Pelé 1969, en plein dans le mille
Un jour, un but – Inscrit sur penalty le 19 novembre 1969 au Maracanã, le millième but du Pelé a transformé la surface de réparation en scène de théâtre.
Si Pelé s’est vu attribuer le titre honorifique de meilleur footballeur de tous les temps, il le doit en partie au fait d’avoir marqué les esprits en atteignant le chiffre mythique des mille buts. Ce n’est pourtant pas un record en soi. Son prédécesseur Arthur Friedenreich avait probablement déjà atteint ce total dans les années 1920, tout comme, plus tard, le Hongrois Ferenc Puskas. Mais Pelé avait peut-être ce talent supplémentaire de savoir se mettre en scène.
Gol Mil
Ce n’est qu’au milieu du mois d’octobre 1969 que le nombre de buts inscrits par le meneur de jeu du Santos FC suscite l’intérêt. La presse brésilienne dresse alors des statistiques et s’aperçoit – ou décrète c’est selon – que lors du Santos-Coritiba (3-1) du 22 octobre, Pelé a inscrit les 994e et 995e buts de sa carrière.
Dès lors commence le compte à rebours avant le Gol Mil. Le Santos FC n’a plus rien à attendre d’un championnat brésilien qu’il a un peu bâclé, l’imminence d’un but historique donne du piment à sa fin de saison. Le 1er novembre, Pelé inscrit le numéro 996 but contre Flamengo (4-1). Le 13, un doublé contre Santa Cruz (4-0) porte le total à 998. Le 999 arrive dès le lendemain, lors d’un match contre Botafogo.
Rendez-vous est donné le 16 novembre au stade Fonte Nova de Salvador de Bahia. Un match très ennuyeux dans l’ensemble, qui va surtout s’animer dans ses derniers instants. Pelé est nerveux et rate son match (ça lui arrive aussi). Mais à la toute dernière minute, il se défait enfin de la défense bahianaise, envoie une frappe puissante qui trompe le gardien… mais qui percute la barre transversale. Le ballon revient vers lui, qui n’a plus qu’à le pousser dans la cage vide. Mais son coéquipier Jair Bala oublie l’histoire qui s’écrit sous ses yeux: Il devance Pelé et s'en charge lui-même.
Le Roi René
Bien que frustré par son obscur coéquipier, Pelé n’est finalement pas mécontent que l’exploit annoncé soit reporté d’un match. Car la rencontre suivante, contre Vasco de Gama, se joue au Maracanã. Le Gol Mil valait bien le plus grand stade du monde.
Seul problème, ce jour-là se programme un autre événement considérable: l’alunissage des astronautes américains Charles Conrad et Alan Bean, partis cinq jours plus tôt de Cap Kennedy. Mais il faut croire que les Dieux avaient choisi le roi Pelé. Un orage diluvien s’est abattu sur le pays, coupant les retransmissions TV internationales et effaçant donc des écrans les aventures spatiales du duo américain.
80.000 spectateurs sont présents au Maracanã, pour un match dont le seul intérêt reste l’imminence du millième but. Le public s’enthousiasme dès que Pelé conduit la balle aux abords de la surface de réparation, puis se rassoit dès qu’il l'a perdue. L’équipe d’en face, bien entendu, met tout en œuvre pour gâcher la fête. Elle a ouvert le score très rapidement et a collé sur Pelé un défenseur rugueux, grand, physique, répondant au patronyme très épuré de René.
Ce n’est qu’après une demi-heure de jeu que Pelé prend le dessus sur son opposant. Il cadre alors une belle frappe liftée mais le gardien de Vasco, l’Argentin Andrada, détourne en corner. Quelques minutes plus tard, Pelé envoie encore une frappe sur la barre transversale, puis, sur un centre aérien, il s’élève pour reprendre de la tête, mais il est devancé in extremis par René… qui marque contre son camp.
Guerre des nerfs en pleine surface
On entre dans les dix dernières minutes. Clodoaldo lance Pelé d’une magnifique passe en profondeur. Le Roi s’infiltre dans la surface et s’y fait faucher par Fernando. L’arbitre, Manuel Amaro de Lima, n’hésite pas: le penalty est indiscutable, mais lance une série de scènes surréalistes. Les joueurs de Vasco démontrent qu’ils tiennent à empêcher l’événement de se produire à leurs dépens et s’en prennent avec véhémence à l’arbitre. Pendant ce temps, un de leurs défenseurs massacre le point de penalty à coups de crampons, avant d’être rappelé à l’ordre par Carlos Alberto.
Les coéquipiers de Pelé, eux, cherchent à donner une solennité à l’instant, et se regroupent en rang derrière la ligne médiane [1]. Le public clame le nom de l'idole qui, au milieu des contestataires, bavarde avec un peu tout le monde. L’arbitre parvient à ramener un peu d’ordre, mais les joueurs de Vasco continuent de discuter avec Pelé, sans doute pas pour l’encourager. Le gardien Andrada le prend même à part, comme s’il voulait négocier.
Pelé peut enfin s’emparer du ballon, tandis que des défenseurs contestent encore. Tour à tour un défenseur, l’arbitre puis le gardien viennent replacer la boule de cuir à leur guise, sous l’œil amusé de Pelé qui attend, les mains sur les hanches, et donne même une tape sur l’épaule de René, son ami d’un soir. À aucun moment il ne viendra replacer le ballon. Il remonte tranquillement ses chaussettes. Au moment où l’on s’y attend le moins, Pelé se retourne et s’élance pour frapper.
Marée humaine
Il est exactement 23h23 dans l’enceinte du Maracanã. Le Brésil retient son souffle. La course d’élan de Pelé est très courte, marquée par un petit temps d’arrêt caractéristique que les Brésiliens ont surnommé Paradinha et qui consiste à tromper le gardien trop pressé.
Edgardo Norberto Andrada, le gardien argentin du Vasco de Gama, n’ignore rien de Pelé et de sa façon d'exécuter les coups de pied de réparation, même s’il s’agit de sa première saison au Brésil. Il ne tombe pas dans le piège. Pelé frappe du pied droit, d’une frappe sèche à mi-hauteur sur la gauche du gardien. Andrada plonge du bon coté, se détend autant que possible, mais insuffisamment pour empêcher le ballon d’entrer, qui frôle le poteau.
Le Maracanã explose. Des "Gooool" interminables grésillent dans les postes de radio. Tandis qu’Andrada frappe le sol des poings, Pelé court jusqu’au fond de la cage, s’empare du ballon et le couvre de baisers. Collé au filet, il se retrouve prisonnier d’une nuée de photographes, de reporters, de supporters, qui se sont aussitôt précipités vers lui. La marée humaine s’empare ensuite du joueur et le porte en triomphe.
Très dignement, ses coéquipiers restent alignés derrière la ligne médiane, sans broncher. Devant eux, la star n’en finit plus d’être célébrée, interviewée, portée en triomphe. Dans la cohue la plus complète, il répond aux questions, dédie son but "aux enfants pauvres du Brésil". On lui remet ensuite un maillot floqué du numéro 1000 avec lequel il effectue un tour d’honneur.
Après vingt minutes de folie, on se rappelle qu’il y a un match à terminer. Il reprend alors qu’une partie du public a quitté le stade. Pelé a inscrit son millième but. La suite n’a plus d’intérêt.
[1] Comme cela se pratique aujourd’hui lors des tirs au but.