Bauer, stade critique
Pendant que l'équipe première du Red Star joue à Beauvais, la réserve maintient la flamme de Bauer, pendant que le sort de l'emblématique enceinte de Saint-Ouen se joue en coulisse à coups d'épisodes politiques tragi-comiques.
On marche encore. Si l'équipe première du Red Star remonte effectivement une à une toutes les divisions, comme le chante 8°6 crew, le groupe fétiche de la tribune Rino, son équipe réserve fait le yoyo dans les profondeurs des championnats de ligue. Cette année, elle vient de descendre en DSR, la deuxième division de la ligue Île-de-France, cinq niveaux en dessous de son équipe première, au même échelon que l'équipe réserve de Poissy par exemple.
Retour à la maison
Mais cet après-midi-là, pour la réception d'Ararat Issy-les-Moulineaux, c'est le tout premier match de la saison au stade Bauer et le public est venu par centaines. Pourtant, les affluences de l'équipe réserve du Red Star à Bauer se comptent d'habitude avec deux chiffres, mais l'événement est exceptionnel: ce match est l'occasion d'enfin revenir à Bauer depuis le dernier match de National en mai dernier, puisque l'équipe première évolue à l'inaccessible stade Pierre-Brisson de Beauvais.
À l'appel du Collectif Red Star Bauer, qui a mobilisé ses troupes pour l'occasion, la tribune Rino s'enflamme, chante et danse quatre-vingt-dix minutes durant, craque les fumis, fait péter les pétards, monte sur les grillages, provoque même un mini envahissement de terrain festif (l'occasion pour un membre de la Rino de faire trinquer la directrice générale Pauline Gamerre)....et range tout à la fin. L'enjeu est l'ambiance: prouver que celle du Red Star est à Bauer et pas à Beauvais (où personne ne chante, au contraire des supporters en déplacement dans les parcages visiteurs du Havre ou de Lens). Et le double buteur du jour, Nabil Guedioura, petit frère d'Adlène, kiffe l'ambiance. Le public veut d'autant plus prouver son attachement à son stade que le destin de Bauer se joue dans les arènes politiques. Il est d'abord un enjeu municipal depuis des dizaines d'années puisqu'il appartient à la mairie, fait l'objet de projets de rénovation (ou de démolissement) depuis plus de vingt ans, et a toujours été un sujet de friction entre le club et la municipalité.
Un endroit convoité
Le président du club, Patrice Haddad, aux rênes du club depuis une demi douzaine d'années, est en passe de réussir la partie sportive de son projet: faire remonter le club du CFA à la L2 en stagnant le moins longtemps possible dans le dispendieux National, avec un investissement personnel non négligeable mais sans les milliards d'un "sugar daddy". Beaucoup avant lui s'y sont cassé les dents, partout en France, et au Red Star en particulier. Comme beaucoup de projets ambitieux de reprises de clubs, Patrice Haddad l'accompagne d'un volet immobilier, destiné à appâter les investisseurs du BTP: la construction d'un stade neuf, dans le quartier éloigné des Docks, au grand dam du public de Bauer.
La position de la municipalité sur ce sujet est complexe. D'abord, parce que les élections municipales de 2014 ont fait passer à droite la ville de "banlieue rouge" historique, changeant complètement les interlocuteurs. Mais même avant ces élections, la gauche au pouvoir à Saint-Ouen était un tissu compliqué de coalitions impliquant plusieurs courants au sein du PC/FdG et plussieurs courants au sein du PS, chacun avec des positions sur le dossier différentes, voire variables dans le temps, voire changeantes selon les interlocuteurs. Une chose est certaine, c'est que l'ancienne maire Jacqueline Rouillon n'a jamais caché son manque d'intérêt pour la question du stade, voire sa sympathie pour le projet haddadien d'un stade neuf ailleurs. Il faut dire que l'emplacement central du stade plus que centenaire (en quelque sorte, un monument toujours vivant) à deux pas de la porte de Clignancourt en fait une proie immobilière dont le prix au mètre carré attire les convoitises. Il n'y a pas besoin ni de raison d'accuser la mairie de corruption, mais la simple surface immobilière de Bauer est déjà une pression en soi dans l'affaire.
Enjeu politique
Mais depuis un an, c'est le radical William Delannoy qui est enfin au pouvoir après des années dans l'opposition municipale. Difficile de connaître son avis sur la question avant de s'installer dans le fauteuil du maire tant les déclarations d'intention des candidats sont opaques, mais l'analyse des conseils municipaux (accessibles en ligne) dans lesquels Bauer est à l'ordre du jour depuis les élections dessine un portrait agressif d'un maire que la question rend de plus en plus nerveux. C'est que Bauer est en train de devenir un enjeu qui dépasse la municipalité.
En février dernier, le Red Star joue au stade Jean Bouin une rencontre médiatique de Coupe de France contre Saint-Étienne (médiatique mais boycottée par de nombreux supporters locaux et interdite à ceux de l'ASSE). Le président François Hollande y fait une visite impromptue mais remarquée, assiste au match et déclare sa flamme au Red Star et au "football populaire". Calquant sa communication sur celle de son rival présumé Nicolas Sarkozy, la cellule comm de l'Elysée a eu l'idée d'opposer l'amour affiché de Hollande pour le Red Star "populaire" à l'affichage de Sarkozy au Parc des Princes, en supporter du PSG. Déjà à l'automne 2014, une visite impromptue au stade Bauer avait été organisée par l'Elysée en secret pour la réception du RC Strasbourg en National, puis annulée à la dernière minute quand les RG se sont rendus compte que les ultras de Strasbourg et ceux du Red Star ne sont pas exactement du même extrême bord politique et que cela risquait de mal se passer.
Bonne volonté tardive
Pendant la saison 2014/15, qui voit le Red Star se rapprocher de plus en plus de la Ligue 2, Patrice Haddad se rend compte que son projet de nouveau stade n'est toujours pas tangible, et le précédent de Luzenac à l'été 2014 lui fait comprendre qu'il faut agir pour ne pas que la montée soit refusée faute d'enceinte aux normes. Son objectif mégalomane à long terme reste d'attirer un investisseur pour construire un stade neuf, idéalement avec un partenariat public-privé, mais il change d'objectif à court terme et insiste pour que la mairie mette le stade Bauer aux normes L2 pour la saison 2015/16.
La mairie de William Delannoy fait le mort. Elle ne voit pas d'un bon oeil que Bauer devienne un sujet de premier plan dans la ville. La Ligue 2, ce sont les projecteurs du football professionnel, l'augmentation en nombre et en bruit d'un public qui lui est politiquement opposé, et l'adieu à un éventuel projet de vente/opération immobilière du stade. L'alternative: que le Red Star soit obligé de jouer loin de ses bases pour trouver un stade conforme permettrait au contraire de résoudre (ou plutôt étouffer) ces problèmes par l'éloignement. Malheureusement pour Delannoy, l'entrée en scène du président de la République a l'effet inverse. Le stade Bauer, avec sa narration romantico-politique, devient l'attention de tous les médias (même Télérama...) et plus seulement des pages sports du Parisien. La direction du club s'emploie à entretenir le buzz: elle espère mettre ainsi la pression sur le maire. La mairie est, sous les projecteurs, obligée de montrer sa bonne volonté: elle commande une étude à un cabinet de consulting pour la faisabilité des travaux en.... mai 2015, dix mois après la demande de l'été 2014. À cette date, le Red Star est sûr de jouer en L2 la saison suivante, et sûr de ne pas pouvoir jouer à Bauer. C'est trop tard.
Sans se presser...
Pendant ce temps, le club cherche un terrain de repli, les politiques locaux du même bord que François Hollande (à la communauté de communes, au département 93...) intercèdent pour proposer un hébergement à prix réduit au Stade de France, au moins pour quelques matches dans la saison, afin de "préserver l'enracinement du Red Star dans le 93", mais les négociations entre Haddad et le Stade de France traînent puis échouent finalement juste avant le début de saison. Ce sera le stade Pierre-Brisson de Beauvais, pour quelques dizaines de milliers d'euros d'investissement pour le club.
Pendant l'été, la mairie de Saint-Ouen et le club continuent de négocier. L'étude du cabinet a proposé plusieurs scénarii de rénovation, celui qui semble le plus consensuel est une proposition à cinq millions d'euros, comprenant une rénovation du stade et une mise aux normes. L'autre question épineuse est celle des délais. La procédure normale d'appel d'offres pour la mairie comporte des délais incompressibles, rendant inimaginable la possibilité de jouer à Bauer pour la saison 2016/17. Un moyen d'accélerer est de signer une convention entre la mairie et le club, délégant à ce dernier la responsabilité des travaux.
En juillet, si la signature de cette convention est à l'ordre du jour, la répartition des frais de ces cinq millions est beaucoup plus floue. D'un côté, les communautés territoriales locales (socialistes) se pressent de déclarer qu'elles sont prêtes à participer. De l'autre, ni le maire William Delannoy, ni le président de club Patrice Haddad ne sortent les oursins de leurs poches. Pourtant, ni pour l'un ni pour l'autre, les sommes à débourser ne sont insurmontables. À croire qu'à part le public de Saint-Ouen, un seul acteur est pressé de voir jouer le Red Star à Bauer: le président de la République.
Bras de fer et poker menteur
Au conseil municipal du 28 septembre, la situation est toujours aussi floue. On doit voter une subvention pour la rénovation du stade et, finalement, ce qui est proposé aux voix est... l'écriture d'une lettre demandant aux autres collectivités locales à quelle hauteur celles ci peuvent s'engager, sans qu'il ne soit question de l'engagement quantitatif de la ville. Les questions de l'opposition (en la personne du PC Frédéric Durand) pointent cette étrangeté et poussent le maire dans ses retranchements. On apprend alors que la mairie compte apporter "autant que le club", c'est à dire ne compte rien mettre si le club ne met rien, et refuse désormais la possibilité de réduire les délais par l'établissement d'une convention avec le club: pas de Red Star à Bauer au plus tôt avant la saison 2017/18.... c'est à dire après les élections présidentielles.
Ce revirement entre juillet et septembre est certainement lié à la détérioration des relations entre Haddad et Delannoy au fur et à mesure des négociations, mais elle correspond opportunément à la mise en échec du plan com de la campagne présidentielle de l'Élysée par un soldat de l'opposition. Le Red Star à Beauvais en 2017, c'est l'impossibilité pour Hollande de fabriquer des bains de foule audoniens, footballistiques et populaires en période de campagne électorale présidentielle.
L'affrontement a subitement exacerbé les divisions. Les humiliations quotidiennes ne sont plus à l'échelle de Saint-Ouen, mais des ministères. L'Élysée organise un événement "Euro 2016" citoyen à Bauer? Le maire de Saint-Ouen n'est pas invité. Un rendez-vous est prévu entre le secrétaire d'État aux Sports et le maire de Saint-Ouen pour débloquer la situation? Ce dernier arrive en retard et la rencontre n'a pas lieu. Autre indice que les enjeux dépassent la municipalité et le club: la remarque mystérieuse de Frédéric Durand au conseil municipal, en forme de menace, avertissant le maire qu'à force de tergiversations de la part de la mairie, l'État risque "d'imposer ses choix". Imposer ses choix, c'est à dire racheter le stade à la mairie si cette dernière traîne trop ostensiblement les pieds. Ce qui représente un enjeu financier bien plus important que les atermoiements sur les délais de travaux.
Ultime événement en date dans ce jeu de rôles qui tient à la fois du bras de fer et du poker menteur: un communiqué officiel du club, à la suite du succès populaire du match de l'équipe réserve, affichant le stade "Bauer dans son cœur", se disant prêt à négocier avec la mairie pour l'établissement d'une convention... que le maire a catégoriquement exclue deux semaines auparavant au conseil municipal. On attend maintenant l'intervention de Barack Obama sur ce sujet au conseil de sécurité de l'ONU. Pendant ce temps, le public de Bauer continuera d'encourager Ibou Tounkara, l'emblématique capitaine de la réserve audonienne, pendant que les joueurs de l'équipe professionnelle, ceux qui ont vécu, de leur propre aveu, une communion inédite avec leur public la saison dernière, jouent à Beauvais. sans public. Pour longtemps encore.