Eduard Streltsov, le footballeur martyr (2/2)
Les joueurs d'exception - Après avoir été déporté et effacé de la mémoire officielle, Streltsov retrouvera le droit de jouer au football, en attendant une réhabilitation fort tardive...
Première partie : Eduard Streltsov, le footballeur martyr (1/2)
Au goulag
Le 25 juillet 1958, le lendemain de son vingt et unième anniversaire, Eduard Streltsov est officiellement condamné à douze ans de prison, au régime le plus sévère. Le verdict se fonde sur les accusations de Marina Lebedeva, qui a bel et bien été violentée, mais n'est pas sûre de l'identité de son agresseur, et sur les aveux de Streltsov. Immédiatement, son nom est rayé des registres et on efface toutes traces de sa notoriété. La liste des trente-trois joueurs soviétiques de l'année n'est pas publiée (Streltsov devant être de nouveau élu comme meilleur joueur soviétique), certains de ses buts sont attribués à d'autres, et le nom de Streltsov n'apparaît pas dans l'ouvrage Le Football en URSS, imprimé peu de temps après l'affaire à destination du public occidental. Sa femme, elle, demande le divorce quelques jours à peine après son incarcération.
Mais cela n'était rien comparé à ce qu'il doit endurer au Goulag. D'abord confiné à l'isolement, il est ensuite agressé (probablement sur ordre des autorités) par un autre détenu qui lui brise les jambes avec une barre de fer, ce qui lui fait passer plus de quatre mois à l'hôpital de la prison. Puis, avec le temps, Eduard se remet de ses blessures et sa condition s'améliorant, les directeurs de la prison comprennent vite l'intérêt qu'ils peuvent tirer d'avoir une star du football pour organiser quelques parties et ainsi calmer les débuts de rebellions. Adulé par de nombreux détenus, qui espèrent tous qu'il puisse un jour rejouer sur un vrai terrain de football, Eduard devient un détenu modèle et sa bonne conduite lui permet d'entrevoir le bout du tunnel. Surtout que dans l'intervalle, l'influence d'Ekaterina Furtseva, la mère de "la guenon", a diminué dans les hautes sphères du régime, au point de se faire évincer du Politbüro. Coïncidence ou pas, le 25 février 1963, après "seulement" quatre années et demi passées au Goulag, Streltsov bénéficie d'un allégement de peine et peut recouvrer la liberté.
Vers la réhabilitation
Un mois seulement après sa libération, Streltsov est autorisé à rejouer au football, mais uniquement au niveau amateur. Il s'engage avec le club amateur des usines ZIS, considéré comme la réserve du Torpedo, qui entre-temps est devenu une valeur sûre du championnat soviétique avec un premier titre de champion en 1960, une deuxième place en 1961, et l'avènement de Valentin Ivanov qui a pris une autre dimension que celle de simple acolyte de Streltsov. Bien que diminué physiquement et ayant perdu en endurance et en vivacité, il emmène son équipe à la première place de sa division, en remportant la totalité de ses onze matches. Streltsov, bien qu'amateur, attire toujours autant les foules: lors d'un déplacement à Gorki, une émeute manque d'éclater lorsque les supporters se rendent compte que Streltsov n'est pas sur la pelouse, mais sur le banc des remplaçants.
Puis, en mai 1965, c'est le nouvel homme fort du Parti, Leonid Brejnev, qui l'autorise à revêtir de nouveau le maillot de l'équipe première, pour emmener par la suite son Torpedo à un nouveau titre de champions d'URSS, le deuxième de l'histoire du club. Malgré l'élimination cruelle (1-0 ; 0-0) au premier tour de la Coupe d'Europe des clubs champions face à l'Inter Milan (futur finaliste de l'épreuve), cet exploit permet à ses fans d'espérer sa présence à la Coupe du monde 1966 en Angleterre – d'autant plus qu'à peine trois ans après sa sortie du goulag, il est une nouvelle fois élu meilleur joueur soviétique de l'année. Mais, une fois de plus, et malgré les différents soutiens en haut lieu, les autorités russes l'empêchent d'exprimer son talent devant le monde entier, ne lui accordant pas le visa permettant de rejoindre Londres. L'URSS finira quatrième de cette édition, sa meilleure performance en Coupe du monde à ce jour, et nul ne saura jamais si l'histoire se serait écrite en cyrillique si Streltsov n'avait pas de nouveau manqué cette compétition.
Pelé : "Je pense qu'il était meilleur que moi"
Cruellement, son visa permettant de participer aux rencontres internationales lui sera accordé trois mois plus tard, ce qui lui permet de porter à vingt-cinq son total de buts en matches officiels sous le maillot soviétique, en trente-huit rencontres. En championnat d'URSS, il est élu pour les troisième et quatrième fois meilleur joueur du championnat en 1967 et 1968, année où il finit également meilleur buteur de la compétition, quatorze ans après son premier trophée. En 1970, à trente-trois ans, et alors que tous les supporters du Torpedo espèrent qu'enfin leur vedette pourra participer à une Coupe du monde, Eduard Streltsov est victime d'une rupture du tendon d'Achille en cours de match et doit mettre un terme à sa carrière.
Il s'arrête donc en ayant inscrit le total de 99 buts en 222 matches pour le Torpedo, mais sans avoir pu disputer une seule rencontre de Coupe du monde. De l'autre côté de la planète, celui qui n'était qu'un jeune Brésilien surdoué devient, en soulevant le trophée Jules Rimet pour la troisième fois, le roi Pelé. Pelé qui dira un jour: "Mon plus grand rival? Eduard Streltsov. Et encore, je pense qu'il était meilleur que moi".
Difficile d'imaginer, vu de l'extérieur, l'aura qu'a atteinte Eduard Streltsov en URSS, à la fois star du ballon rond et symbole de la résistance à un système dont tout le monde connaissait les travers, sans toutefois oser s'y opposer. Aujourd'hui encore, en Russie, une passe en talonnade est appelée une passe "à la Streltsov", en hommage à celui qui affectionnait tout particulièrement ce geste.
La vérité dans les archives
Il intégrera ensuite en 1974 l'encadrement du Torpedo comme entraîneur des équipes de jeunes, mais sans jamais évoquer l'affaire qui l'avait conduit au Goulag, ni les conditions de sa détention – des menaces de mort pesant sur lui et sa famille au cas où il serait tenté d'évoquer un passé dont personne ne voulait qu'il ressurgisse. Streltsov meurt d'un cancer de la gorge en 1990, peut-être contracté quatre années plus tôt lors d'un match de charité à Tchernobyl, en hommage aux victimes de la catastrophe. Il faut attendre 1991 et la chute du Mur pour que les langues se délient, et que l'ouverture de dossiers classés du KGB révèle ce que tout le monde savait, à savoir que Streltsov avait bel et bien fait l'objet d'un complot. Une conspiration dictée depuis le Kremlin, visant à la fois à punir celui qui avait osé se rebeller, et à se prémunir contre une "Streltsov-mania" qui n'aurait pas manqué de parcourir la jeunesse russe en cas de succès trop éclatants. L'idéologie communiste devait mettre en valeur le collectif et Streltsov, trop doué, trop charismatique, attirant trop la lumière, incarnait une starification abhorrée par le régime.
En 2001, sous l'impulsion de l'ancien champion du monde d'échecs Anatoly Karpov, et de l'ex-maire de Moscou Iouri Loujkov, un comité de réhabilitation est créé, visant à faire toute la lumière sur les événements dont fut victime Eduard Streltsov. On avait déjà pu voir, en 1997, Marina Lebedeva – la jeune femme que Streltsov avait prétendument agressée – déposer une gerbe de fleurs sur sa tombe, le lendemain de la cérémonie annuelle célébrant la date de sa mort. Une statue est inaugurée devant le stade Olympique de Loujniki, et le Torpedo renomme son enceinte "Stade Eduard Streltsov", honneur mille fois mérité pour celui dont la fidélité au club fut l'une des causes de sa descente aux enfers.
En 2006, à l'occasion du cinquantième anniversaire de la victoire aux Jeux Olympiques de Melbourne, le Comité Olympique russe lui remet à titre posthume la médaille qu'il avait refusé cinquante ans plus tôt. Le plus talentueux footballeur soviétique de l'histoire n'eut pas la carrière qu'il méritait, mais le peuple russe se souviendrait à jamais de ses exploits.
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