L'Europe sauvée des sots
Subitement revenue à la raison, ou bien tirant les leçons du Mondial 2002, l'UEFA semble déterminée à faire maigrir la Ligue des champions en la débarrassant de son second tour de poules. Est-ce le début d'un salutaire dégraissage des calendriers, qui marquerait un net recul du tout-business?
La Coupe du monde a été le moment d'un électrochoc pour le football européen, qui a imposé à tous l'évidence d'une crise profonde, non pas économique (ça, tout le monde était déjà au courant), mais bien sportive et résultant des mêmes causes. À l'inflation des investissements a en effet correspondu la densification constante des calendriers, avec des régimes particulièrement éreintants pour les meilleurs joueurs. L'absence, réelle ou figurée, de la plupart d'entre eux en juin dernier n'a laissé aucun doute sur la responsabilité des cadences infernales imposées à l'élite de la discipline, évoluant en majorité dans les championnats européens (1).
Stakhanov chez les footeux
Sur le plan des compétitions nationales et européennes, la surcharge a été organisée dans le but d'augmenter les recettes de billetterie comme de télédiffusion. De l'autre côté, la FIFA —dans une logique absurde visant à "occuper le terrain" pour ne pas voir toutes les cases occupées — a embrayé avec la création du calamiteux Championnat du monde des clubs et de la Coupe des confédérations(2). Sous l'impulsion de Michel Platini, la confédération mondiale a cependant imposé une harmonisation du calendrier international qui est supposée mettre progressivement un terme à l'anarchie actuelle et mieux garantir les droits des sélections. Reste ensuite à convaincre les ligues nationales et les confédérations continentales de planifier l'allègement de leurs calendriers domestiques, ce qui est une autre affaire.
Les clubs ne sont pas particulièrement désolés à l'idée de voir une Coupe du monde se disputer avec des stars cramées jusqu'à la moelle (quand elles ne sont pas forfait), étant donné qu'ils ont œuvré en toute conscience à cette cramoison. Au moment où il marque son but de légende en finale de la Ligue des champions, Zidane a déjà terminé sa saison. Psychologiquement et physiquement, il est clairement au bout du rouleau et sa blessure quelques jours plus tard est tout sauf une surprise. Si Figo s'est traîné misérablement avec la sélection portugaise en juin dernier, c'est parce que son club lui avait demandé de repousser une opération de sa cheville… Si Thierry Henry veut disputer le titre de meilleur buteur de la Premier League 2001/02, il doit le faire à quelques encablures du tournoi mondial, au terme d'une saison durant laquelle il aura joué des matches programmés n'importe quel jour de la semaine et à toutes les heures de la journée, sans trêve autre que celles que ses blessures lui ont accordée… Les clubs ne sont pas perturbés parce que finalement — dans nos exemples — le Real est champion d'Europe et Arsenal champion d'Angleterre. Et Zidane ou Henry seront en pleine forme en ce début de saison des clubs.
Les clubs contre les nations
Objet de conflits constants des dernières années, le rapport de force entre les clubs et les équipes nationales a évolué de manière critique, au profit des premiers, organisés en un lobby dont Arsène Wenger est l'un des porte-parole majeurs (voir la Gazette 63, ou Wenger, Jekyll ou Hyde?). Les conditions de mise à disposition des internationaux constituent le principal conflit ouvert, les clubs trouvant exorbitant de libérer gratuitement leurs salariés pour qu'ils puissent défendre, parfois à l'autre bout du monde, leurs couleurs nationales. En poussant leur logique jusqu'au bout, les internationaux ne se retrouveraient plus que la veille des matches et des compétitions pour improviser une équipe. D'ailleurs, avant l'annonce de l'UEFA, le G14 avait proposé… de réduire le calendrier des équipes nationales! La dévaluation sportive des compétitions inter-nations est indubitablement au bout de ce chemin.
Ras les coupes
Sur le plan européen, l'UEFA porte une très lourde responsabilité dans la surcgarge générale en ayant instauré en 99 une formule de Ligue des champions alourdie jusqu'à l'ennui sous la pression des gros clubs (et la menace d'une sécession au sein d'une ligue privée, projet porté très sérieusement par Media Partners à l'été 98 — voir Saturation et banalisation), dans un contexte d'explosion des droits de télévision. La confédération européenne, consciente de l'impasse et désireuse de revenir en arrière, tergiversait depuis deux ans, faisant un pas en avant puis deux en arrière, et semblait muselée par la puissance montante du G14 (voir Quel avenir pour les coupes d'Europe?, De la coupe aux lèvres et L'UEFA dissout les coupes d'Europe). Le lobby des gros clubs restait en effet arc-bouté sur une formule de Ligue des champions de plus en plus contestée, mais toujours aussi lucrative malgré le fléchissement des affluences et des audiences. Seul le Bayern fit dissidence à de multiples reprises, notamment par la voix de Franz Beckenbauer (voir Rouge Bayern).
Aux dernières nouvelles, une réforme n'était pas envisageable avant 2006. Mais prenant pour une fois la mesure d'un tel enjeu, le comité exécutif de l'UEFA a donc décidé à la surprise générale que la LdC, après une seule phase de poule avec 32 équipes en huit groupes, déboucherait sur des huitièmes de finale. Soit exactement la formule de la Coupe du monde et ce dès 2003/04, la prochaine saison. Le destin de la Coupe de l'UEFA est plus incertain, une éventuelle révision devant être entérinée en décembre prochain pour permettre de définir les calendriers. Etant données les réaction plutôt négatives des dirigeants de club concernés, notamment en Italie et en Angleterre, il convient cependant de ne pas exclure un nouveau retour en arrière.
On a les ambitieux qu'on peut
Vu de France, ce sont les commentaires ayant accueilli cette réforme annoncée qui ont valu leur pesant d'actions cotées. Comme d'habitude, on n'a pas entendu les deux membres nationaux du G14 (OM et PSG), forcément discrets vu leurs performances européennes récentes. Mais les deux inévitables chefs de file du libéralisme à la française, à peu près aussi en retard que le "retard" français qu'ils dénoncent, n'ont pas manqué d'exprimer… leur déception. Jean-Michel Aulas évalue le manque à gagner, ne voit pas en quoi les grands clubs seraient moins favorisés, et pense que les spectateurs aiment le deuxième tour de poule… On citera in extenso les propos de Gervais Martel, tels que reproduits dans L'Equipe (13/07). "Evidemment en tant que président de Lens, la nouvelle formule n'est pas négative puisqu'elle offre plus de chance pour un club français de se qualifier pour les quarts de finale. mais j'ai un raisonnement financier, et c'est pour cela que je suis contre ce concept. Quand on voit ce qu'a gagné Nantes la saison dernière, malgré un parcours pas forcément brillant, je dis que la Ligue des champions représente une manne formidable".
On ne saurait mieux résumer le niveau d'ambition de nos présidents. Ils ne sont pourtant pas privés de geindre en affirmant que si les clubs français ne pouvaient rivaliser en Europe, c'était à cause de la pression fiscale et des limites législatives françaises. Aujourd'hui que la possibilité leur en est offerte plus significativement, ils avouent que ce n'est pas cela qui les intéresse… Il est permis — avec un peu d'optimisme et si elles se confirment — de voir dans ces mesures la première manifestation tangible d'un retournement de tendance, encore très improbable il y a quelques mois. Pour contrecarrer les aspirations des lobbies financiers du football privé, il faut certes que médias, joueurs, entraîneurs, journalistes et spectateurs expriment une condamnation unanime. Mais il est toujours intéressant de constater que le libéralisme appliqué au football n'est une fatalité que si personne ne réagit.
Enfin, pourquoi ne pas espérer qu'en France, Frédéric Thiriez ait vraiment l'intention de fusionner les deux coupes et de revenir à dix-huit clubs en L1? Un peu moins de football, cela ne fera de mal ni aux joueurs, ni aux spectateurs, et cela pourrait faire du bien au football. (1) On objectera que la sélection brésilienne est composée en majeure partie de mercenaires, mais peut-on dire que la Seleçao a vraiment brillé par ses stars, très sporadiques durant le tournoi, à l'exception d'un Ronaldo touché par la grâce en finale? Les internationaux allemands, qui évoluent presque tous en Bundesliga, ont bénéficié d'un des calendriers les mieux équilibrés, et d'une fraîcheur manifestement supérieure. (2) L'organisateur de la Coupe des confédérations 2003 sera désigné fin septembre (La France est candidate). L'édition 2005 aura lieu en Allemagne pour tenir lieu de répétition de la Coupe du monde, mais au-delà, Sepp Blatter a laissé entendre qu'elle pourrait être abandonnée. L'UEFA a en effet annoncé qu'elle n'y participerait plus après 2005, et Blatter espère ressusciter le Championnat du monde des clubs cette même année…