Pourquoi le foot est plus difficile à arbitrer que les autres sports
Le foot est peut-être le seul sport où ce qui est sifflé ressemble énormément à ce qui ne l’est pas. Même dans le rugby, où beaucoup de phases ne ressemblent à rien, il reste très confortable d’arbitrer.
Les règles du foot sont différentes des autres. Essayons de montrer ce qu’elles ont de singulier et d’expliquer en quoi elles sont, par essence, propices à la polémique. Et, par voie de conséquence, pourquoi l’arbitre sera toujours contesté, mais jamais remplaçable.
Les points d’arbitrage problématiques ont un point commun: il n’y a qu’une différence de degré entre ce qui est autorisé et ce qui est interdit, et non pas une différence de nature. Ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas ne sont pas des choses étanches, nettement séparées. De cela résulte quelque chose de particulier au foot: ce qui est licite ressemble comme deux gouttes d’eau à ce qui ne l’est pas.
Main !
Toucher le ballon de la main ou du pied est différent par nature, et ce serait simple si le foot sanctionnait tout contact entre le ballon et la main… Mais le foot ne sanctionne pas que l’on touche le ballon de la main, il sanctionne quelque chose qui s’apparente beaucoup à ce qu’il autorise: il sanctionne simplement que l’on touche le ballon de la main volontairement, ou même, plus généralement, qu’on veuille ou fasse semblant de le faire sans nécessairement toucher le ballon. C’est le foot, c’est comme ça.
Dès lors, licite et illicite se confondent et ont, en guise de séparation, des degrés de nuances très proches les uns des autres. Les commentateurs ont d’ailleurs progressivement modifié la définition d’"involontaire" ces dernières années: le défenseur ne doit pas seulement se retenir de faire main, il est sommé de prouver qu’il avait la volonté de ne pas faire main, qu’il avait même la priorité de ne pas faire main – notamment en les gardant dans le dos. Tout ballon qui vient à la main finit alors par être une faute, à leurs yeux, puisqu’on peut bien accuser le joueur d’avoir volontairement laissé la main au cas où le hasard y fasse venir le ballon. Le pauvre joueur n’a plus qu’à trouver une astuce pour garder tout simplement l’équilibre.
Mais alors, pourquoi le foot ne sanctionne-t-il pas toutes les mains, tout simplement? Parce qu’un ballon qui vient à la main d’un joueur debout en équilibre est potentiellement complètement subi par le joueur, et qu’il y a une injustice à le punir – éventuellement d’un grave penalty – alors qu’il n’y pouvait absolument rien. Seul l’arbitre peut donc décider, en motivant sa sanction par l’interprétation que la volonté du joueur a eu quelque chose à voir avec la main. Aucune caméra ne prouvera aux Portugais que la main d’Abel Xavier devait être sanctionnée – on se demande encore ce que les défenseurs de la vidéo répondent à cela.
Carton !
Prenons maintenant le cas des contacts. Au rugby, l’arbitre a des repères pratiques: le placage n’est pas autorisé s’il est fait au-dessus des épaules, si le joueur n’a pas le ballon ou encore s’il a genou ou fesses à terre. Il y a une différence objective nette entre ce que l’on peut faire ou pas. Au basket, le défenseur peut toucher le ballon, mais pas le bras du dribbleur. Ces différences ne sont pas toujours aisées à observer car tout va très vite, mais elles ne soulèvent pas d’ambiguïté dans leurs définitions: une démarcation nette, et non pas de nombreux degrés de séparation, distingue en effet les choses.
Mais entre un coup d’épaule et une charge coupable? Entre un tacle dangereux et autorisé? Ibrahimovic, certain d’attraper le ballon sur son tacle, a pris un rouge à Chelsea pour avoir aveuglément mis en danger l’adversaire qu’il a malencontreusement percuté – ce geste brutal ressemble tellement à un acte innocent que les vidéos en boucle n’ont mis d’accord personne sur la sanction qui devait être prise [1].
Sur un dégagement du gardien, l’attaquant qui se baisse un peu et voit le défenseur basculer au-dessus de lui ressemble trait pour trait avec celui qui ne peut pas sauter parce que le défenseur s’appuie sur son dos. L’obstruction se résume parfois à rester immobile mais malencontreusement sur le parcours de l’adversaire. L’extension camouflera facilement un coup de coude. Et ainsi de suite. Le foot amateur, auto-arbitré, doit renoncer au tacle: le beau geste ressemblerait trop à l’attentat.
Hors-jeu !
Même avec une différence nette entre licite et illicite, il peut y avoir difficulté. Au rugby, entre la passe vers l’avant et la passe vers l’arrière, le point d’équilibre ("tout droit") reste une frontière relativement fragile. Imaginons un instant qu’on n’y sanctionne que les passes en avant volontaires… Mais pour ce cas comme pour le hors-jeu, la ligne parallèle à la ligne de but passant par le ballon est un repère précis, à la fois unique et relativement clair. Pour la passe au pied, le moment où le ballon est tapé sert de coup d’envoi aux partenaires qui filent le récupérer. Pour la passe à la main, la direction du déplacement du ballon n’est ambiguë que dans le cas théorique de la passe "tout droit".
Mais au foot! À l’illisibilité de l’espace (tout se joue sur la ligne du ballon, au rugby, alors qu’au foot il y a deux lieux) s’ajoute celle du temps (le moment de la passe). Attaquant et défenseur vont dans des directions opposées, et la télé croit les photographier pile au bon moment, comme si ce "moment" était clairement visible (il n’est même pas sérieusement considéré, on met pause lorsque le ballon a vaguement l’air de quitter le pied) et comme si un attaquant "à la même hauteur que l’avant-dernier adversaire" (loi 11) était quelque chose de clairement lisible. Être ou ne pas être hors-jeu, là encore, sont deux choses qui se ressemblent beaucoup.
Puisqu’on a compris, on peut s’épargner le troisième sous-paragraphe sur le hors-jeu de position.
But !
Pour le but, c’est différent. La Goal Line Technology pose des problèmes (fiabilité, coût…), mais sait voir la différence de nature entre franchir la ligne ou pas. On remercie d’ailleurs la vidéo d’avoir tout de suite apaisé le débat après Marseille-Lyon. Oui, on parle bien de la soi-disant faute d’Ocampos, petits coquins.
Pour tout ce qui est polémique, c’est à chaque fois le même problème: tout se ressemble. La dangerosité de l’intervention d’un défenseur, le caractère décisif d’une action de jeu annihilée, faire tomber l’attaquant en prenant le ballon et faire tomber l’attaquant pour prendre le ballon… La conséquence de cela est que, contrairement aux autres sports, l’arbitre de foot n’est pas là pour voir ce qui se passe (deux ou trois appuis sans dribbler?), mais pour interpréter ce qui se passe (intention de faire main ou pas?). Autour de l’arbitre, l’intensité des oppositions dans l’interprétation est proportionnelle à l’enjeu. La difficulté est de faire comprendre aux supporters et aux polémistes (qui n'ont aucune envie de comprendre) qu'arbitrer, c'est interpréter. C'est-à-dire, non pas délivrer la vérité ou rendre la justice, mais prendre des décisions sans lesquelles le jeu ne pourrait pas se poursuivre [2].
Et concernant les contestations, c’est pareil. Se plaindre auprès de l’arbitre ressemble à critiquer l’arbitre, qui ressemble à insulter l’autorité de l’arbitre, qui ressemble à insulter l’arbitre. Des différences de degrés, jusqu’à ce qu’une goutte d’eau… Avoir le droit de parler à l’arbitre, ou ne pas du tout en avoir le droit, marquerait en revanche une différence de nature. À tout cela, il faut ajouter désormais que sous les yeux omniprésents des caméras, les emportements privés (licites) ressemblent très fortement aux déclarations publiques (susceptibles d’être condamnées).
[1] Néanmoins, dans le cas des tacles et des contacts en général, la question de l'intentionnalité du geste (par exemple, la volonté de "jouer le ballon" ou même le fait de la toucher) n'entre pas en ligne de compte, le critère étant la mise en danger de l'intégrité physique de l'adversaire: la loi 12 sanctionne d'un coup franc direct "l'imprudence, la témérité? ou l'excès d’engagement".
[2] Décisions qui peuvent être discutables sans être pour autant illégitimes, notamment dans le cas de toutes ces actions équivoques pour lesquelles deux décisions opposées sont aussi légitimes l'un que l'autre.