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Les réalisateurs français hors jeu

Football et télévision / 1 – Sur les télés françaises, les retransmissions de matches battent des records européens de ralentis et d'images, au détriment de la vision "collective" du football. Étude.

Auteur : Jacques Blociszewski le 5 Juin 2012

 

En France, le pouvoir de la télévision sur le football est écrasant, notamment celui de Canal+. Sur le plan financier, le football professionnel français dépend massivement des droits télévisuels. Cet état de fait est déjà un problème en soi puisqu’il fragilise structurellement un édifice suspendu au maintien, toujours hypothétique, de droits considérables. Mais tout aussi grave est le silence de plomb sur la réalisation télévisuelle des matches qui accompagne cette dépendance.

 


Qui pour recadrer la télé?

Apparemment, une grande chaîne de télévision pense, en substance: "Je paie déjà assez cher pour le foot, on ne va pas, en plus, me dire ce que je dois en faire". Et les instances dirigeantes du football, tant françaises qu’internationales: "C’est assez dur comme ça de négocier des droits, on ne va pas en plus contrarier les télés en leur disant comment montrer les matches ". Ces instances devraient pourtant au moins faire entendre leur voix, afin de défendre "leur" sport... Mais ont-elles seulement un point de vue sur la question?

 

 

Le résultat de cette surdité et de cette dérobade, respectivement des chaînes et des institutions, est que la télé fait aujourd’hui ce qu’elle veut du foot. Elle n’a personne en face d’elle – sinon une poignée de résistants très résolus mais, à ce jour encore, marginalisés – pour essayer de la recadrer si elle exagère et pour attirer son attention sur les conséquences de la dissolution du football dans le média télévision. Dans les chaînes elles-mêmes, la critique en interne sur la réalisation des matches est probablement inexistante, en tout cas inexprimée. Et ceci d’autant plus que les véritables leaders du foot à la télévision, ce sont les réalisateurs, dont le pouvoir de fait est énorme, et que personne ne vient contrecarrer. Pourtant, les choix des maîtres des images induisent une longue série de conséquences. Par ailleurs, il ne faut pas trop compter sur les autres médias (sinon ici et là, et généralement moderato) pour critiquer les confrères et surtout pour mettre en cause le fonctionnement de la télévision.

 

Réduit au statut de simple – mais précieuse – matière première, le foot est donc acheté très cher par des chaînes qui en disposent ensuite à leur guise. La télévision fait ainsi du football, fondamentalement collectif, "un sport individuel pratiqué en équipe", selon l’heureuse expression du chercheur et enseignant Jean-François Diana. Le match est entrecoupé de dizaines d’interruptions, dues en particulier aux ralentis, et la télévision "réinvente" le football. Mais dans quel but, avec quelle pertinence et quels effets?

 


Les réals français au pouvoir

Avant de détailler les critiques que nous formulons sur le style français de réalisation, disons ceci: il peut sembler déplacé et paradoxal de titrer "Les réalisateurs français hors jeu" alors que François-Charles Bideaux était aux commandes pour la finale du Mondial 2010 et que François Lanaud (M6, précédemment à TF1) a été désigné pour la finale de l’Euro 2012 à Kiev. Hors jeu les Français? En termes de pouvoir, de réputation et de maîtrise technique, bien sûr que non. Leur haute technicité est à juste titre reconnue. Sur la scène de la réalisation internationale, ils ont même désormais pris l’ascendant sur les Britanniques, ce qui est un signe fort quand on sait à quel point le style anglais a longtemps été la référence. Lors des grandes manifestations que sont la Coupe du monde et l’Euro, les Français exercent maintenant une prééminence effective. Et ce sont pratiquement toujours les mêmes qui réalisent, venant seulement de trois pays: Angleterre, France, Allemagne. Une telle situation finit par interpeller.

 

Les réals français au pouvoir, donc? Cocorico, si l'on y tient absolument… Mais ce n’est pas cela qui nous intéresse. Nous ne demanderions qu’à applaudir à ces succès français si nous étions en accord avec leur style et leurs choix. Or ce n’est pas du tout le cas et l’esprit cocardier n’a pas sa place dans des analyses que l’on souhaite documentées et sérieuses. En disant qu’ils sont "hors jeu" (sans trait d’union…) nous voulons souligner que les réalisateurs français s’éloignent toujours plus de la réalité du terrain, qu’ils ne sont plus dans le jeu de football. Ils sont "hors du jeu", ils sont ailleurs, dans leur propre logique, visuelle et technologique, et ce que nous téléspectateurs voyons, c’est un produit télévisuel - très sophistiqué mais vain et déformant - plus que du football.

 


La réalisation sur Canal: inflation de tout, sauf de jeu

Sur Canal +, la Ligue 1 a traversé la saison 2011-2012 avec à la réalisation, pour les matches du dimanche soir, en alternance Jean-Jacques Amsellem et Laurent Lachand (ce dernier venant de TF1), équipés de quelque vingt caméras. Lachand a succédé à François-Charles Bideaux, qui déclare: "Je connais Laurent depuis longtemps, puisque je l’ai formé" (brl-tv.blog.le parisien.fr, 3 août 2010). F.-C.Bideaux est devenu directeur de la production des sports de Canal + après avoir réalisé à la fois le match d’ouverture de la Coupe du monde 2010 et sa finale. C’est dire si le style de réalisation "Canal" est pris en compte, y compris par les hauts dirigeants du football international. Et pourtant… Sur la chaîne cryptée, la tendance 2011-2012est toujours plus à l’avalanche de statistiques et à un usage des techniques déconnecté du football.

 

La présence croissante de l’absurde s’est confirmée, avec les choix anti-football qui sont constamment faits: la continuité du jeu est plus que jamais laminée et la panique devant le vide, si caractéristique de la télévision, voit le réalisateur remplir à ras-bord la moindre pause dans la circulation de la balle, à coup de gros plans et de ralentis de plus en plus nombreux, de super loupes (caméras à haute définition, pour des prises de vues très ralenties) et même de "palettes" (images en 3D) en cours de match. Le football télévisé se veut plein comme un œuf, ce qui modifie en profondeur la temporalité naturelle des rencontres. Le révélateur de hors-jeu continue à sévir, les caméras portables (steadycams) le long de la ligne de touche nous infligent les sempiternels et aveuglants duels sur l’aile, les plans larges sont d’une brièveté confondante, les touches sont montrées en dépit du bon sens.

 

Avec Laurent Lachand, le nombre de ralentis atteint un niveau incroyable: 149 ralentis sur Toulouse-Saint-Étienne du 12 février dernier! Il est à 133 de moyenne sur les sept matches de lui que nous avons analysés. 149: un chiffre sidérant. À titre de comparaison, Jean-Paul Jaud était à 72 ralentis en 2005 sur Lyon-PSG et François-Charles Bideaux à 104 sur PSG-Monaco 2007. Lachand lance presque deux fois plus de ralentis que Jaud ne le faisait. Sur TF1, Olivier Denis est lui, en 2011-2012, à 121 ralentis (moyenne sur trois matches).

 


Statistiques établies sur 16 matches entre 1999 et 2012, dont 12 comptages intégraux et 4 estimations. Ces chiffres n’incluent pas les ralentis montrant les réactions des joueurs et entraîneurs: seules sont prises en compte les actions de jeu.

Lire la note méthodologique.

 


Des joueurs… tout seuls

Dans les réalisations françaises actuelles est particulièrement frappante la multiplication des plans où un joueur est montré, en action, seul balle au pied, hors de tout contexte collectif, comme coupé du monde. Or qu’est-ce qu’un joueur de foot sans son environnement immédiat, sans ses partenaires? Lors de Lyon-OM du 18 septembre dernier, réalisé par Laurent Lachand, on a vu ainsi 164 de ces plans solitaires (hors dégagements des gardiens). Sur ce match, Lachand a aussi mis à l’écran 236 portraits de joueurs vus seuls et "au repos". Le chiffre cumulé des plans montrant des joueurs seuls oscille selon les rencontres entre 200 et plus de 400: ainsi, on en releva 400 sur ce même Lyon-OM. Drôle de vision d’un sport collectif…

 

Nos critères pour faire entrer un plan dans la catégorie des "joueurs seuls balle au pied" sont les suivants:
- le joueur doit être vu en action balle au pied
- il doit être le seul de sa propre équipe visible à l’écran
- la présence à l’image d’un joueur de l’équipe adverse n’empêche pas la prise en compte du plan, à condition qu’il ne s’agisse pas d’un duel (les duels sont comptabilisés par ailleurs).

 

 


Chacun des chiffres mentionnés pour les réalisateurs se réfère à un seul match et ne constitue pas une moyenne. (deux matches réalisés par Fred Godard ont fait l'objet de comptages)

 

Pour les plans de joueurs seuls balle au pied, Olivier Denis, sur TF1 – comme Lachand sur Canal – fait lui aussi très fort: pendant France-Belgique (15 novembre 2011), il en a lancé 174, soit dix de plus que notre comptage pour le Lyon-OM de Lachand sur Canal+. Mais à cette individualisation acharnée du foot vient dans ce cas s’ajouter un facteur aggravant. Au cours de ce même France-Belgique, O.Denis a mis à l’écran 33 fois (33!) Adil Rami seul ballon au pied. Et ceci sans compter 11 "portraits" de lui en gros plan et plan rapproché, et encore moins les autres plans sur lesquels il apparaît, bien en évidence, dans un contexte un peu plus général. Montrer une trentaine de fois un même défenseur remonter la balle – car il s’agit presque uniquement de cette sorte d’action de jeu qui fut encore et encore diffusée – équivaut à pilonner quasiment la même image. Celle-ci est répétitive, très pauvre en informations, et en outre ces infos on les a dès la deuxième vision, sinon la première... Sous l’angle du foot, 33 de ces plans c’est 32 de trop! Pendant ce temps, face à cette image figée et ressassée de Rami, le reste du terrain vit, les joueurs se déplacent, des possibilités de passe naissent, et de tout cela nous ne voyons rien. Cette répétition constante vient en outre casser des plans larges qui nous en diraient bien davantage, morcelle notre vision et nous prive de tout ce qui n’est pas Adil Rami balle au pied… tout seul.

 

On mesure ici l’énormité des dégâts produits par ces réalisations françaises ultra-fragmentées et redondantes. Le réalisateur, alors, semble abdiquer. Sa prestation devient mécanique: les Bleus relancent-ils? Place à Rami plein écran! (ou à Sakho, lui aussi très en vue ce soir-là). La balle va-t-elle à l’aile? Pleins feux sur le joueur, avec la steadycam! Noyée sous ces automatismes stériles, la créativité disparaît, tout en privant le téléspectateur de ce qui fait la beauté et le charme profond du foot.

Sur Canal, Laurent Lachand est un peu moins atteint par ces mécanismes que son confrère de TF1. Il a tout de même montré Lucho 13 fois seul balle au pied pendant Lyon-Marseille... À un degré moindre, F.-C.Bideaux était lui aussi un adepte de ces joueurs en action tout seuls. Lors d’un PSG-Monaco de 2007, notre estimation le plaçait à 126. Si nous parlons autant de Lachand et de Denis, c’est qu’ils représentent la nouvelle réalisation française de football, et que cette tendance nous paraît très dangereuse pour ce sport (pour être précis, Olivier Denis est franco-belge, et Jean-Charles Vankerkoven, l’autre réal opérant sur TF1, est belge. Source: brl-tv.blog).

 


Moins d’excès chez Jean-Jacques Amsellem

Il existe toutefois encore – jusqu’à quand? – une autre tendance sur Canal, et c’est Jean-Jacques Amsellem (réalisateur, ainsi que Lachand, des matches du dimanche soir) qui l’incarne. Même si elle ne rallie pas nos suffrages, il faut reconnaître à cette réalisation-là plusieurs mérites. J.-J.Amsellem est un réalisateur expérimenté, qui a par exemple signé la finale de la Coupe du monde 1998 France-Brésil. Ce n’est pas lui qui a marqué les buts, mais il n’a pas gâché la fête, c’est déjà beaucoup. Et sa réalisation ce jour-là présentait de réelles qualités… Il officiera pendant l’Euro qui arrive, et il était déjà un des trois réals français à couvrir le Mondial 2010. Il y a par exemple fait Allemagne-Angleterre, où il a brillamment eu recours, notamment sur les troisième et quatrième buts allemands, à la caméra Tactical. Très haut placée, celle-ci permet de surplomber l’ensemble d’une attaque et de ses acteurs, depuis son tout début. De bien belles images... qu’on aimerait voir plus souvent. Même si les joueurs apparaissent alors bien petits, c’est là en effet le nec plus ultra du foot télévisé "collectif". Par ailleurs, Amsellem est un utilisateur intensif des ralentis, mais dans l’inquiétant paysage français actuel, il se trouve dans la fourchette basse: 91 sur PSG-Brest 2011. À notre goût c’est encore beaucoup trop, mais il reste plutôt stable dans ses pratiques, ne s’emballe pas et n’a visiblement pas oublié ce qu’est un plan large et à quoi ça sert. Malheureusement, en revanche, il adore les loupes...

 

Notons aussi que Jean-Jacques Amsellem accepte les débats publics et médiatiques – même en chair et en os – ce qui dans le foot télévisé est rare, sympa et utile. L’auteur de ces lignes a pu ainsi débattre avec lui pour une page dans L’Équipe magazine ("La télé tue-t-elle le foot?", 8 novembre 2008) et en septembre dernier dans l’Afterfoot sur RMC, avec Gilbert Brisbois, Daniel Riolo et Eric Di Meco au bout du fil. Ce soir-là, on a d’ailleurs pu entendre en direct, de la part de plusieurs jeunes auditeurs, des remarques extrêmement pertinentes… et très critiques vis-à-vis des réalisations foot de Canal. Les amoureux du football ne sont pas tous aveugles! À signaler aussi: un débat entre F.-C. Bideaux et moi sur RMC (encore l’Afterfoot) en 2010, et quelques échanges de courriels avec ce réalisateur. Enfin, un grand merci à Jean-Paul Jaud pour m’avoir deux fois si bien accueilli en 2005 et 2006 dans le car-régie de Canal, à Strasbourg et à Lens. Tout le monde apprend, lors de ces rencontres. Il en faut davantage!

 


La multiplication des plans

Il n’en reste pas moins que, globalement, les excès sont légion dans les réalisations actuelles. Obsédés par l’idée de combler tous les temps dits "faibles" dans les matches, la plupart des réalisateurs français créent massivement du déchet à l’intérieur même de leurs retransmissions. Contrairement aux pauses incluses dans le match réel, qui font entièrement partie de sa temporalité naturelle (une balle qui sort en touche, un gardien qui s’apprête à dégager…), les si nombreuses vues sur un joueur en action qui, à l’écran, apparaît coupé de toute relation avec ses partenaires, polluent lourdement les matches. Elles sont hors du jeu, hors de l’esprit du football, elle excluent à chaque fois les téléspectateurs de ce qui se joue vraiment sur le stade. Alors que les temps "morts" des matches ne sont "morts" que dans l’esprit des réalisateurs de foot, beaucoup des incessants plans individuels qu’ils envoient sont eux, pour le coup, d’authentiques plans morts, une pure invention de la télé. Contre le football.

 


Chacun des chiffres mentionnés pour les réalisateurs se réfère à un seul match et ne constitue pas une moyenne.

 

Sur Canal+, le nombre total de plans pendant un match était de quelque 1.100 pour le Lyon-Rubin Kazan de Ligue des champions (préliminaires) réalisé par Lachand le 16 août dernier et de 1.164 sur son Lyon-OM. Soit, en moyenne, un plan toutes les quatre secondes et demi.

 

Laurent Lachand représente là encore l’expression d’une véritable fuite en avant. Jean-Paul Jaud – réalisateur "historique" des débuts du foot sur Canal – et François-Charles Bideaux se situaient plutôt entre les 800 et 1.000 plans par match. Bideaux était ainsi à 801 plans sur le match d’ouverture du Mondial 2010, Afrique du Sud-Mexique. Mais il pouvait également flirter avec les 1.000, comme sur son Marseille-Ajaccio de 2002: 991. Jaud lui aussi "découpait" pas mal ses réalisations: 1.041 plans sur PSG-Lille 2004, une estimation sur Caen-Marseille 2007: 820. Sur TF1, le France-Belgique d’O.Denis était composé de 1.082 plans. Et pour son France-États Unis (11 novembre 2011), l’estimation était de 990.

 


Le foot en voie de démolition

Les nouvelles réalisations (Lachand, Denis) comportent donc un nombre accru de plans, par rapport à Amsellem (qui est entre 700 et 900) mais même comparées à Bideaux et Jaud. Cette augmentation a un réel impact. Entre 100 et 400 plans de plus sur un match, cela veut dire une vision encore plus éclatée et toujours moins de continuité dans notre perception du jeu collectif. Parallèlement, le nombre de ralentis a lui aussi fortement augmenté. Ils surgissent désormais presque automatiquement, comme si le réalisateur ne se posait même plus la question de l’intérêt qu’il y a à remontrer une action, comme s’il renonçait délibérément à faire usage de son jugement. La nouvelle génération de réalisateurs sur Canal et TF1 a installé à l’écran une conception du foot encore plus fragmentée que la précédente, encore plus individuelle et toujours davantage envahie de ralentis. Les formes courtes et les gros plans écrasent les plans larges et leur durée, les outils technologiques sont surdéveloppés et sur-utilisés.

 

Dans un prochain texte, nous dirons plus en détail pourquoi les styles de deux réalisateurs plus anciens comme Fred Godard (France Télévisions) et François Lanaud (M6, auparavant TF1) sont eux aussi très critiquables. En quelques mots: ils individualisent et fragmentent fortement les matches, avec un nombre élevé de plans et beaucoup de joueurs vus seuls balle au pied. Godard est de ce point de vue particulièrement redoutable: il bat tous les records de nombre de plans (1.304 sur Lyon-Lille 2012 et une estimation sur OM-Le Havre à… 1.350!) ainsi que de plans de joueurs seuls balle au pied. Lanaud, lui, est dans une zone haute de ralentis (100-110) alors que Godard est ici plus raisonnable (70-80 ralentis).

 

Nous n’avons pas encore rassemblé beaucoup d’éléments sur Jean-Charles Vankerkoven (TF1) et Dominick Bret (Direct 8); nous réserverons donc en partie notre appréciation. Pour Vankerkoven, sur Lyon-Real de novembre 2011, nous avons les estimations suivantes: très nombreux ralentis (134), beaucoup de joueurs seuls balle au pied (166) et 1.060 pour le nombre de plans. En résumé, donc, un style très proche de celui d’O.Denis. Pour Dominick Bret, nos estimations sur deux matches de l’équipe de France féminine (France-Pologne 2011 et France-Écosse 2012, une mi-temps chacun) révèlent quelque 80 ralentis - un score relativement modéré -, beaucoup de joueuses vues seules balle au pied (140 plans) et un nombre de plans de 1.100 sur France-Pologne.

 

 

Angleterre et Espagne: un court aperçu

À titre de comparaison avec ces pratiques françaises désastreuses pour la vision du jeu: sur le Manchester United-Arsenal du 28 août 2011 (score: 8-2) comme sur le Newcastle-Wigan du 22 octobre, on ne comptait… qu’une vingtaine de plans de joueurs montrés seuls balle au pied. Le nombre de ces plans est aussi très faible en Espagne, juste un peu moins bas qu’en Angleterre. Ici deux estimations: sur le FC Séville-Real du 17 décembre dernier 44 plans et sur le fameux Barça-Real de 2010 (score 5-0), 16 seulement! Rappel Lachand: 164 sur Lyon-OM... Pour le nombre total de plans, l’estimation sur le Man U-Arsenal était de 574. Et pour Séville-Real, estimation à 658. Rappel Lachand: 1.164. Deux modes de réalisation très distincts, donc, deux visions radicalement différentes du jeu et du collectif…

 

 

Nous ne pouvons évidemment pas tout traiter ici et nous reviendrons sans doute, dans un texte futur, sur d’autres réalisations étrangères. Malgré certains défauts par ailleurs, les retransmissions allemandes et italiennes, elles aussi, préservent mieux la continuité du match et le jeu collectif que les françaises.

 

Tant en Angleterre qu’en Espagne, deux pays européens où les télés tiennent correctement compte, dans l’ensemble, de l’aspect collectif des matches, ceux-ci sont filmés prioritairement en plans larges; seuls ou presque les portraits de joueurs "au repos" et les ralentis fournissent ici une autre approche, complémentaire, où cette fois le joueur vu hors du collectif est mis en avant. Quelques duels le long des lignes de touche et quelques plans de joueurs seuls balle au pied sont montrés, mais rares. Ils jouent un rôle de "rafraîchissement du regard", car il manquerait bien sûr une dimension à un match qui serait filmé à 100% en plan large. En Espagne et en Angleterre, les autres types de plans que le "large" apportent donc un peu de proximité avec le terrain. Mais jamais ils ne remettent en cause la prééminence du plan de base.

 


Un "hors-champ" en augmentation exponentielle

Choisir de montrer de nombreux duels le long de la ligne de touche – les Italiens, comme les Français, le font beaucoup – c’est déjà se couper du match vu dans sa globalité. Mais enfin on peut comprendre ce choix, s’il n’est qu’assez ponctuel. Et ces plans montrent au moins une véritable action de jeu, où l’adversaire existe. Dans le cas du joueur vu seul balle au pied, rien d’autre ne subsiste, pour le téléspectateur, qu’un footballeur déjà dûment identifié, regardant "dans le vide" et dont les possibilités de choix de passe, ainsi expulsées dans le hors-champ, nous sont totalement inconnues. "Le hors-champ désigne au cinéma tout ce qui n'apparaît pas à l'écran mais existant dans l'idée que se fait le spectateur de la scène et sa narration" (Source: Wikipédia).

 

On entend pourtant souvent dire que maintenant rien n’échappe à la télé… Ce qui caractérise au contraire fondamentalement cette façon française de réaliser c’est de provoquer l’extension constante du hors-champ. Plus la caméra se rapproche du terrain, moins nous voyons le jeu. Plus elle se focalise sur l’individuel, plus le collectif – et son vaste champ des possibles – disparaît ou devient incompréhensible. Plus le réalisateur montre de ralentis, plus le direct se trouve amputé d’actions de jeu. Dans la dialectique entre le proche et le lointain, qui structure le football télévisé, c’est, en France, le proche qui gagne à plate couture – et c’est le foot qui perd. La télévision est alors prise dans une contradiction dont elle ne peut pas se défaire. À vouloir trop montrer de près et remontrer tant d’actions, elle sacrifie lourdement une part précieuse, capitale, du jeu.

 


Une mauvaise affaire pour le football

Quand on met à l’antenne des joueurs seuls balle au pied 30 fois dans un match, c’est tout à fait acceptable, mais 164 ou 174 fois! Si l’on y ajoute les nombreux portraits (236 sur Lyon-OM, on l’a dit) le foot réalisé "à la française" finit par ressembler non plus à un grand sport collectif mais à un album de vignettes Panini, à du football télévisé sans football.

 

La prédominance française actuelle au niveau international n’est donc pas une bonne affaire pour le football. Si l’on considère et admet que le foot souffre violemment d’une façon de filmer aussi individuelle et morcelée, alors la plupart des principaux réalisateurs français sont dans le rouge (à un degré moindre pour J.-J. Amsellem) pour nos quatre critères centraux d’évaluation du respect du football et du jeu collectif. Ils cumulent en effet quatre défauts majeurs, ce que ne fait aucune des réalisations d’Angleterre, Espagne, Allemagne et Italie.

 

Ils nous imposent à la fois :
- l’envahissement des matches par les ralentis
- l’individualisation du jeu, à travers de très nombreuses vues de joueurs seuls balle au pied
- la multiplication sans cesse accrue des plans, entraînant une intense fragmentation des matches
- une durée extrêmement courte des plans larges.

 

Des effets multiples et destructeurs se cachent derrière la virtuosité et le pouvoir des réalisateurs français actuels. S’il est vrai qu’ils utilisent avec une grande maîtrise technique les outils dont ils disposent, ils le font toujours plus – du point de vue du football – de façon répétitive et sans discernement. Triste.

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Football et télévision / 2 –"Un show techno où se noie le foot"
Football et télévision / 3 –"Une histoire accélérée du ralenti"

 

 

Vocabulaire et méthodologie

Dans cette série d'articles, nous parlerons souvent de "plans". Précisons donc qu’"un plan, c’est la portion de film (en foot: de match, NDLA) comprise entre le début et la fin d’une prise de vue" (définition du site derives.tv.) Avec cependant cette différence essentielle entre cinéma et foot: le réalisateur d’un match effectue le montage en direct, à partir des images fournies par ses cadreurs et qu’il choisit en régie, sur les écrans face auxquels il se trouve.

Autres précisions techniques:
Un plan rapproché est un cadrage présentant les personnages à la ceinture.
Le gros plan ou plan serré : cadrage serré présentant le visage d’un acteur ou un objet.
Le très gros plan montre les yeux.
(source: site DS Studio)

Concernant maintenant la méthodologie générale que j’ai adoptée pour obtenir mes statistiques:
- elles sont établies manuellement, face à mon poste de télé et stylo en main. Autant dire qu’elles sont artisanales. Elles ont certaines limites propres à la production d’un artisan: ainsi la difficulté à traiter de grandes quantités (toutefois, quand on travaille depuis de nombreuses années sur un thème, comme c’est mon cas, la dimension de l’échantillon devient non-négligeable…) Mais cette approche a aussi des avantages: soin apporté, recherche de pertinence, adaptation constante à l’objet observé.
- les estimations qui seront proposées n’ont, comme leur nom le laisse entendre, qu’une valeur indicative. Elles représentent le nombre de ralentis ou de plans comptés pendant toute une mi-temps, puis multiplié par deux. Très souvent les comptages que j’ai réalisés sont intégraux, c’est-à-dire portent sur la totalité du match. Il n’est cependant pas toujours possible de les mener à bien; c’est en effet long, lourd et fastidieux, notamment le comptage des plans. Parfois aussi nous ne disposons que de l’enregistrement d’une mi-temps. Sans être donc rigoureusement exactes, ces estimations donnent toutefois une bonne idée du style et des choix du réalisateur, ainsi que du tempo du match télévisé. Elles permettent aussi d’effectuer d’un match à l’autre des comparaisons qui aient un sens. Mentionner tantôt les chiffres d’une mi-temps tantôt ceux d’un match entier introduirait une vaste confusion. Chaque fois qu’il s’agira d’une estimation, nous le préciserons. Lorsque rien ne sera indiqué, le chiffre fourni aura été le résultat d’un comptage intégral.
 

Réactions

  • theviking le 05/06/2012 à 15h38
    Tout à fait, comme si le Leitmotiv c'était "Vomir plutôt que s'endormir"

  • Loul le 05/06/2012 à 16h16
    Je me joins aux louanges.
    Merci à Jacques Blociszewski et aux cahiers.

    Un point n'est pas soulevé dans l'article (probablement parce qu'il n'a pas (encore ?) eu d'effet) : l'évolution du format et du matériel de diffusion.

    J'espérais il y a quelques années que la généralisation des écrans plats et la montée en résolution de nos téléviseurs allait permettre d'imposer plus fortement les plans larges dans les retransmissions télévisuelles de notre sport favori.
    Il devenait en effet possible de voir sur un même plan large à la fois les possibilités de jeu offerte au joueur contrôlant le ballon, et ses options techniques, sa gestuelle de par la montée en finesse de l'image.

    Malheureusement, ce temps ne semble pas advenu, mais je m'interroge sur l'effet particulier que peuvent avoir ces évolutions du matériel.

    D'ailleurs Jacques Blociszewski a-t-il pu noter des différences dans les réalisations de matches faites par un même réalisateur en fonction de leur résolution de diffusion (720 ou 1080 lignes) ?

    Certaines choses deviennent-elles possibles ? Les réalisateurs décident-ils d'uniformiser (par le bas donc) leur réalisation pour s'éviter ce genre de considération ou bien ne se posent-ils tout simplement pas la question ?

    En tout cas un bien bon premier volet (qui donne envie de lire les suivants) qui permet d'examiner ce qu'on oublie la plupart du temps d'examiner, qui joue pourtant un rôle fondamental dans notre vision des choses et que l'on a pourtant tout le temps sous le nez : nos lunettes.

    Merci !

  • newuser le 05/06/2012 à 17h07
    Pour les plans larges, je crois me souvenir qu'on ne voyait pas les dégagements des gardiens à la CM2006 parce que les matchs étaient filmés en 16/9 et que le réalisateur ne centrait pas le ballon sur l'image.

    C'est d'ailleurs dommage de voir qu'on arrive à l'âge des écrans grands, plats et format cinéma pour regarder un match en mode microscope.
    Les réalisateurs ont regardé Sergio Leon mais on préférait garder les plans de zoom sur les yeux que les plans larges avec les cavaliers qui galopent dans la plaine

  • A la gloire de Coco Michel le 05/06/2012 à 18h26
    Daijinho
    aujourd'hui à 10h32
    Tu aurais la référence de cette émission ?

  • newuser le 05/06/2012 à 18h35
    Pour les plans larges, je crois me souvenir qu'on ne voyait pas les dégagements des gardiens à la CM2006 parce que les matchs étaient filmés en 16/9 et que le réalisateur ne centrait pas le ballon sur l'image.

    C'est d'ailleurs dommage de voir qu'on arrive à l'âge des écrans grands, plats et format cinéma pour regarder un match en mode microscope.
    Les réalisateurs ont regardé Sergio Leon mais on préférait garder les plans de zoom sur les yeux que les plans larges avec les cavaliers qui galopent dans la plaine

  • José-Mickaël le 05/06/2012 à 20h25
    Si ce n'est pas indiscret, peut-on en savoir plus sur l'auteur ? (Si ce n'est pas indiscret.)

  • le Bleu le 05/06/2012 à 21h46
    Il a écrit beaucoup d'articles très bien argumentés contre l'arbitrage vidéo.

  • matthias le 05/06/2012 à 23h27
    Simplement, merci.

    Et Fred Godard est au retransmission des matchs de foot ce qu'Aaron Spelling est aux séries TV US: une pustule trop voyante.

  • matthias le 05/06/2012 à 23h28
    *aux retransmissions*, désolé, c'est l'énervement

  • Charterhouse11 le 06/06/2012 à 01h06
    Très intéressant. Merci d'avoir mis des chiffres et en parallèle les réalisations d'aujourd'hui et d'hier (enfin d'hier, tout est relatif).
    En espérant que cet article fasse un peu parler de lui (autrement qu'ici s'entend).

La revue des Cahiers du football