À qui profite la dissolution ?
Dissoudre les associations de supporters satisfait les intérêts politiques des autorités et des instances du football, mais la mesure aura des effets néfastes à moyen terme.
Depuis plus de deux décennies, l’arsenal répressif et sécuritaire visant à lutter plus durement contre le hooliganisme s’est développé en France. Néanmoins, la politique actuelle de gestion des risques reste exclusivement axée sur un traitement répressif. Dit autrement, les matraques et menottes restent privilégiées au détriment du dialogue et de l'écoute entre instances et supporters.
Une rumeur qui s'est propagée au sein de la tifoseria stéphanoise, si elle venait à être confirmée, pourrait illustrer cette fâcheuse tendance. En effet, à la suite des débordements survenus en marge de la rencontre Reims-ASSE, le responsable de la Division nationale de lutte contre le hooliganisme, Antoine Boutonnet, envisagerait la possibilité de dissoudre le principal groupe de supporters forézien, les Magic Fans. Une telle mesure viendrait confirmer le travail de sape que subissent les tribunes françaises à trois ans du Championnat d’Europe. Déjà appliquée ces dernières années à Paris, Metz, Lyon ou Nice, la dissolution de groupes mérite davantage d’éclairage, en particulier sur ses impacts.
Violence = Hooligans
L'objectif principal est, selon les pouvoirs publics, de lutter contre les violences des hooligans, mais la méthode consiste bien souvent – par l’intervention administrative et au travers de la médiatisation – à assimiler les Ultras à des groupes hooligans. Cette façon de faire nous renseigne davantage sur la vision du supporter que sur la réalité des stades hexagonaux... En l’occurrence, l’acteur public majeur dans la lutte contre le hooliganisme, le ministère de l’Intérieur, tente d’imposer sa vision pour traiter les problèmes de violences supportéristes. Cette mise en sens du monde passe à la fois par la production d’interprétations ("le match de football a perdu son esprit sportif et familial à cause du hooliganisme" [1]) et par la volonté du ministère de durcir les mesures en agissant sur le terrain de la répression.
Pourtant, les derniers chiffres dévoilés par la bien nommée Division de lutte contre le hooliganisme montre que les principaux faits enregistrés relèvent surtout de l’usage de fumigènes [2] et plutôt de délits mineurs, et que – malgré la persistance d’incidents – la France n’est pas touchée par un hooliganisme de masse, au contraire de nombreux pays européens. De plus, il est toujours bon de rappeler que les stades de football n’ont, d’un point de vue historique, jamais été peuplé majoritairement de "familles", qu’elles soient joyeuses, paisibles ou consommatrices.
Les chiffres de la DNLH – abondamment repris chaque saison par les médias – amalgament les diverses interpellations dans la simpliste catégorie "hooliganisme". Or, une analyse en détail révèle la part restreinte de faits violents.
Des impacts très contestables
Les groupes ultras français n’ont pas explicitement renoncé à la violence [3] et certains conservent une forte capacité de nuisance pour les instances du football. Dans ce contexte, l’hypothèse du lien entre dissolution et baisse des débordements connait un certain succès du côté de l’Intérieur.
Cette mesure consiste dans les faits à détruire le cadre institutionnel, c'est-à-dire l’association elle-même, qui serait génératrice de violence et qui permettrait à ses membres de la reproduire. Or, il apparait clair que le cadre associatif permet aux groupes de s’institutionnaliser, en déclarant leurs statuts, en désignant des responsables, interlocuteurs potentiels, en disposant parfois d'un local, tout ceci dans l’optique de développer les activités de l’entité. Une faction de supporters qui aurait comme motivation principale la violence se devrait au contraire de rester et d’agir le plus possible dans l’ombre.
Cette désinstitutionalisation progressive des tribunes françaises rend plus difficile l’action des forces de l’ordre et des clubs. Avec la disparition des groupes structurants, les incidents sont beaucoup plus durs à appréhender. La dissolution des Boulogne Boys en 2008 n’a aucunement permis d’endiguer l’antagonisme Boulogne-Auteuil, pointant ainsi l’inefficacité de cette mesure. Les supporters qui veulent continuer à suivre leur équipe le font à titre indépendant, puisque pour la plupart d’entre eux il est hors de question de rejoindre un autre groupe ni de mettre un terme à leur passion. En effet, les associations peuvent fournir, à l’occasion des déplacements, des informations comme les horaires de départs aux responsables des clubs. En schématisant: il est plus facile d’encadrer deux bus que vingt voitures de supporters...
Les ultras comme interlocuteurs
La disparition de groupes majeurs est dangereuse, car ces derniers sont structurés et hiérarchisés, leurs règles internes ou celles de la tribune régissent le comportement des membres. Ces règles et usages peuvent parfois transgresser les lois en vigueur, en tolérant certains comportements délictuels comme la consommation de drogues douces ou le recours à la violence selon certains principes, mais elles permettent néanmoins d'endiguer les comportements les plus dangereux des supporters. L'autorégulation des comportements est présente au quotidien, et sans nier les problèmes, la plupart des leaders ultras mettent régulièrement en avant le caractère social du groupe. Il y a trois ans, l’ultime communiqué de la Brigade Sud niçoise était explicite: "Aux pouvoirs publics, nous souhaitons bien du courage pour trouver des interlocuteurs, des gens sensés pour canaliser et pacifier les tribunes".
Photo : lateralenissart.com
Les forces de l'ordre sur le terrain préfèrent généralement un mauvais dialogue à l'absence de dialogue, qui augmente les risques et compromet leur prévention. À l'intérieur des groupes ultras coexistent des tendances et des courants différents, que ce soit sur le plan politique, sur la question de la violence ou du rapport au supportérisme lui-même. Si le cadre associatif disparaît, des groupuscules peuvent émerger et développer des nouvelles approches qui peuvent s'opposer. Sans même évoquer le scénario italien, la déstabilisation des tribunes françaises peut à terme générer de nouvelles situations beaucoup plus opaques et plus complexes à gérer pour les pouvoirs publics et les instances du football.
La nécessité de nouvelles réponses
La disparition des groupes de supporters n’apporte pas de bénéfices tangibles sur le plan de la sécurité. En revanche, elle peut servir les intérêts des dirigeants de clubs. Dans un football français très paternaliste, où le supporter "doit rester à sa place", l'Ultra revendicatif, qui se dit défenseur de l'identité du club, s'oppose à la "marchandisation du football" et peut manifester contre la politique du club, est de plus en plus indésirable. Il n'est alors pas surprenant de voir des groupes ultras disparaitre dans l’indifférence générale. Mais en soutenant cette politique, les clubs se coupent d’une ressource non négligeable dans un football français où la culture club est d’une cruelle pauvreté. À ce sujet, Marie-George Buffet, l’ancienne ministre des Sports avertissait il y a quelques mois "On dit souvent, en France, que le public n'est pas à la hauteur, on se plaint de son manque de ferveur et d'attachement au club. Mais si l'on refuse de collaborer avec les groupes de supporters, si l'on dénigre leur rôle en tribunes, si l'on rechigne à les consulter pour les grandes décisions, mieux vaut ne pas s'offusquer, ensuite, d'une prétendue désaffection."
La majorité des groupes moteurs du mouvement français existent depuis plus de vingt ans, ils regroupent des centaines voire des milliers de supporters, juvéniles dans la majorité des cas. Il serait temps de les considérer comme des acteurs à part entière et plus exclusivement comme des fauteurs de troubles potentiels. La manifestation des ultras à Montpellier en octobre dernier atteste de leur capacité à s’établir comme des interlocuteurs audibles. Une réelle volonté de résoudre les problèmes de violence – du moins si elle existe au-delà des intentions affichées – passe nécessairement par une politique de dialogue et de concertation, et non par des mesures spectaculaires à l’image de cette grande illusion que demeurent les dissolutions de groupes.
Les réponses sécuritaires apportées depuis vingt-cinq ans n’ont pas fait disparaître les problèmes de violence dans les stades français. Alors que le pays modernise son parc de stades, le moment est venu de proposer une nouvelle politique, innovante et ambitieuse de gestion du supportérisme, car le défi ne consistera pas à remplir ces enceintes modernes, mais plutôt à les faire vibrer.
[1] Communiqué du ministère de l’Intérieur du 31 mai 2010.
[2] La division nationale de lutte contre le hooliganisme (DNLH) a officialisé récemment son rapport sur la saison 2011/12 en L1 et en L2. Le nombre d’interpellations a baissé par rapport à 2010/11 et se chiffre à 718 dont 597 en L1. L’utilisation d’objets pyrotechniques et surtout d’engins détonants demeure la première cause d’interpellation devant les violences.
[3] En début de saison, un jeune supporter montpelliérain, "Casti", a perdu un œil suite à un tir de flashball. Ce nouveau fait de violence policière a été massivement dénoncé par les ultras français réunis pour une grande manifestation dans les rues de Montpellier en octobre dernier. En marge de cette manifestation, un responsable de la Butte Paillade 91 expliquait : "Nous sommes là pour Casti, nous sommes là aussi pour revendiquer les droits des supporters, des Ultras. Contre les IAS abusive, contre la justice disproportionnée... Toutes ces sanctions dont on est victime tous les week-ends... Je ne dis pas qu'on est des anges: quand on fait des conneries, comme je l'ai toujours dit, on assume. Par contre, quand il s'agit de choses qui sont insignifiantes, il faut arrêter". Malgré ce souci de justice, les ultras ne nient pas que la violence fait partie intégrante de leur culture.