« Tout révéler a changé ma vie »
Floodlights, un splendide docudrame de la BBC, raconte l'histoire d'Andy Woodward, joueur à l'origine du plus grand scandale de l'histoire du football britannique.
Ce témoignage poignant d'un lanceur d'alerte, publié le 16 novembre 2016 dans le Guardian, va provoquer un cataclysme. Ce whistleblower, c'est Andy Woodward, un ancien défenseur professionnel aujourd'hui âgé de quarante-huit ans. En une du quotidien, il raconte les agissements pédocriminels répétés de son ancien coach, Barry Bennell, dont il fut victime des années durant à l'adolescence.
Dans son autobiographie, Position of Trust (2019), Woodward explique : "En me confiant à Daniel Taylor du Guardian, je me suis libéré d'un fardeau. Tout révéler a changé ma vie." Le réalisateur Nick Rowland, secondé par le scénariste Matt Greenhalgh, a superbement transposé son histoire à l'écran.

Bennell, "star maker"
Floodlights ("projecteurs") frappe d'emblée par son authenticité et le ton humain de l'ensemble. Dans sa critique, le Guardian souligne que "everything rings true" - tout sonne vrai. Exact, et ce dès la séquence d'ouverture : une bonne vieille soufflante de l'entraîneur de Bury FC, le sanguin Neil Warnock. L'histoire, brutale, est traitée avec sensibilité, tout en restituant fidèlement le contexte cru du football d'alors.
Le superbe jeu d'acteur et l'universalité du sujet happent même les non-amateurs de football. Les lieux et intérieurs, minutieusement choisis, renforcent l'effet immersif. Andy Woodward (interprété enfant par Max Fletcher et adulte par Gerard Kearns) a étroitement collaboré avec Matt Greenhalgh et cette proximité est instantanément palpable.
Au milieu des années 1980, Woodward est un défenseur prometteur licencié à Stockport Boys, un club situé en banlieue de Manchester. À dix ans, "Woody" est repéré par l'un des meilleurs scouts (recruteurs) du football anglais, Barry Bennell. Cet entraîneur de jeunes rayonne sur les Midlands et le nord-ouest de l'Angleterre, depuis Crewe Alexandra FC, un club de D4 réputé pour son centre de formation [1].
Bennell travaille pour de nombreux clubs, dont des pensionnaires de l'élite tels Manchester City, Leeds United et Stoke City. C'est un rouage essentiel du système : il déniche des talents et fait gagner aux clubs beaucoup d'argent, à une période où les caisses sont souvent vides.

Charmeur et charismatique, il se fait appeler le "star maker" et sait comme personne gagner la confiance de tous. Et surtout, crucialement, celle des familles. Parmi ses pépites transformées en vedette et/ou international : Rob Jones, Andy Hinchliffe, David White, Craig Hignett, Robbie Savage, Gary Speed [2].
Woodward, dans Position of Trust, écrit : "Maman et Papa se sentaient rassurés par Bennell.(...) Ils le considéraient comme un ami, un mentor." Pour beaucoup, Bennell est l'homme providentiel qui, comme il aime le répéter avec emphase, "transforme un stagiaire à 20 livres par semaine en un pro à 2.000".
Le mur du silence
De dix à dix-sept ans, "Woody" subira quasi quotidiennement les sévices sexuels de Bennell. Il dira avoir été violé des centaines de fois. La semaine, le week-end et pendant les vacances, qu'il est souvent forcé de passer chez, ou avec, lui, parfois en Espagne où Bennell organise des stages de foot.
Ce dernier habitait un village du Parc national du Peak District et appelait sa maison "le paradis pour enfants" (surnommée "Neverland" dans Position of Trust. Les pièces principales avaient été transformées en salles de jeu pour ados, avec en bonus une mini ménagerie, comprenant entre autres un singe et un bébé puma).
Ses parents, en difficulté financière et aveuglés par l'aura de Bennell, ne se douteront de rien. Tétanisé, Woodward n'en parlera à personne. Jusqu'en novembre 2016, quand il décide courageusement de briser le silence.
Le script déroule efficacement, parfois subliminalement, les mécanismes d'emprise et de contrôle (grooming, le conditionnement), aussi bien sur l'enfant que l'entourage proche et l'environnement extérieur. La gamme est infinie. Promesses induisant la subjugation ("Grâce à moi, votre fils jouera à Old Trafford"), valorisation-dévalorisation, isolation, manipulation, intimidation, chantage, cadeaux...
Habité par un sentiment de toute-puissance, Bennell avait la menace facile, y compris physique. Froidement, il rappelait que parler tuerait net tout avenir dans le football. Quiconque refusait ses avances n'était plus aligné. Des aberrations rendues possibles par l'inefficacité des structures protectrices des mineurs à l'époque et par la complaisance de la societé, conjuguée à une omerta complice et intéressée du milieu.
Le déficit d'empowerment (pouvoir d'action) des victimes a fait le reste. Le retentissant scandale Jimmy Savile, présentateur télé vedette, fait figure à cet égard de cas d'école. D'autres suivront, qui mettront à nu les graves défaillances du système, telles les affaires Rolf Harris ou Rotherham, Oldham et Telford.
La trame de l'histoire, construite autour de flash-backs et récits enchâssés, se concentre sur les années 1980 et 1990. La partie finale nous projette dans l'après-football de Woodward, jusqu'à un passé récent.
Dans un moment particulièrement fort, fin 2016, Woodward recontacte via Skype son meilleur ami chez les jeunes, le talentueux gardien Ash Stephenson (qui fera deux ans à feu Lilleshall, le Clairefontaine anglais, de 1984 à 1999) :
"Ash, tu sais ce qu'il [Bennell] me faisait, n'est-ce pas ? Quand il me forçait à partager son lit. Tout le monde était au courant, hein ?
- Non, je l'ignorais. Mais j'avais des soupçons.
- Moi, je pense que tout le monde savait. Personne n'en parlait. Il t'a fait des trucs, à toi ?
- Il a essayé.
- Et alors ?
- J'ai dit... 'Non'.
- (Des larmes dans la voix.) Tu n'as pas dit : 'Non', tu as dit : 'Va te faire foutre'.
- Tu m'as entendu ?
- Pourquoi n'ai-je pas dit 'Va te faire foutre', moi ? Pourquoi n'ai-je rien dit ? Pourquoi étais-je son préféré ?"
Une carrière volée
Sur le papier, Woodward a honnêtement mené sa barque, alignant dix saisons de Football League (D2-D4) et une (inachevée) de non-League. En réalité, les psychotraumatismes de l'enfance ont eu un effet dévastateur. Bennell a privé Woodward de la lumière, de l'épanouissement. C'est une carrière minée par la souffrance, durant laquelle il ne pourra pleinement exprimer ses qualités.
Un deuxième calvaire qui s'achèvera à vingt-neuf ans, en D5. Dans la dépression et la haine de soi. À la moitié du docudrame, juste avant un coup d'envoi, une crise de panique cloue Woodward aux toilettes.
Alors que le manager, Neil Warnock, hurle en tambourinant à la porte des WC, il avale des cachets pour évacuer son anxiété. Il écopera d'une amende avec injonction de "mettre de l'ordre dans sa tête". Sa décennie dans le football professionnel apparaît aujourd'hui comme d'autant plus héroïque.

La reconversion sera douloureuse. Entré dans la police fin 2002 et formé à la liaison avec les familles, il en sera exclu en 2016 pour faute professionnelle grave. Cette période figure dans le téléfilm. On y voit un homme brisé, comme prisonnier de son passé, filmé dans la pénombre. Cette même semi-obscurité qui servait d'excuse à Bennell, chez lui, pour se livrer à des attouchements tout en passant aux gamins des films d'horreur.
La vie personnelle de Woodward est marquée par la tragédie. Par un glaçant coup du sort, ou peut-être un obscène calcul, Bennell, à trente-quatre ans, séduira la sœur aînée d'Andy Woodward (âgée de quinze ans) et l'épousera en 1990, contre l'avis parental. Une épreuve supplémentaire pour cette famille durement frappée par le malheur, souvent aux mains des Bennell. En 1970, un cousin Bennell avait violé et battu à mort une tante de Woodward, enceinte de sept mois. Un féminicide d'une sauvagerie inouïe.
Les ravages causés par les troubles de stress post-traumatique seront considérables. Quatre mariages, plusieurs tentatives de suicide, une instabilité chronique, un mal-être qui le ronge et l'envoie en thérapie dans un centre de désintoxication (la Sporting Chance Clinic, fondée par l'ancienne vedette d'Arsenal Tony Adams). Et Woodward culpabilisera "d'être incapable de rester fidèle, d'avoir des relations et une sexualité normales et vouloir toujours prouver l'impossible".
Page 100 de Position of Trust, il écrit : "Ce que j'ai vécu avec Bennell a empoisonné ma vie sentimentale. (...) J'ai toujours cherché à être au centre de l'attention, toujours ressenti le besoin d'être une victime. (...) Pire, j'ai toujours été accro aux relations compliquées, à l'angoisse - physique, émotionnelle, psychologique."
Des abus "à une échelle industrielle"
Floodlights aurait tout aussi bien pu s'intituler floodgates (les vannes), tant la parole s'est libérée. En novembre 2016, Woodward crée The Offside Trust, un organisme de protection de l'enfance, ainsi qu'une ligne téléphonique d'assistance-écoute. Parallèlement, la police ouvre une cellule d'enquête spécifique, intégrée à la colossale "Operation Hydrant".
L'étendue des abus sexuels perpétrés dans le football - impliquant entraîneurs de jeunes, recruteurs, personnel médical, etc. -, progressivement révélée par l'enquête policière nationale, choque même les enquêteurs les plus aguerris [3]. Des haut gradés parleront d'abus commis "à une échelle industrielle".
La prégnance de la "culture du silence" interpelle également. Crewe Alexandra était surnommé localement le "paedo club" (club pédophile), et les équipes coachées par Bennell les "bum boys" (bum = fesses) ; Woodward était affublé de surnoms similaires. Des injures souvent utilisées sur le terrain ou gueulées de la main courante. Tout le monde savait, mais personne n'osait ou ne voulait parler.
Peu étaient également disposés à écouter. En janvier 1997 [4], l'émission d'investigation "Dispatches" diffuse Soccer's Foul Play. La journaliste Deborah Davies y interviewe Ian Ackley, une victime de Bennell entre 1979 et 1983 (plus tard, il affirmera avoir été violé une centaine de fois par ce dernier).
Dans cet article du Times, Ackley commente : "Les clubs savaient car des parents et enfants s'étaient plaints de Bennell, mais ils fermaient les yeux. Manchester City par exemple, où Bennell se sentait comme chez lui, aurait à répondre à pas mal de questions".
Ackley, et d'autres (parents, dirigeants, jeunes joueurs), rapportent que leurs plaintes sur Bennell, ou d'autres, auprès des clubs, de la police ou la FA (fédération anglaise de football) restèrent sans suite. Les rumeurs et soupçons furent pareillement ignorés.
Un "Dispatches" accablant pour la FA. Celle-ci, censée protéger clubs et licencié(e)s, n'avait en place, en 1997, aucune régulation spécifique sur la prévention contre la maltraitance infantile et la protection des mineurs (safeguarding). Pire, elle ne procédait à aucune vérification de casier ou d'antécédents sur les entraîneurs de jeunes. Ses dirigeants refuseront de répondre aux questions des journalistes de l'émission.
À la fin de Floodlights, deux messages s'affichent : "En seulement quelques semaines [de mi-novembre à mi-décembre 2016], plus de cent joueurs ayant été agressés sexuellement par Barry Bennell s'étaient fait connaître. Bennell purge actuellement une peine d'emprisonnement de trente-quatre ans." Et : "En 2021, l'arsenal juridique pour la protection des mineurs en milieu sportif a été renforcé."
Sans le courage d'Andy Woodward, rien de tout cela ne serait sans doute arrivé.
Floodlights est visionnable ici (géolocalisation).
[1] Dario Gradi est alors le manager de Crewe Alexandra. Il présentera des excuses en 2021 pour "ne pas avoir su reconnaître les signes d'abus sexuels" commis par Bennell, tout en affirmant n'avoir jamais rien remarqué. Il a également contesté les conclusions d'un rapport qui l'accusait d'avoir, dans les années 1970, insuffisamment signalé à la direction de Chelsea FC (où il était entraîneur adjoint) les agissements du recruteur et pédocriminel Eddie Heath.
[2] Le Gallois s'est suicidé fin novembre 2011. Au moins quatre professionnels coachés par Bennell se sont donnés la mort. Hormis David White, aucun des joueurs cités dans la liste précédant le renvoi n'a déclaré avoir été victime de Bennell.
[3] Un mois après les révélations d'Andy Woodward, 429 victimes de pédocriminalité dans le football britannique s'étaient déjà manifestées. Au 29 mars 2018 (derniers chiffres disponibles), l'Opération Hydrant recensait 2.807 signalements, 340 clubs nommés, 849 victimes potentielles et 300 suspects. Cette fiche Wikipedia fait le point.
[4] Bennell purgeait alors une peine de quatre ans de prison aux USA, pour avoir violé un Britannique de treize ans pendant un stage en Floride. Libéré en septembre 1997 et expulsé vers le Royaume-Uni, il sera arrêté et jugé pour 23 agressions sexuelles commises sur des garçons âgés de neuf à quatorze ans en Angleterre, entre 1978 et 1992 (il écopera de neuf ans de prison).