«Toucher le ciel et l'enfer presque en même temps»
La grandeur d'un club se mesure à l'aune de son palmarès, mais elle se nourrit aussi des petites histoires qui font la grande. Ça tombe bien, des histoires, chez l'Atlético Madrid, on en a à revendre. Morceaux choisis.
En tant que filiale de l'Athletic Bilbao, le club madrilène arbore à ses débuts les mêmes couleurs que son grand frère qui sont le blanc… et le bleu! Comme beaucoup de clubs du continent de l'époque, les Basques achètent leurs maillots en Angleterre, et plus précisément ceux des Blackburn Rovers. Mais une année de pénurie de maillots des Rovers, les représentants de Bilbao reviennent avec ceux de Southampton, inaugurant en 1911 les couleurs rouge et blanche pour les deux clubs qu'ils revêtissent encore aujourd'hui. La maison mère adoptera le short noir des Saints tandis que les Madrilènes conserveront l'ancien bleu des pensionnaires d'Ewood Park.
Un stade, un périph', une bière.
Une seule tribune couverte, les trois autres qui forment un U continu, des gradins abrupts dans l'anneau supérieur, peu de loges, le stade Vicente-Calderon est l'archétype du stade espagnol. Cette enceinte de 56.000 places a été inaugurée en 1966. Si elle se dresse au bord du fleuve Manzanares, elle a surtout la particularité de voir sa tribune d'honneur littéralement enjamber le périphérique intérieur de Madrid, la M30. Le stade se trouve également juste à côté des anciennes brasseries Mahou. Elles ont fermé depuis pas mal d'années, mais la Mahou continue de couler à flots dans les bars du quartier. Depuis la station de métro Pirámides jusqu'à l'entrée dans le stade, une même ambiance conviviale et populaire, faite de pipas, de bocadillos de calamares et de cañas bien fraîches – mais trop remplies pour ne pas finir sur le pantalon dans les rades archi-blindés – accompagne le flot des sympathisants rojiblancos. Ça grouille, ça rigole, ça chambre et, comme presque partout en Espagne, on rentre dans le stade au dernier moment. Dans l'enceinte en revanche, on chante comme nulle part ailleurs dans la péninsule. Le public colchonero, souvent considéré comme le plus fervent d'Espagne, n'est pas spectateur mais acteur du match.
Un chiffre résume assez bien la ferveur qui entoure l'Atlético: En 2000/01, première année en deuxième division, l'Atlético comptait... 42.500 abonnés. Pourtant, si vous êtes un colchonero de moins de cinquante ans, vous avez vécu bien plus de désillusions que de trophées. Témoignage de Lidia, vingt-huit ans, supportrice de l'Atlético de père en fille et abonnée quelques années avec son frère Jairo au stade Vicente Calderon, avant que la crise ne l'oblige à se désencarter: "Quand j'étais petite, nous étions peu nombreux pour l'Atléti à l'école. La majorité était pour le Real, ce qui était facile car ils gagnaient tout le temps. Mais ça m'était égal de faire partie de la minorité. Comme mon père, j'étais de l'Atléti et fière de l'être. C'est quelque chose d'unique et spécial, c'est toucher le ciel et l'enfer presque en même temps. Comme le dit Joaquin Sabina (voir ci-après), 'quelle belle façon de monter et descendre des nuages!' Tu apprends à profiter plus intensément des victoires après toutes ces souffrances passées. L'Atlético, c'est l'espérance en un futur qui n'est pas écrit d'avance". L'espérance, plus que jamais en cette période d'euphorie, c'est celle de revivre l'équivalent de la saison 1995/96.
Le doblete de 96
Après une mauvaise saison 1994/95 qui a vu l'Atlético finir 14e et consommer quatre entraîneurs, la saison démarre sous la houlette de Radomir Antic, qui sort de trois saisons concluantes à la tête du Real Oviedo (deux fois neuvième). L'équipe s'appuie notamment sur un milieu ultra complémentaire composé de l'Argentin Simeone, de Vizcaino, Caminero – à coup sûr le meilleur joueur espagnol de la saison – et Milinko Pantic. Cette année-là, le danger viendra de partout pour leurs adversaires. Si les attaquants Penev et Kiko finissent les 42 journées avec "seulement" 16 et 11 buts chacun, Simeone contribuera à hauteur de 12 pions, Pantic 10 et Caminero 9, pour donner à l'Atlético la deuxième attaque du championnat. Derrière, le capitaine Solozabal dirige d'une main de fer la meilleure défense de la Liga (32 buts encaissés seulement), devant un Molina qui explose au plus haut niveau pour sa première saison dans les cages madrilènes.
L'Atléti démarre par 8 victoires en 9 journées et prend rapidement la tête du championnat. Pourtant, en mars-avril, la machine se dérègle et le club du président Jesus Gil sent sur sa nuque le souffle chaud des Valencians et du Barça, sur une meilleure dynamique. Mais mi-avril, la finale de la Copa del Rey vient faire basculer définitivement cette saison dans le panthéon rojiblanco. À Saragosse, face au Barça, les Colchoneros arrachent le trophée en prolongation, sur une tête décroisée magistrale de Pantic à la suite d'un centre de Delfí Geli. Une autre victoire sur le Barça lors de la 37e journée, au Camp Nou, sur le score de 3-1, laisse croire que le championnat a choisi son vainqueur. Pourtant, le week-end suivant, le Valence de... Luis Aragones, encore lui, vient s'imposer 3-2 au Vicente Calderon. L'Atlético attendra donc l'ultime journée pour remporter son neuvième titre.
Loin d'être paralysés par l'enjeu, les joueurs d'Antic vont marcher sur ceux d'Albacete en début de match. Un peu brouillons mais transcendés, ils inscrivent deux buts en une demi-heure, signés Simeone et Kiko. La suite du match sera une longue fête, prolongée par un concert dans le stade après la traditionnelle célébration sur la fontaine de Neptune, à quelques centaines de mètres de la fontaine de Cibeles, son équivalent madridiste.
El corner de Pantic
Parmi les héros du seul doublé de l'histoire du club, l'un d'eux a laissé une trace toute particulière: Milinko Pantic. En effet, un des coins du terrain porte le surnom officieux de "corner de Pantic". Le Serbe arrive du Panionios en 1995 sur les recommandations d'Antic, qui l'a côtoyé au Partizan Belgrade, à la fin des années 1980. S'il est alors un sombre inconnu en Espagne, les travées du Calderon vont vite retenir son nom et ses coups de patte: chacun de ses coups francs, centres ou corners fait passer un frisson dans le stade.
Quelques minutes avant un match, Margarita Luengo, cinquante ans bien tassés, quitte le bar où elle se trouve avec les membres de sa peña, en emportant quatre œillets qui, annonce-t-elle, "représentent les quatre buts qu'on va mettre à l'Athletic Bilbao". Les Colchoneros marquent bien quatre buts, l'occasion pour Margarita de jeter un à un ses quatre œillets. Deux de ces réalisations sont issues d'un corner de Pantic. Dès lors, avant chaque match, Doña Luengo lance un bouquet de vingt-quatre œillets (douze rouges et douze blancs) au niveau de ce point de corner. Quelques mois plus tard, au moment de tirer un coup de pied de coin (en espagnol, on utilise majoritairement le mot "saque de esquina"), Pantic, gêné par les fleurs, les envoie vadrouiller. L'histoire aurait pu en rester là, mais Margarita arrive à faire passer un petit mot manuscrit à Milinko sur lequel est écrit "Ne jette pas les œillets, ils sont pour toi". Touché, le milieu contacte son admiratrice, s'excuse et lui remet même son maillot à la fin d'un match contre la Real Sociedad.
Le départ de Pantic en 1998 ne mettra pas fin à l'habitude de Margarita Luengo, qui, bientôt dix-huit ans plus tard et à soixante-sept, ans continue de déposer son bouquet presque à chaque match. Roberto Carlos a ainsi reçu une bronca monumentale un jour où il avait eu le culot de repousser du pied le bouquet. Fraîchement arrivé au sein du club, Arda Turan, après avoir dégagé sans ménagement le bouquet, a lui aussi appris à ses dépends qu'il est des symboles que l'on ne peut toucher impunément sur les rives du Manzanares.
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