Le coup du condor
Alors que le Brésil et le Chili s'affrontent ce soir, souvenons-nous de leur double confrontation épique de 1989, théâtre d'un incroyable scandale.
Si le Brésil et le Chili se sont déjà affrontés à deux reprises en phase finale de la Coupe du monde (demi-finale en 1962 et huitième de finale en 1998) avec à chaque fois une victoire nette de la Seleçao, l'affrontement le plus fameux entre les deux pays sud-américains eût lieu à l'été 1989, à l'occasion des qualifications à la Coupe du monde italienne.
Pas de championnat unique cette année-là en Amérique du Sud pour désigner les trois pays qui accompagneront l'Argentine, déjà qualifiée en sa qualité de tenant du titre, mais neuf équipes réparties en trois groupes de trois, dont seuls les vainqueurs obtiennent leur billet pour l'Italie.
Le Brésil et le Chili se retrouvent dans le même groupe, en compagnie du faible Venezuela. Autant dire que ce groupe va se résumer en un match aller-retour entre la Seleçao et la Roja avec les Vénézuéliens comme arbitre du duel, l'objectif pour les deux autres équipes étant de passer le plus de buts possibles à La Vinotinto pour soigner la différence de buts. Les deux premiers matches du groupe se jouent à Caracas et voient le Brésil et le Chili l'emporter, respectivement 4-0 et 3-1.
Acte 1, Santiago
Chili
Roberto Rojas
Alejandro Hisis - Hugo González - Fernando Astengo - Héctor Puebla
Raúl Ormeño - Jaime Pizarro - Jorge Aravena
Patricio Yáñez - Iván Zamorano (puis Juan Carlos Letelier, 87') - Hugo Rubio (puis Ivo Basay, 58')
Brésil
Claudio Taffarel
Aldair – Ricardo - Mauro Galvão (puis André Cruz, 77')
Mazinho - Valdo – Dunga – Paulo Silas - Branco (puis Jorginho, 9')
Bebeto - Romario
Debout : Mazinho, Taffarel, Mauro Galvão, Ricardo, Aldair, Branco.
Accroupis : Bebeto, Romário, Silas, Dunga, Valdo.
L'ambiance est électrique. Pendant le toss, Romario se chamaille déjà avec ses futurs gardes du corps, le latéral droit Hisis et le milieu Ormeño. Ces trois hommes seront les principaux protagonistes d'une rencontre dure.
Dès la première minute, le genou de Branco semble plier sous les crampons d'Ormeño. Carton jaune. Puis Romario frappe Hisis au visage: il est exclu après trois minutes de jeu. Diminué Branco ne peut continuer, il est remplacé après dix minutes. Trois minutes plus tard, Ormeño percute cette fois Valdo, qui venait lancer Bebeto en contre-attaque. Le Chilien est expulsé. Après un quart d'heure, le match se joue à dix contre dix.
Taffarel gagne du temps
La suite ressemblera plus à du football que cette entame pugilistique. Le Brésil ouvre la marque sur un but contre son camp du défenseur Hugo González, qui ne peut éviter un dégagement raté d'Astengo. Le Chili pousse alors pour éviter une défaite qui serait quasiment éliminatoire. Un but est logiquement refusé aux Chiliens après que Yáñez pousse, coéquipiers, adversaires et ballon dans les cages de Taffarel
La Roja égalisera à dix minutes du terme après un coup franc indirect dans la surface – Taffarel, prenait trop de temps pour dégager. Jorge Aravena glisse la balle en retrait vers Ivo Basay qui la catapulte au fond des filets.
Un stade suspendu
Le match se termine comme il avait commencé, dans la confusion. Le sélectionneur brésilien est atteint par un projectile alors qu'il regagne les vestiaires. La FIFA suspend le stade Nacional et oblige le Chili à disputer le match contre le Venezuela en Argentine. La FIFA du Brésilien Havelange est accusée de favoriser la Seleçao, et l'on soupçonne Lazaroni d'avoir provoqué la réaction du public en prenant son temps pour quitter la pelouse alors que ses joueurs l'avaient désertée depuis longtemps. Le Chili bat le Venezuela 5-0 à Mendoza, le Brésil 6-0. Le vainqueur du match retour se qualifiera pour la Coupe du monde, le Brésil pouvant se contenter d'un match nul.
Acte 2, Maracana
Brésil
Claudio Taffarel
Aldair – Ricardo - Jorginho
Mauro Galvão – Valdo – Dunga – Paulo Silas - Branco
Careca - Bebeto
Chili
Roberto Rojas
Patricio Reyes (puis Ivo Basay, 63') - Hugo González - Fernando Astengo - Héctor Puebla
Alejandro Hisis – Jaime Vera – Jaime Pizarro – Jorge Aravena
Patricio Yáñez - Juan Carlos Letelier
Dans l'histoire du football, peu de matches sont restés dans les mémoires collectives d'un pays au point d'être connus plusieurs années plus tard sous l'appellation de trois surnoms, et encore moins de rencontres ont laissé en héritage deux néologismes entrés depuis dans le langage courant au Chili. Ce 3 septembre 1989, la Roja se trouve donc devant un défi considérable: gagner au Maracana, garni de quelques 141.000 Brésiliens persuadés de fêter à la fin du match la qualification de leur pays pour la quatorzième édition de la Coupe du monde.
Contrairement au match aller, les débats restent corrects en première mi-temps, le repos est atteint sur la marque de 0-0 malgré une intense domination auriverde. Dès le début de la deuxième mi-temps, Careca ouvre la marque, les Chiliens se ruent alors à l'attaque mais se heurtent à la défense solide de la Seleçao, organisée en 5-3-2.
Rojas ensanglanté
A l'approche de l'heure de jeu, ce match va alors basculer dans l'irrationnel. Un fumigène est lancé depuis les tribunes et atterrit dans la surface du gardien chilien, Roberto Rojas, dit El Cóndor, joueur de Sao Paulo, ex Colo Colo très apprécié au pays et élu meilleur gardien du continent en 1987, après la finale de la Copa America perdue par la Roja.
Rojas s'effondre et dévoile un visage ensanglanté. Les soigneurs, les arbitres et ses coéquipiers accourent, ces derniers ne semblent pas trop préoccupés par l'état de santé de leur gardien. Plusieurs protestent auprès des officiels, tandis que Patricio "Pato" Yáñez se distingue en s'approchant des tribunes. Il prend ses parties génitales à pleines mains, harangue la foule, avant d'adresser un bras d'honneur à la tribune. "Hacer un pato yáñez" deviendra ensuite une expression utilisée au Chili et un peu partout en Amérique du Sud pour désigner cette provocation corporelle – également rendue célèbre par Michael Jackson.
Après quelques minutes de palabres, Rojas est évacué du terrain, soutenu par une partie de ses équipiers, eux-mêmes suivis par le reste de l'équipe sous la bronca du Maracana. Les Chiliens rentrent ensemble dans les vestiaires et n'en sortiront jamais! Incompréhension des joueurs brésiliens, embarras de l'arbitre, conciliabule avec les officiels de la FIFA qui aboutit sur la décision d'interrompre la rencontre.
Le Brésil contre-attaque
Durant plusieurs jours, l'incertitude est grande et la situation tendue entre les deux pays. L'arbitre argentin du match, Juan Carlos Loustau, explique que la décision d'interrompre le match n'est pas la sienne et déclare même: "J'ai le sentiment que le feu de bengale n'a pas touché Rojas... Depuis ce jour, je me sens mal car j'ai toujours fait confiance aux joueurs". La situation s'envenime de jour en jour, l'ambassade du Brésil à Santiago est l'objet d'attaques quotidiennes, les médias et la classe politique du pays s'emparent de l'affaire et demande à Havelange des sanctions exemplaires contre son propre pays.
Confiante, la Fédération brésilienne est invitée à démontrer que Rojas n'a été touché par aucun projectile. À Zurich, un représentant de la société ayant fabriqué le feu de bengale est même convié. Il explique que l'artifice en cause est un objet utilisé par la Marine, qu'il n'y a aucun objet coupant ou dangereux à l'intérieur et que seule de la fumée peut s'échapper de son produit. La fédération fournit également une photographie faisant apparaître que le fumigène n'a en aucun cas pu atteindre le visage de Rojas, celui-ci étant tombé bien derrière lui.
Des aveux complets
Il est établi que Rojas a, au mieux, exagéré sa prétendue blessure, la FIFA considère donc que rien ne justifiait le départ de l'ensemble de l'équipe chilienne et entérine donc la qualification du Brésil pour la Coupe du monde italienne. La campagne politico-médiatique devient alors favorable au Brésil, qui exige du gardien chilien des explications sur le visage en sang qu'il avait arboré sur la pelouse du Maracana.
En mai 1990, à quelques jours de l'ouverture de la Coupe du monde, Rojas passe aux aveux. Il affirme que la scène était préméditée, qu'il s'est lui même mutilé le visage, dans le but d'obtenir l'arrêt du match et l'organisation d'une nouvelle rencontre sur terrain neutre. Le scandale est énorme, il implique le président de la Fédération chilienne, le sélectionneur et le capitaine de l'équipe, ainsi que le médecin de la sélection, désigné par Rojas comme celui qui a dissimulé dans un de ses gants un bistouri, qu'il devait utiliser pour se couper au visage au moindre événement inhabituel, dans le souci de créer de la confusion.
Condorgate
El Condor est suspendu à vie par la FIFA (il bénéficiera d'une grâce, pour la forme et à l'âge de quarante-neuf ans en 2001, après avoir présenté ses excuses), son sélectionneur Orlando Aravena subi la même sanction, le médecin de la sélection se voit aussi interdire d'exercer à nouveau dans le football et le capitaine prend cinq matches de suspension. Surtout, le Chili se voit interdire l'accès aux qualifications à la Coupe du monde 1994. Rojas, lâché par tous ses coéquipiers et dirigeants, est devenu une honte nationale au Chili, où il n'est plus le bienvenu depuis cette soirée, connue sous le nom du Maracanzo chileno, el Bengalazo ou el Condorazo.
"Hacer un condorazo (ou un condoro)" est l'autre expression populaire entrée dans le langage courant au Chili pour désigner une grave erreur débouchant sur une catastrophe... Ironie de l'histoire, El Condor a repris son envol au Brésil, où il a entamé en 2003 une carrière d'entraineur sur le banc de son ancien club, Sao Paulo.