Luxe sonore
Quand L'Équipe Mag mesure les hommes à leurs montres, les détenteurs de Rolex surclassent les porteurs de Casio.
Auteur : Jamel Attal (avec Julien Dray)
le 3 Dec 2009
Dans le pays où la Rolex est instaurée en indicateur d'accomplissement individuel et où les footballeurs sont les égéries clinquantes de la richesse décomplexée, il n'y a rien eu d'étonnant à ce que L'Équipe Mag consacre, dans son numéro de samedi dernier, six pages de rédactionnel à un "Spécial montres", auxquelles il faut ajouter trois pages de publicité (tiens, pour des montres). En précisant que quatre ont été réalisées par une agence prestataire de contenus... qui a fourni le clou du spectacle: un classement des vingt entraîneurs de Ligue 1, au vu de leur montre.

Le ventre mou à 1.000 euros
Avec un minimum de considérations esthétiques ou pratiques, l'expert convoqué a grosso modo disposé la sélection par ordre décroissant de prix. Et entre Francis Gillot (1er avec 17,5/20 pour sa Chanel à 4.900 euros) ou Laurent Blanc (2e grâce à une IWC à 11.400 euros) et Christian Gourcuff (dernier avec une Casio lui valant un cinglant 2,5/20), il y a plusieurs mondes. La marque japonaise truste d'ailleurs le podium à l'envers en s'affichant aussi aux poignets de Philippe Montanier et Alain Casanova. La tocante des tocards, en quelque sorte. Dans le ventre mou de ce championnat, on navigue tout de même autour de la barre des 1.000 euros, mais les Breitling de Correa et Girard commencent à sentir le pouilleux.
On cherche fébrilement Mecha Bazdarevic des yeux, avant de le trouver à une belle sixième place, avec une Rolex "incontournable pour tous les amateurs d'horlogerie sportive dont 'Bazda' fait manifestement partie". Entraîner une équipe sans timing ni automatismes doit être d'autant plus rageant. On note que Claude Puel porte une "Monaco" et Jean Fernandez une montre de plongée, que Rudi Gardia et Laurent Guyot ont adopté un modèle qui "dégage une virilité hors norme", "une montre d'homme quoi". On est presque triste pour Alain Perrin, qui avait réussi à abandonner ses costumes en velours côtelé marron, mais qui est encore aujourd'hui affligé d'une montre "plus trop dans le coup". Jean-Guy Wallemme et Paulo Duarte s'égarent avec Festina et Nike, à des places proches de leur équipes en Ligue 1.
Modèles de charité
Vient ensuite le "choix du Mag": avec cinq montres par "page conso", on en remplit trois. Cela s'appelle faire l'article. Les prix restent dans l'élan de ce qui précède. 70.000, 13.600 et 8.650 euros pour le trio de tête. Mais, charitable, le rédacteur a glissé deux modèles pour pauvres, à 285 et 345 euros. En bonne justice, les trois annonceurs qui s'intercalent dans la séquence ont des produits dans la sélection. Par pudeur probablement, ce ne sont pas tout à fait les mêmes que dans ces publicités.
Pas de quoi casser trois pattes à un canard, dira-t-on, tout cela est très ordinaire. Du moins si l'on considère que la fascination pour le luxe et le dialogue permanent de la presse avec ses lecteurs CSP++ sont devenu la règle. Cette dizaine de pages est presque humble en comparaison des divagations du supplément "Sport & Styles" dans les tranches d'imposition ultimes. Elle confirme aussi les affinités du football professionnel avec les industries du luxe (1), sur le versant "éternels nouveaux riches", promoteurs de la réussite ostentatoire érigée en mode de vie – d'une manière tout de même plus acceptable que les rappeurs.
Bruno Cheyrou avait bien résumé la notion du "respect" qui fonde ainsi la réussite sociale (2), non pas à propos des montres, mais d'un autre ornement essentiel du joueur de football: "On peut te manquer de respect si t'as une sale voiture. Bon, en général, tous les footballeurs ont une belle voiture. Bon par contre, c'est vrai que si t'en a une pas très jolie, ils peuvent plus te prendre pour un con".
NDLR : il y avait aussi, dans ce numéro de L'Équipe Mag, des articles intéressants sur l'AJ Auxerre, Robert Enke ou Silvio Berlusconi.
(1) Et encore les entraineurs ne forment-ils qu'une classe moyenne dans l'échelle des revenus.
(2) C'était dans le Replay, numéro 0.