheshire le cueillit à l’aéroport de Manchester, mais dut le relâcher (faute de preuves, témoins qui se rétractèrent, ce genre de chose). La CID (PJ britannique) soupçonnait fortement Bennell d'avoir commis des centaines d'autres d’agressions sexuelles depuis les années 1970 en Angleterre et, lors des stages foot à l’étranger (Espagne, principalement), sur des gamins britanniques. Mais les preuves et témoignages manquaient, personne ne voulait parler. La police du Cheshire finit par persuader Woodward de faire une déposition anonymement (c’est dans le docudrame). Celle-ci s’ajouta à cinq autres et Bennell prit 9 ans (il en fera environ 5). Le résumé du procès qui eut lieu à la cour d’assises de Chester en mai-juin 1998 : lien

    Par ailleurs, je signale une émission en trois parties de la BBC intitulée “Football's Darkest Secrets” (diffusée en mars 2021) sur les abus sexuels dans le foot britannique, visionnable sur le iplayer de la Beeb lien (“Behind the goals, behind the glory - the child abuse football ignored. Their stories were overlooked for decades, until the survivors finally had their voices heard”). La bande-annonce : lien.

    Malheureusement le iplayer est géolocalisé (uniquement R-U) mais rappelons à toutes fins utiles que recevoir les chaînes british en France est facile et relativement peu coûteux (soit par VPN soit via une box, type Freesat digital box ou Sky digi box + parabole – la taille variera selon votre situation géographique en France, voir ici lien –, voir forums eg celui-ci lien ou se faire tout installer par spécialiste audiovisuel, antenniste, etc).

  • Mangeur Vasqué le 30/06/2022 à 22h13
    Effectivement, bon exemple. Le niveau de confiance et d’acceptation, approximativement jusqu’aux années 1990, envers tout ce qui représentait l’autorité – ou la religion – était aveuglement élevé (Woodward analyse très bien ce phénomène dans son autobio, “Position of Trust”). Et y’a encore pas si longtemps, des figures intellectuelles justifiaient et défendaient encore ces pratiques pédocriminelles lien

  • Sens de la dérision le 01/07/2022 à 14h20
    Merci pour ce récit glaçant. Qu'un type comme ça ait tenu aussi longtemps (des centaines d'agression sur des dizaines et des dizaines de gamins, c'est quand même complètement fou), ça en dit beaucoup sur la permissivité de la société à l'école (et du poids de l'autorité comme tu dis Mangeur)

  • Mangeur Vasqué le 02/07/2022 à 09h07
    Toute l’histoire est ahurrissante vu d’aujourd’hui et il faut parfois des clés pour mieux comprendre et appréhender tout ça. Le docudrame “Floodlights” ne s'aventure pas trop sur ce terrain analytique (normal) mais le livre oui (“Position of Trust”). On perçoit alors bien l’étendue de l’emprise qu’avait Bennell sur tout le monde, la phénoménale ampleur du “grooming” (conditionnement), des parents, de l’entourage, du monde extérieur, des clubs, etc. (au delà du silence, de l’impunité, etc.).

    Woodward, tout en prenant bien soin de toujours préciser qu’il ne leur en voudra jamais, exprime même des doutes sur ses propres parents (sur le thème du “Comment ne pouvaient-ils ne rien savoir/ne se douter de rien ?). A un moment, je ne sais plus si c’est Woodward ou une autre victime ou un enquêteur (parmi ce que j’ai lu et vu là-dessus), Bennell est comparé à un gourou de secte, qui a retourné les cerveaux de son entourage pour mieux réifier ses victimes, ses "proies".

    Tout le monde savait, c’est absolument certain. Woodward raconte par exemple dans le livre comment les juniors de Crewe Alexandra et même certains joueurs du centre de formation* le chambraient dans le vestiaire là-dessus, en se marrant. Ça allait du “Alors, c’est toi le ‘chouchou’ de Bennell ?”, à des trucs plus hardcore (eg, “Alors c’est toi le cadet Bennell encule ?”). Bennell n’était pas alors considéré comme un prédateur sexuel ou autre mais comme un “dirty old man”, un peu comme nous quand on était jeune au cathé dans les années 1960-1970 et que y’avait sans cesse des rumeurs circulant sur des religieux (ou même des animateurs de clubs de jeunes, etc.) “un peu pervers sur les bords” qui tripotaient, et on en rigolait, entre potes, entre frères et soeurs, avec nos parents... L’existence et l’image du “dirty old man” aux mains baladeuses dans la société ça faisait presque partie du décor, tout ça était très normalisé.

    Oui, c’est complètement fou comme tu dis. Lui, Bennell, et beaucoup d’autres malheureusement, comme l’ont montré les témoignages et les investigations de l’Opération Hydrant (mais Bennell a été le pire dans le football, selon les enquêteurs), voir les liens dans l’article vers Hydrant lien (avec un volet spécifique pour le football lien) et la fiche Wiki sur ce sujet des abus sexuels dans le football britannique, lien également dans l’article.

    Hydrant est une opération de police-justice intéressante (montée en juin 2014, suite à l’affaire Jimmy Savile) car elle se concentre sur les abus sexuels commis par le passé (essentiellement années 1970-1980) dans des “institutions” ou “organisations” (type établissements scolaires – en grande majorité écoles privées, ici au Royaume-Uni souvent réservées aux CSP+++, et écoles spécialisées –, également foyers pour enfants, environnement religieux, clubs sportifs) ou commis par des “PPP” (“person of public prominence”, des gens connus).

    Les stats, au 31/03/2022 sont assez effrayantes, voir ici lien

    Extrait :

    “The total number of victims on the Operation Hydrant database is 12,656, comprising 8,370 males, 4,284 females and 2 of unknown sex.
    5,705 different institutions feature on the Operation Hydrant database. These include, but are not limited to:

    • 2423 Educational
    • 811 Children’s homes
    • 657 Religious institutions
    • 553 Children and young people’s associations and clubs.
    • 498 Sport

    Également (tiré de cet article lien) :

    “Operation Hydrant achieved 35% conviction rate for historic child sex offences.

    A major £9million police investigation has uncovered a hidden 'epidemic' of child abuse in the 1970s and 80s, with officers receiving 11,346 allegations, 35% of which resulted in convictions.

    New figures show Operation Hydrant achieved 4,024 guilty verdicts against paedophiles in all walks of life, including teachers, care home workers, priests and youth football coaches. Officers say the convictions are evidence of 'widespread' child abuse in Britain during the period, and predict many more offenders will soon be brought to justice after thinking they had got away with their crimes. “

    Une opération qui a connu un certain succès judiciaire, avec 35 % de taux de condamnation. Des décennies après les faits, c’est un taux de réussite élevé. (Il n’y a pas de “statute of limitation” – prescription – sur en droit britannique sur ce type de délit.)

    A noter que des footballeurs (je ne sais plus combien exactement, faudrait que je reprenne mes notes mais c’est plusieurs dizaines) ont poursuivi en justice Crewe Alexandra lien., Manchester City et d’autres clubs pour réparations/compensations. Dont Andy Woodward, qui a attaqué Crewe en justice en 2004 (il a perdu). La ligne directrice de leur argumentation est qu’à cause de ces détraqués sexuels, jamais inquiétés par le club, leur carrière fut brisée/diminuée, donc pertes de revenus. Mais il me semble que personne n’a réussi à gagner juridiquement sur ce terrain. Voir le verdict du tout dernier procès de ce type, y’a six mois : lien “Eight men who sued Manchester City after saying they were abused by paedophile Barry Bennell more than 30 years ago have lost a High Court lien

    Par contre, des compensations ont été versées, par Manchester City et quelques autres. En 2019, Man City a lancé un programme de compensation – doté de plusieurs millions £ – pour les victimes de Bennell, voir lien (et aussi les victimes d’un autre coach de jeunes de Man City de 1964 à 1971, un certain John Broome, tristement prolifique lui aussi lien. Une ordure décédée en 2010).

    Par ailleurs, d'autres victimes de Bennell ont obtenu compensation, à l’amiable, mais ce n’était pas des footballeurs. Bennell a agressé sexuellement ailleurs que dans le football, notamment dans des camps de vacances “Butlin’s”, très connus ici au Royaume-Uni).

    Pour ce qui est des PPP (“person of public prominence”) de l’opération Hydrant, hormis Jimmy Savile, ces dix dernières années y’a eu les présentateurs TV Stuart Hall lien) et Rolf Harris lien , gros scandales aussi (Harris est australien mais a fait l’essentiel de sa carrière au Royaume-Uni).


    [*à la fin des années 1980, donc relativement récemment. Woodward a été abusé par Bennell jusqu’à ses 17 ans, 1990. Il a souvent dit "jusqu'à 15 ans", par sentiment de culpabilité, par honte, mais en 2019, via sa collaboration au script, il a "avoué" ou plutôt s'est avoué à lui-même que Bennell le violait encore à 17 ans, bcp moins fréquemment qu'avant toutefois)

  • Mangeur Vasqué le 02/07/2022 à 09h46
    Ce qui s'est passé de manière institutionnelle dans les écoles britanniques (surtout privées, et surtout celles avec des internats) jusqu’aux années 1980, et même plus tard, est effectivement tout aussi effrayant que dans le football. Bon, c'est une thématique très connue ici au Royaume-Uni, surtout dans ma branche (l'enseignement).

    Voir par exemple cet article du Guardian de 2014 : lien

    “For generations of boys, sexual abuse was part of the everyday cruelty of boarding lien

    Ou celui-ci de la BBC sur une école pour enfants vulnérables : lien

    “Gail Marshall and Marina Musker were among dozens who claimed they were raped, sexually abused and beaten in the 1960s and ‘70s at Brookside School for Maladjusted Children in lien

    Ça continue aujourd'hui, voir ce reportage d’ITV de 2018 – “Boarding Schools: The Secret Shame – Exposure” (évidemment sur une bien moindre échelle qu’auparavant).

    Ainsi que les violences sur enfants. Les "trois C" cô on disait à propos des écoles privées : Chapel, Cricket and Caning - punitions corporelles (aphorisme parfois formulé ainsi : "The Five Cs : Chapel, Classics, Cricket, Corps and Corporal Punishment"). J'en avais parlé dans l'article sur George Reynolds lien, aussi dans les annotations et commentaires (Reynolds était dans une maison de redressement lui, dirigée par des religieux, mais mêmes pratiques, en plus hardcore).

    Voir par exemple cet article du Times de décembre 2021 : lien.

    “The former pupils ranged in age from twentysomethings to over-80s; some had been to school in the 1930s, others in 2010s. (“Of the accounts we received, 54 per cent describe physical abuse, 27 per cent mention sexual abuse and 18 per cent emotional abuse. “)“

    Le Times a recueilli les témoignages de 1 000 adultes scolarisés dans plus de 500 écoles privées. Enquête du Times avec à sa tête le journaliste d’investigation Alex Renton.
    Comme la plupart des journalistes britanniques des médias nationaux, Renton a été scolarisé dans le privé (dans les années 1970-1980 pour sa part). Il a raconté avoir été victime d’abus sexuel, dès l’âge de 8 ans à Ashdown House, ici lien. Ashdown House, petite école privée primaire fermée en 2020 (frais de scolarité : 30 000 £/an au moment de sa fermeture), était connue pour être la “feeder school” principale d’Eton, la célèbre école privée secondaire de l’élite, à 40-50.000 £/an (bon, c’est ni la meilleure ni la seule pour “l’élite”). Boris Johnson par exemple est passé par Ashdown House avant d’aller à Eton. Y’a une dizaine d’années, parmi la vague de révélations et d'enquêtes, Ashdown House fut gravement mise en cause comme lieu où abus sexuels et violences étaient institutionnalisés, jusqu’aux années 1980.

    Tout ça était courant dans les écoles privées jusquaux années 1980-90 (avec aussi pas mal de “dérapages” dans les écoles publiques. Dans ces dernières, vu qu'il n'y a jamais d'internat (sauf quelques écoles spécialisées), les abus sexuels (ou tentatives) étaient commis quasi exclusivement via le périscolaire ou/et lors de voyages scolaires, soit à l’intérieur du Royaume-Uni, soit à l’étranger. Ou même lors de "voyages privés" (l'enseignant, ayant gagné la confiance des parents, etc. organisait des voyages en petit comité).

    Par exemple ce témoignage d’un Robert dans l’article du Times de décembre 2021 (internat école privée années 1990s, violé par un prof) :

    Robert, 40, went to a boarding school for children in the 1990s, aged 10 :

    […]

    The grooming began early on. There were one-on-one wine tastings in the teacher’s study and private sexual jokes. As Robert continued to push boundaries, this offered an excuse for him to be called up frequently to the teacher’s apartment.

    “I would have private time up there with him when clearly he was in various stages of lien Robert believes he was targeted because of his vulnerability. He had been molested by a family member before, he was withdrawn and found it hard to make friends; later on he was diagnosed as autistic.

    […]

    After the rapes by his teacher, he self-harmed for nearly a decade, took drugs and developed alcoholism and crippling anxiety. He has problems forming and maintaining relationships.

    Towards the end of his time at the school, Robert and another boy, both 13 then, were invited on a trip to France with the teacher. During that trip, he was raped by the lien

    Ou Thomas, dans les années 2000 (agressé sexuellement par d’autres élèves) :

    “Thomas, 29, was abused by a fellow pupil. He started boarding in 2002, aged nine; four years later he moved from his prep school to a boarding secondary school. lien

    Ou bien, la pratique actualisée du “fagging” dérape et ce genre de chose arrive : "“In his first year Thomas was made to attack a lien […] There was no intervention from staff."

    (le “fagging” était sorte de bizutage extrêmement poussé et autrefois courant dans les écoles privés, surtout celles avec internats. Tradition disparue dans ses facettes les plus archaïques ou historiques disons mais qui conserve des vestiges dans certaines écoles, comme l’a montré l’enquête du Times, ainsi que des incidents récents. Le fagging pouvait durer des années sur certains élèves. Dérapages fréquents vers le sexuel. Pratique immortalisée dans la littérature britannique, voir fiche wiki sur le fagging lien) :

    Après un tas d’affaires et scandales (pas qu’en milieu scolaire bien sûr), le gouvernement de David Cameron a diligenté une série d’enquêtes et de rapports (the “IICSA”, The Independent Inquiry into Child Sexual Abuse).

    “The Independent Inquiry into Child Sexual Abuse (IICSA) was established by the Home Secretary in 2015 to look at the extent to which institutions in England and Wales have discharged their duty to protect children from sexual lien

    Enquête toujours en cours d’ailleurs. Le dernier rapport est sorti en mai, j’ai vu ça passer sur une revue professionnelle et le mag d'un syndicat d’enseignants. Il s’intitule “IICSA: sexual abuse and exploitation of children in residential schools”, on peut le consulter ici lien

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