Andrew Jennings, l'homme qui fit tomber Sepp Blatter
Infatigable pourfendeur de la corruption au sein du CIO et de la FIFA, le Britannique Andrew Jennings est mort l'an dernier. Son confrère James Oliver lui avait rendu un hommage que nous traduisons ici.
Nécrologie parue dans le Guardian du 27 mars 2022. Auteur James Oliver, traduction Kevin Quigagne.
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Le journaliste Andrew Jennings, décédé à 78 ans le 8 janvier 2022 d'un anévrisme aortique, a fait plus que quiconque pour mettre à jour la corruption systémique au sein des organisations qui régissent le sport mondial. Son travail a abouti aux réformes engagées par le Comité international olympique et à la chute des patrons de la FIFA, l'instance dirigeante du football.
Il a réussi ce tour de force en appliquant ce qu'il avait appris en enquêtant sur la criminalité et la corruption dans la police, lorsqu'il était reporter de presse et radio-télévision. Pour Andrew, le journalisme n'était pas un métier - c'était une mission. En 2000, le New York Times l'a décrit comme "généralement scandalisé et fréquemment scandaleux".
L'une de ses propres définitions du journalisme d'investigation était : "Identifier l'ennemi et le détruire." Mais chez lui, la traque sans relâche reposait sur une technique éprouvée. Des documents compromettants lui étaient remis par des sources avec lesquelles il avait forgé une longue relation de confiance, qui se muait parfois en amitié.

"Président Blatter, avez-vous déjà touché un pot-de-vin ?"
Au CIO, la figure clé était son président, Juan Antonio Samaranch. Le premier livre d'Andrew sur le mouvement olympique, The Lords of the Rings : Power, Money and Drugs in the Modern Olympics (1992), coécrit avec Vyv Simson [1], offensa tant Samaranch que ce dernier, en 1994, saisit la justice suisse via le CIO et fit condamner les deux hommes pour diffamation.
Andrew ignora le verdict ainsi que les cinq jours de prison avec sursis. Deux autres livres suivirent : The New Lords of the Rings (1996) et, avec sa compagne Clare Sambrook, The Great Olympic Swindle (2000) [2].
Le scandale d'attribution des Jeux olympiques à Salt Lake City établit spectaculairement la corruption et les abus qu'Andrew fit tant pour dévoiler, forçant Samaranch à réformer le CIO. Il rejeta les appels à la démission mais passa la main en 2001 après les Jeux olympiques de Sydney.
Andrew connaissait peu le football mais il savait en revanche comment provoquer une réaction. "Président Blatter, avez-vous déjà touché un pot-de-vin ?", demanda-t-il en guise d'introduction au président de la FIFA, Sepp Blatter, devant une assemblée médusée lors d'une conférence de presse au siège de Zurich en 2002. "Je suis incorruptible", répondit Blatter, qui nia toujours toute malversation.
La question d'Andrew était en réalité une invitation patente à toute personne voulant aider à dénoncer la corruption à la FIFA : il était l'homme à qui parler. Cela fonctionna et, bientôt, on lui remettait des sacs pleins de documents qui en firent un expert de la corruption liée à l'attribution des Coupes du monde et les paiements résultants des droits de diffusion, de sponsoring et merchandising.
Cette approche n'a pas toujours plu au Royaume-Uni. En 2010, une source remit une liste de dirigeants sportifs, dont trois membres du comité exécutif de la FIFA, ayant reçu 100 millions de dollars en pots-de-vin.
Le reportage de "Panorama" que je produisis avec Andrew fut diffusé en novembre de cette année-là, quelques jours seulement avant que le comité ne vote pour désigner les pays hôtes des Mondiaux 2018 et 2022. Le Sun qualifia la BBC "d'écervelée, de traître et crétine" et l'équipe de la candidature anglaise nous accusa d'être "antipatriotiques", ce qui fit bien rire Andrew.
Il s'avéra que les désignations avaient déjà été faites en amont. Trois jours plus tard, quand le comité exécutif de la FIFA "élut" la Russie et le Qatar, les protestations indignées s'élevèrent contre la FIFA. Des fonctionnaires du ministère de la Justice états-unien contactèrent alors Andrew. Il me fit suivre leur courriel à la BBC, observant avec jubilation qu'il était "peu judicieux de corrompre en dollars US".
Pour Andrew, la FIFA était une organisation criminelle et il remit au FBI et aux impôts américains des documents sur des délits de fraude fiscale commis par Chuck Blazer, membre du comité exécutif.
Après que Blazer est passé informateur infiltré en 2015, sept officiels de la FIFA furent mis en examen pour racket, association de malfaiteurs et corruption. Blatter fut banni par la FIFA de toute activité liée au football cette année-là et de nouveau en 2021.
"Je vous avais dit que c'était un escroc"
Andrew est né à Kirkcaldy, dans le comté de Fife en Écosse, fils d'Edith et Edward Jennings, qui servait alors dans la Royal Air Force. La Seconde Guerre mondiale terminée, la famille s'installa à Londres, où Edward était chef d'établissement.
Après des études aux lycées professionnels de Watford et South West Herts, puis au Lycée d'enseignement général de Bushey, Andrew fut admis à l'université de Hull. Mais au lieu de finir ses études en administration sociale, il enquêta sur le drame des naufrages de trois chalutiers qui frappa la ville en 1968, causant la mort de 58 membres d'équipage en trois semaines.
Les journaux nationaux le rémunérèrent pour ses conclusions de recherches, puis il intégra l'équipe Insight du Sunday Times [le pool d'investigation du journal, ndt], avant de rejoindre le Burnley Evening Star. Suivront le Daily Express et l'émission radio de consommation "Checkpoint" sur la BBC au début des années 1970. En 1982, il devint reporter télé pour " Watchdog ", célèbre rubrique de l'émission quotidienne d'actualité "Nationwide".
Deux ans plus tard, il rejoignit l'émission documentaire "Brass Tacks", mais sa carrière à la BBC s'arrêta net en 1986 quand, fidèle à lui-même, il démissionna à la suite du refus de la direction de diffuser son reportage sur la corruption dans la Metropolitan Police [la police du Grand Londres, ndt].
L'équipe de "World in Action" de la chaîne TV Granada l'accueillit alors, lui et son reportage, où il fut ensuite rejoint par Simson, son producteur à la BBC. Avec ce dernier et Paul Lashmar, il publia Scotland Yard's Cocaine Connection (1989).

C'est son collègue de "World In Action", Paul Greengrass, qui suggéra à Andrew de s'intéresser à la corruption dans les instances sportives internationales. Comme Andrew observa plus tard : "Paul a ensuite choisi Hollywood [3] et moi de fouiller dans les affaires du Comité olympique international."
En 2006, dans le cadre de son travail sur la FIFA, il publia FOUL ! The Secret World of FIFA : Bribes, Vote-Rigging and Ticket Scandals [4], qui détaille la corruption dans l'instance qui régit le sport planétaire le plus populaire.
C'est aussi le début de notre collaboration à "Panorama", qui produira cinq émissions sur le sujet. Ces documentaires montrent notamment ses tentatives, souvent cocasses, de questionner les pontes de la FIFA sur la corruption, en les abordant inopinément devant des hôtels de luxe, dans la rue ou à la descente d'un avion.
En arrivant à l'aéroport de Zurich, le Trinidadien Jack Warner, membre du comité exécutif de la FIFA, répondit aux questions poliment posées sur ses magouilles de revente de billets en disant, à la grande joie d'Andrew, qu'il "lui cracherait bien dessus".
Lors d'une autre rencontre à Trinidad, Warner lui envoya un "Va te faire enculer". Des instantanés télévisuels révélateurs, et Warner fut l'un des dirigeants inculpés la veille du Congrès de la FIFA en 2015. Pour Andrew, l'enquête des autorités suisses qui s'ensuivit sur Blatter fut "un moment d'intense justice".
Quelques semaines plus tard, Andrew fut victime d'un grave accident vasculaire cérébral alors qu'il filmait à New York. Chose inouïe, après avoir été transféré au Royaume-Uni, un mélange de thérapie à base de chant et de détermination lui permit d'enregistrer le commentaire et boucler le reportage.
Lequel s'achevait sur Andrew fixant du regard une grande photo de Blatter, l'homme sur lequel il avait tant travaillé. Se tournant vers la caméra, il s'adressait au téléspectateur avec une étincelle dans les yeux : "Je vous avais dit que c'était un escroc."
Andrew laisse derrière lui sa compagne, Clare, et leurs enfants, Henry et Rosie. Deux filles jumelles sont nées, et mortes, en 1998. Il laisse également sa fille, Sophie, issue de son mariage avec Janeen Weir, décédée en 1974, ainsi que ses beaux-enfants Belinda et Tim.
Edward Arthur Andrew Jennings, journaliste et réalisateur, né le 3 septembre 1943 et mort le 8 janvier 2022.
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L'auteur de l'article, James Oliver, est un producteur de télévision britannique et journaliste d'investigation pour "Panorama", émission d'actualité phare de la BBC. Il a été plusieurs fois primé et a bien connu Andrew Jennings, notamment pour avoir travaillé avec lui dans le cadre de "Panorama". Il est également auteur et a été publié dans de nombreux quotidiens et magazines, dont The Guardian, The Independent, The Sunday Telegraph et Private Eye (l'équivalent britannique du Canard enchaîné). Voir ici pour plus de détails.
[1] Traduit en français par Main basse sur les Jeux olympiques, éd. Flammarion, 1992.
[2] La Face cachée des Jeux olympiques, éd. L'Archipel, 2000.
[3] Paul Greengrass a notamment réalisé Bloody Sunday, Vol 93, Green Zone et plusieurs films de la saga Jason Bourne.
[4] Carton rouge ! Les dessous troublants de la FIFA, éd. Presses de la cité, 2006.