Cette chronique sera la dernière. Alors que mon plaisir devient secondaire et mes besoins de plus en plus primaires, je ne veux plus perdre de temps dans des choses superficielles. Thierry Ardisson souhaitait m’inviter dans son émission pour commenter les évènements du Trocadéro. Malgré la présence en plateau d’une ancienne star du porno reconvertie en professeur de philosophie à Polytechnique, j’ai refusé de servir d’avocat au football. Mon public attitré rejette la responsabilité des émeutes sur les supporteurs ultras ; tenir un discours moins démagogique n’aurait séduit que les véritables connaisseurs du sport, une cible trop exigeante intellectuellement pour m’être rentable.

Vu la faiblesse de nos latéraux, il fallait s’attendre à ce que nos adversaires finissent par nous attaquer à droite. Marine Le Pen n’a pas manqué de stigmatiser les délinquants d’origine immigrée, responsables, selon elle, des débordements. Il est vrai que les Qataris ont failli dans l’organisation des festivités du titre de champion de France. Pour autant, ils n’ont pas volé ce trophée. Ils ont beaucoup dépensé, évidemment, mais leur argent est propre. Si nos dirigeants s’expriment de cette manière, c’est parce que personne ne prend la peine de les écouter.

Contrairement aux petits commerçants du Trocadéro, qui ont abandonné leurs tours Eiffel miniatures devant les violences de la foule et des forces de police, notre vestiaire n’a pas été choqué par les évènements. La violence fait partie de notre quotidien. Elle est la norme, en match et en soirée, sur la route et dans la rue. Personne n’en a voulu à Leonardo quand il a agressé un arbitre à la fin du match nul contre Valenciennes. Mamadou Sakho a passé quelques heures en garde à vue avant d’être relâché mais il n’a pas porté plainte ; après tout, il correspondait aux signalements fournis par les témoins des cassages. Nos contemporains nous reprochent notre indifférence au monde mais elle nous est indispensable.

Le départ d’Ancelotti ne nous concerne que parce qu’il risque de modifier les rapports de force entre les joueurs ; les remplaçants espèrent séduire le prochain entraineur, les titulaires étrangers s’inquiètent de voir débarquer Laurent Blanc. Le coach a raison de vouloir partir au Real Madrid. Si une meilleure entreprise que la vôtre vous proposait un CDI, resteriez-vous ? J’ai posé la question à mes abonnés Facebook mais je n’ai obtenu aucune confirmation. Tous sont chômeurs.

L’officialisation du sacre a été suivie d’une succession de fêtes intimes dont toute tentative de description, même minimaliste, m’aurait éloigné à jamais de mes fans. Par respect envers eux, conscient de la pénibilité de leur existence, je préfère évacuer les souvenirs dans la chasse d’eau de ma mémoire. Un jour peut-être, à l’article de la mort, je trouverai le courage d’en parler. Le premier soir de débauche, je m’étais éclipsé au moment de l’entrée en scène des filles du Moulin Rouge. Une chose plus importante encore m’attendait : le sommeil.

Pour les besoins de la promotion de ma comédie musicale, j’ai effectué la tournée des villes de province, hôtel après hôtel, fréquentant Formule 1, Campanile et autres Ibis avec la bénédiction de Leonardo. Devenu ambassadeur du club dans le tiers-France, je séchais l’entraînement pour me confronter aux horaires d’un salarié lambda. Invité dans des librairies pas plus grandes qu’un numéro d’été de l’Equipe, je reprenais ensuite la voiture pour serrer des mains dans les marchés. Je n’usais pas de longs discours ; dans la vie, peu importe les mots du moment que vous parlez avec conviction. Epuisé par ce rythme infernal (Rendez-vous compte ! Il m’arrivait de travailler plus de cinq heures par jour !), j’avais réclamé des vacances à mon agent. Il ne les refusa pas.

Jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, l’île de Bazarape, située en mer des Baléares, à deux cents kilomètres des côtes espagnoles, servait surtout de villégiature aux opposants du régime franquiste. Colonisée par les Britanniques puis par le reste de l’Europe à partir de la fin de la décennie 70, elle avait rapidement vu les palaces remplacer les prisons. Définitivement transformée en Club Med de luxe, l’île accueillait aujourd’hui la crème solaire des touristes internationaux, aussi bien des princesses saoudiennes au ventre rond comme des barils que des footballeurs de Liga. Adil Rami, international français évoluant à Valence, possédait une résidence secondaire au nord. Un jardin spacieux bordait sa maison en pierres. Les nuages volaient bas, les arbres valsaient. Les dunes de la plage se dessinaient dans le bleu. Karim Benzema était arrivé peu avant midi.

Durant deux heures, ils bavardèrent de rien et de rien avant qu’un parasite prénommé Abdel ne leur propose de sortir. Une salle d’arcade s’animait à deux rues d’ici. On dénombrait à l’intérieur une centaine de jeux, la plupart introuvables dans le commerce, dont Total Wargame Nations III Dark Crusade of Empires Napoleon’s Battle 1914, la dernière création des concepteurs de Battlefight Galactica VI Warrior annihilation : Shades of Darkness. Des hommes en costume, cheveux plaqués en arrière, couleurs aile de corbeau, décompressaient aux bornes. Adil voulut jouer à Speed No Limit II Underscore Edition, une simulation de course de voiture. Il prit en stop son ami puis fut téléporté dans un univers recomposé, peuplé de lutins, de forêts, de champignons hallucinogènes, de circuits en guimauve et de sucettes en forme de panneaux routiers. Simple passager d’Abdel, je ne conduisais pas vraiment : je passais les vitesses lors des lignes droites en confiant les virages à mon co-pilote. En résumé, je menais la belle vie.

Après la course, Benzema but un lait-fraise au bar puis m’interrogea sur mes goûts en matière de jeu vidéo. Je réfléchis longuement avant de me fixer sur Sleeping Dogs, un ersatz de Grand Theft Auto se déroulant à Hong Kong. Karim adorait la mécanique du jeu, similaire à celle de GTA Vice City, qui lui rappelait le film Scarface, son préféré. Il avait retrouvé des références familières dans l’ambition du personnage, dans ses motivations, dans son langage ordurier, les filles, les belles maisons, l’argent. « D’ailleurs, si tu remarques bien, les villas de Tommy Vercetti et de Tony Montana se ressemblent énormément. » Au moins, quand il cherchait à écraser des piétons au volant d’un taxi, il ne manquait jamais sa cible. GTA IV lui avait causé des problèmes. Il était bloqué par une mission « impossible » consistant en une poursuite en moto des docks jusqu’au centre-ville. Je l’avais terminée assez facilement. Pour tout dire, j’avais fini le jeu à 100 % en tuant tous les pigeons dissimulés sur la carte. Il eut du mal à me croire. Il répétait « 100 % ? Non, non, c’est impossible… Impossible…  Impossible », à n’en plus finir. Cela en devenait gênant.

Sitôt cette discussion terminée, Benzema s’enferma dans un mutisme profond. Au casino voisin, il posa son cul devant une machine à sous et commença à perdre des sommes considérables. Alerté, Abdel se dévoua pour lui servir de victime. Il l’invita à une table de poker pour l’affronter dans un face à face qu’il perdit volontairement en bluffant comme un débutant. Les all-in avec 7-8 dépareillé se succédèrent au même rythme que les kamizakes japonais sur Pearl Harbor. Peu à peu, Karim retrouva confiance. Il se mit alors à parier sur tout ce qui lui venait à l’esprit : la valeur approximative des jetons de sa pile, la couleur de la prochaine carte du flop ou encore l’âge du croupier. Se promenant ensuite sur la plage, il attrapa une pincée de sable et demanda à Sacha de calculer le nombre de grains prisonniers de la paume de sa main. Sacha fit mine de compter avant de répondre un chiffre au hasard. À nouveau, Benzema laissa éclater sa joie. Le chemin d’accès se terminait sur une place dégagée au style inimitable. Des fins rochers désordonnés permettaient de s’asseoir au-dessus des seringues et des morceaux de verre brisé.

La population de la plage ne manquait pas de charme. L’une des amibes portait des lunettes de soleil si imposantes qu’on aurait dit des rétroviseurs. Une autre créature exhibait un maillot de bain Desigual ; son transistor transpirait une musique électro futuriste de qualité médiocre. Deux autres filles, assises sur des serviettes, dominaient le game. La première femelle paon caressait les cuisses de sa copine sans but précis. De temps en temps, elle se tournait vers nous en suivant avec sa langue les contours de ses lèvres, comme l’aurait fait la petite aiguille d’une montre ; ou n’importe quelle Miss France. Nous étions dans l’impossibilité de nous lever. Par bonheur, elle prit les devants et s’approcha pour nous photographier. Elle embrassa Rami puis se plaça derrière lui afin de masser son dos ; sa comparse l’imita en prenant la place d’Abdel, jusqu’ici préposé aux massages anti-UVA.

Adil et Karim plaisaient aux adolescentes. Je devais me contenter de personnes plus respectables. Cette mère de famille, par exemple. Des beaux yeux. Au moins la quarantaine, quand même… Mon visage respirait l’honnêteté. Ma nouvelle coupe de cheveux, imposée par John-Hugh, forçait le respect. Non, vraiment, elles n’avaient aucune raison de m’ignorer. Ma notoriété était-elle surestimée ? À un moment, au plus fort de ma médiatisation, je recevais trente appels masqués par jour. Comme j’apparaissais accessible, les gens avaient l’impression que je pouvais facilement leur parler. Plus personne ne pouvait me joindre sans mon accord depuis que j’avais changé de numéro. Au moins, ma mère ne risquait pas de me contacter. Quel âge pouvait-on bien lui donner ? Trente-cinq ans, peut-être ? Trente-trois, avec de la chance ?

Des enfants bedonnants voguaient sur la mer, étendus sur un matelas flottant. Des algues tapissaient les murs de leurs châteaux de sable. L’eau semblait sale. Sacha trouva malgré tout le courage d’inviter l’une des deux filles. Ils restèrent plus d’un quart d’heure l’un contre l’autre, presque sans bouger. Sans doute firent-ils l’amour. Sacha n’était pas spécialement beau mais il dégageait une assurance folle. Si les hommes bêtes avaient tant de succès avec les femmes, c’est parce qu’ils ne connaissaient pas le doute. Cette mère de famille m’observait toujours et je demeurais immobile, perturbé par les papouilles de mon voisin. J’avais du mal à choisir. Je réfléchissais trop. Chiara n’arrêtait pas de me le reprocher. Elle s’absentait souvent. Sa carrière de mannequin décollait, les avions nous séparaient. J’avais foi en elle, je ne pouvais la soupçonner de quoi que ce soit. S’il fallait même suspecter vos proches… On n’en finirait pas.

Des derniers discours de Leonardo, j’ai surtout retenu cette phrase :  »Pour être aimé des Français, nous devons leur ressembler »‘. Bons élèves, nous avons ainsi adopté contre Evian une conduite agressive et hautaine, ajoutant à la récitation une bagarre générale consécutive à un refus de l’autorité. Les équipes du sud de la France construisaient leur capital sympathie sur cette marque de fabrique. Les commentaires négatifs recensés après ce nouveau succès n’avaient pas manqué de nous surprendre. Cette conséquente avance de neuf points au classement renforçait la haine de nos détracteurs. En ces temps de crise, nous affichions une arrogance déplacée. Le scénario idéal aurait consisté en une victoire à la 89ème minute du dernier match et la foule qui soudain nous embrasse en nous remerciant d’avoir préservé la Ligue 1 d’un OM champion avec une différence de but négative. Nous ne représentions plus ce PSG originel, gentiment moqué pour son incapacité à conclure. Nous étions le club de Zlatan, de Beckham et du Qatar, du succès que les pétrodollars rendaient obligatoire. Les Français ont toujours préféré les perdants méritants aux implacables gagnants. Le PSG n’était plus assez Français pour eux.

(Oeuvre de @FakirSG, ami personnel de Nasser)

(Oeuvre de @FakirSG, ami personnel de Nasser)

En validant la création de la comédie musicale Kevin Kohler, la comédie musicale, Nasser Al-Khelaifi m’avait témoigné sa confiance. J’espérais apporter un peu de bonheur à mes fans dans un contexte difficile pour eux. Les gens souffraient. Ils avaient tour à tour subi Mozart, l’opéra rock, Adam et Eve : La Seconde Chance, 1789 : les Amants de la Bastille et Robin des Bois. Ils cherchaient plus que jamais du réconfort. Le football devait remplir une mission sociale et servir à rassembler les peuples ; en donnant un emploi à des intermittents du spectacle portugais et arabes, par exemple. Et puis, bon… Il y avait quand même un sacré paquet de fric à se faire.

Inspiré des passages les moins romancés de ma biographie, Kevin Kohler, la comédie musicale dénonçait les dérives du foot étranger tout en faisant l’éloge du Qatar à travers son apport dans l’économie française. Récupéré à cinq ans par le manager d’une équipe londonienne, le héros, orphelin, parvenait à s’échapper de cet enfer à sa majorité. N’écoutant que son courage et la voix de sa conscience, il trouvait refuge à Paris où il devenait l’un des meilleurs joueurs de Ligue 1 en s’opposant au dopage, aux filles et à l’argent faciles. Les premières critiques du spectacle étaient toutes extrêmement positives. Le journaliste de Télé 7 jours s’était montré dithyrambique sans même l’avoir vu! Il avait parlé de  »l’incroyable histoire d’un gamin des rues devenu star » avec un sens de la formule qui n’appartenait qu’à lui – et au dossier de presse.  »Enfin quelqu’un qui chante la Marseillaise! » s’enflamma le chroniqueur culturel du Point alors que celui du Figaro résuma mon parcours en ces quelques mots :  »De misérable, il est devenu bankable ». La chanson phare critiquait le montant anormalement élevé des transferts à l’aide d’une chorégraphie plutôt subtile : l’interprète, déguisé en cochon et vêtu d’un maillot de Manchester City, se roulait dans une montagne de liasse de billets au moment de signer son contrat. En l’écoutant en avant-première, le spécialiste musique de Télérama l’avait trouvée  »aussi plaisante qu’une mélodie de Pascal Obispo.’ » La comparaison servit d’intertitre principal à son papier. Nous l’attaquâmes pour diffamation.

Le casting faisait la part belle aux artistes appréciés des auditeurs de Nostalgie, des chauffeurs de taxis, des patrons de bistrots et des couples de chômeurs, des collégiens savoyards, des saucissons auvergnats et des paysans bretons. Pour le rôle principal, Christophe Willem fut préféré à Grégoire ; tout comme lui, j’avais émergé de la médiocrité grâce à la télévision. Pour le rôle de Zlatan Ibrahimovic, la production avait recherché un chanteur capricieux mais attachant, volontairement mordant, habitant à l’étranger et qui ne passait en France que pour s’en mettre plein les fouilles. Florent Pagny se détacha très vite. Christophe Maé gagna le droit d’interpréter David Beckham. Mika s’étant décommandé, le rôle de Chiara échut à Zaz. Les Qataris ne regardaient pas à la dépense. A terme, ils souhaitaient concurrencer la troupe des Enfoirés et reverser les bénéfices à une association caritative : l’équipe féminine du club. Le business de l’humanitaire fonctionnait selon les mêmes codes que l’économie de marché. Pour obtenir les produits les plus appréciés, il fallait mettre le prix. Pour rentrer dans leurs frais, les dirigeants avaient imaginé un show interactif. Les spectateurs munis d’un billet d’entrée pourront voter en temps réel par SMS. Ils ne voteront pour rien de spécial. Ils voteront, c’est tout. Je ne crois pas que les gens aient besoin d’une signification de nos jours.

En confiant un rôle à Grégory Lemarchal, les Qataris espéraient attirer les femmes. Par le soin accordé au casting et à l’habillage, cette comédie musicale dégageait une atmosphère pas si éloignée de celle du Parc des Princes ; elle pouvait les inciter à suivre l’équipe. Même si cet hologramme était vraiment ressemblant, j’étais tout de même un peu réticent. Le public se déplaçait rarement pour voir des chanteurs morts, Renaud excepté. Il est vrai que Grégory Lemarchal avait un côté rassurant. On avait envie de le serrer dans nos bras ; pas trop fort, bien sûr. On l’imaginait assez mal racketter des mères de famille. Elles achetaient déjà ses albums, remarquez, mais… Non, ce garçon était un gars bien. Il avait les épaules pour interpréter ma conscience, mon Jiminy Cricket des temps modernes. Après tout, moi aussi j’avais quelque chose de sécurisant. J’étais un footballeur normal. Un Français moyen. Un joueur moyen, peut-être.

Les membres du Conseil m’avaient félicité en apprenant mon déménagement dans les Yvelines. En tant que joueur du PSG, je me devais d’afficher un certain standing. Nous organisions parfois des petits dîners avec Motta et Sirigu. Me voir accompagné de Chiara les rassurait, un footballeur sans femme étant forcément suspect. Elle s’occupait des pâtes, Thiago de la sauce. Salvatore se chargeait des boulettes. Il en faisait peu mais elles restaient sur l’estomac. Un saucisson sec n’aurait pas été pour me déplaire mais je m’en satisfaisais : ces repas représentaient les seuls écarts alimentaires autorisés par mon nutritionniste.

Ces dernières semaines, je m’étais ouvert à autrui plus que je ne l’avais jamais fait auparavant. Les gars me prenaient pour l’un des leurs. D’abord réticent, Sakho avait fini par approuver ma démarche. Il m’avait même carrément adressé la parole en salle de musculation, alors que je m’acharnais sur une machine : « Les médias parlent de toi même quand tu ne joues pas. Cela nous enlève un peu de pression. On peut se concentrer entièrement sur le club. » Mon regard sur lui avait changé. Je ne le considérais plus comme un capitaine de pacotille incapable de maîtriser la tempête lorsqu’elle se présentait. En fait, il ne voulait pas du pouvoir. Il recherchait simplement une mer de tranquillité. J’avais longtemps pris Ménez pour un imbécile sans tenir compte du fait qu’il s’occupait à la fois de son bébé et de sa carrière ; ses colères étaient les conséquences de nuits trop courtes et ses enfantillages des trêves bienvenues dans sa vie d’homme. Il s’agaçait de fréquenter le banc à cause du Brésilien Lucas et, quoi qu’en disent les médias, c’était parfaitement compréhensible. Javier, lui, était passé en deux ans du statut d’incontestable à celui de joueur lambda. Star éphémère, il était rentré dans le rang. Ce n’était pas facile à vivre. Le long de mes interviews, je m’évertuais à donner bonne presse aux footballeurs de ma génération. Ils n’étaient pas dangereux. Ils ne respiraient pas assez, c’est tout. De toute façon, dire du mal des collègues n’aurait pas été très intelligent car j’évoluais dans un milieu consanguin où tout le monde se connaissait. Seul Anelka morflait sur mon compte Twitter. Après… Comment dire… Jouait-il vraiment encore au football ? L’attaquer ne présentait vraiment aucun danger.

Apprécié de mes partenaires de jeu, je l’étais tout autant des publicitaires qui voyaient en moi un porte-drapeau du Made in France. Le monsieur de chez Peugeot se disait « emballé » par mon profil de « bon Français » réussissant au PSG. « Vous êtes un modèle d’intégration pour les gosses de ce pays ! » s’était-il enthousiasmé en me donnant les clés d’un véhicule de sa collection. « Au moins, vous, vous n’avez pas le pantalon qui descend », m’avait confié le PDG de Carrefour, qui cherchait pour dynamiser sa marque une célébrité jeune mais « éduquée », une denrée « de plus en plus rare » selon lui. Ses supermarchés avaient créé une gamme de produits à mon nom, label « Origine France », comme du jambon de Bayonne, des tripes de Caen, des quenelles de Lyon, des pruneaux d’Agen ou du nougat de Montélimar. Je touchais cinq centimes par quenelle Kevin Kohler vendue ; sept pour les conserves de jambon. Les études marketing montraient que les gens d’un âge avancé recherchaient plus que jamais des produits naturels depuis le scandale alimentaire de la viande de cheval retrouvée dans les lasagnes Findus. Cette quête du bien manger me profitait. Né à la campagne, j’apparaissais comme un footballeur sain, comme une sorte de rugbyman en moins crétin. Les annonceurs usaient de cette image jusqu’à l’indigestion. J’avais en outre conclu des contrats avec Breizh Cola, SEB, Tefal, Crédit Agricole et Free. Je continuais à m’habiller chez H&M, une marque appréciée des classes moyennes. J’utilisais ma Porsche Cayenne – achetée à peine soixante-quinze mille euros ! Une affaire ! – pour de longues virées en solitaire ou, plus prosaïquement, me rendre de chez moi jusqu’au Camp des Loges. John-Hugh me suivait en Peugeot. Nous échangions nos volants à deux kilomètres du centre d’entraînement. Je signais des autographes pendant qu’il se garait dans le parking puis je le rejoignais discrètement pour procéder à un nouveau troc. Il était alors huit heures, huit heures quinze. Caché dans ma Porsche, je me drapais de vêtements hauts de gamme, Dolce & Gabbana ou Gucci, pour n’en ressortir qu’à l’arrivée de mes coéquipiers. Au club, plus personne ne pouvait m’ignorer.

Cette bagnole recevait de bonnes critiques sur internet. Moi aussi, désormais. Une veille effectuée sur Google m’avait prévenu de l’irascibilité d’anciens abonnés du Parc – dont ce traître de Ludo – qui remettaient en cause ma sincérité. Un montage Photoshop de leur conception me représentait sous les traits de l’Abbé Pierre aidant un sans-abri qui ressemblait à David Beckham. Avec l’aide d’un avocat, j’étais parvenu à faire bloquer tous les sites relayant cette horreur et, dans un excès de zèle, celui de la Fondation Abbé Pierre. Par précaution, John-Hugh contacta après coup une entreprise spécialisée dans l’e-réputation. Elle fit fermer trois profils Twitter à mon nom, dont celui d’un véritable Kevin Kohler vivant à Nuremberg. Elle supprima mes différents pseudos sur AdopteUnMec ainsi que les conquêtes susceptibles de révéler mes techniques de drague les plus embarrassantes. Les exécutions exécutées, cette noble société programma un logiciel capable de commenter positivement chaque article me concernant à l’aide d’un vocabulaire simplifié. Il débuta sa mission sur le site de L’Équipe mais son intelligence artificielle l’envoya rapidement naviguer vers So Foot, où il devint un contributeur régulier et respecté.

Quand je n’étais encore qu’un simple observateur, j’arrivais à faire confiance aux journalistes ; naïvement, j’imaginais leurs récits plausibles. Totalement imprégné du milieu, je ne pouvais plus les cautionner. Je ne jouais pas spécialement bien mais je continuais à recevoir des bonnes notes dans L’Équipe. En contrepartie, mon agent offrait aux journalistes des infos sur le mercato, parfois même des interviews des internationaux dont il avait la charge. J’achetais de moins en moins souvent la presse. Je n’avais plus rien à apprendre. Avec neuf points d’avance sur l’OM à cinq journées de la fin, le titre du champion de France nous était quasiment assuré. Lorsque j’étais titulaire, un mec finissait toujours par me remplacer mais l’essentiel était ailleurs : j’étais enfin considéré comme un footballeur et accepté comme tel. J’agissais pour le bien de tous en prodiguant une image positive du PSG et de ses acteurs. On écrivait des papiers sur moi alors que mes performances demeuraient moyennes. J’avais débuté à Rennes et à Troyes. J’étais le seul joueur que les supporteurs adverses ne sifflaient pas. « Tu es davantage fait pour la Ligue 1 que pour la Ligue des Champions. Nous avons besoin de toi à Nancy et à Lorient, pas contre le Barça. Tu es aimé des gens normaux. Tu es comme eux. Tu es simple. Tu n’es pas spécialement beau non plus. Tu es ce que nous avons longtemps recherché » m’avait expliqué Leonardo en me recevant dans son bureau après notre facile succès 3-0 contre Nice. Il en avait profité pour passer mon salaire de trente-cinq mille à soixante-dix mille euros par mois. Un cadeau que, par politesse, j’avais accepté.

Zlatan touchait plus d’un million d’euros mensuel. Matuidi seulement deux cent vingt mille mais il allait être augmenté, tout comme Sirigu et Javier. Je les écoutais parler de leurs problèmes d’argent et de leurs passions. De tuning, notamment ! Le corps de Lavezzi aurait pu remporter des concours dans le Pas-de-Calais. Ce n’était pas toujours captivant mais… Combien coûtaient des enjoliveurs, d’ailleurs ? Et une montre Ralph Lauren ? Avais-je besoin d’une montre Ralph Lauren alors que mon portable donnait l’heure ? D’une ceinture en cuir tressé, peut-être ? D’un vignoble ? Non, j’avais déjà du Breizh Cola… Même s’il était dégueulasse… Des lunettes en acétate ? Et pourquoi pas, au fond ? Ca ou autre chose… C’était… Ouais, c’était étrange… Je pouvais tout m’offrir mais je devenais de moins en moins exigeant.

L’élimination en quart-de-finale de la Ligue des Champions fut vécue par mes coéquipiers comme une injustice. Avec davantage de réussite et le mail exact du docteur Fuentes, nous aurions effectivement pu battre le FC Créatine. La logique avait pourtant été respectée. Notre club sortait tout juste du ventre mou européen. Nous n’avions plus atteint ce stade de l’épreuve depuis 1995. Il nous manquait des années et autant de parcours méritoires pour sortir de l’enfance, agir en adulte et tuer un match à 1-0. Durant la rencontre, Lavezzi avait fait de la corde à sauter avec son cordon ombilical. « Sorry, sorry », répétait-il comme un gamin, une fois rentré dans le vestiaire. Nous n’avions pas à être désolés. Nous méritions le respect. Tous les supporteurs, même ceux de l’OM, devaient l’accepter et se montrer fair-play.

Je méritais également le respect. J’enchaînais les matches en Ligue 1 comme latéral droit mais ce poste n’était pas le mien. Christophe Jallet avait joué à l’aller et au retour. J’avais l’impression de perdre mon temps, ici. Les dirigeants construisaient sur du sable. Depuis sa dispute avec Laure, Zlatan s’investissait moins au quotidien. Des mercenaires postulaient pour le remplacer en cas de départ. L’amour du maillot ne signifiait rien si des corps étrangers souillaient sans cesse la tunique. À mon tour, j’étais prêt à danser sur ce Gang-bang Style. J’avais reçu une proposition très correcte du FC Valence. Le salaire proposé – cent cinquante mille euros par mois – correspondait aux prix du marché : incohérents et soumis aux effets de mode. Partir, oui, mais… En Espagne ? Chez les Espagnols ? Leur arrogance, leur suffisance, leur réussite, leurs longs cheveux bruns, les bouses d’Almodovar… Tout en eux m’exaspérait ! Le Barça plus que le reste ! Ce club entretenait l’idée mensongère que le collectif supplantait les individualités. Or, il ne valait rien sans Messi. Son jeu, si envié, n’était rien d’autre qu’une longue séance de passe à dix au service de sa majesté. Ses joueurs se voulaient les apôtres d’un football romantique mais ces menteurs vous crachaient dessus si le rendez-vous se déroulait mal. Busquets, Piqué, Pedro, Jordi Alba, Fabregas… Des lycéens de première L qui mettent du GHB dans les verres d’eau ! Ouais, je les détestais vraiment.

Le webmaster du PSG avait résumé ma tournée promotionnelle à Moulins par un émouvant diaporama de treize images récupérées dans la presse régionale et sur le skyblog de Julielol3>, une admiratrice. Le même jour, le sondage IPSOS publié par L’Équipe du 9 avril réserva quelques surprises. 37,3 % des Français habitant en Province disaient avoir une bonne opinion du club. Ce chiffre pouvait paraître faible mais un sondage paru le mois précédent l’avait situé à 18,3 %. Les ouvriers (51,10 % d’avis favorables) constituaient la catégorie socio-professionnelle la plus séduite par nos couleurs, loin devant les cadres supérieurs (30,70 %). Étais-je responsable de cette augmentation ? En tout cas, depuis peu, j’avais enfin droit à des retours vidéo personnalisés. Le staff soulignait mes erreurs et mes courses superflues. On m’accordait également la possibilité d’emprunter plus d’un film par jour à la médiathèque du Camp des Loges. Enfin, j’étais un footballeur comme les autres.

Seulement 25,2 % des 60-69 ans prétendaient soutenir le PSG. Notre service communication passa donc à l’offensive et m’utilisa comme arme de séduction massive. Paris Match m’avait ainsi suivi en train de faire les courses dans un supermarché parisien et j’avais promené mon caddie suivi par un troupeau de vieux pachydermes intrigués. Les plus courageux jetaient un regard dans mon panier, me suivaient dans les rayons, copiaient mes achats puis concluaient l’échange par : « Vous êtes connu ? » Je n’étais que footballeur mais ma réponse illuminait leur journée. J’aidais les mémés à attraper les bouteilles de Vodka placées en hauteur. Elles me souriaient. Ma marque plaisait.

Mettre en rayon un nouveau produit impliquait une prise de risque importante. Le public pouvait le rejeter même si le packaging était séduisant, simplement parce que le nom lui était étranger ; il se tournait alors vers cette valeur sûre dont les réclames vantaient les qualités depuis des années. Il fallait créer continuellement l’évènement afin de capter son attention. Selon le journaliste, j’étais « un personnage Match », dont l’histoire, porteuse d’émotions, dépassait le cadre du sport. Il m’avait conseillé d’avoir un enfant. « Tout le monde aime les enfants, argumenta-t-il. C’est comme les chatons ou les pizzas. » Ne restait plus qu’à convaincre Chiara de poser sur un lit d’hôpital. Une fois papa, j’aurais eu moins de temps pour jouer à Football Manager mais la couverture d’un magazine vendu à six cent mille exemplaires exigeait des sacrifices. C’est ce même raisonnement qui poussa mon agent à accepter les demandes d’interviews de Télé 7 Jours, de Télé-Loisirs, de Ouest France et de Voici, et à refuser celle de So Foot, qui écoulait seulement quarante mille numéros par mois.

Je n’avais pas peur d’agacer en multipliant les opérations de communication. J’avais atteint une telle maîtrise de la mise en scène qu’il m’arrivait, lors des matches télévisés, de tenter une frappe lointaine et désespérée juste pour attirer les caméras. Alors que nous menions au score contre Troyes, j’avais obtenu un penalty pour une faute inexistante. Je l’avais volontairement loupé en expliquant par la suite que tricher m’était impossible. Les spectateurs avaient évidemment adoré. Aujourd’hui, un adolescent qui s’éveille au football regarde un match comme s’il s’agit d’un film de Quentin Tarantino : il s’intéresse seulement aux acteurs principaux et n’a que faire du scénario. Il veut de l’action, un gentil à vénérer et un méchant à siffler. J’avais choisi d’être le gentil. C’était difficilement critiquable.

Une à deux fois par mois, le PSG organisait des rencontres entre joueurs et supporteurs. En échange d’un droit d’exposition sur une durée déterminée, souvent courte, nous nous rapprochions de nos fans. Le plus souvent, nous allions à la rencontre d’équipes amateurs de la région pour donner à leurs jeunes des ballons et des maillots. En contrepartie, nos dirigeants passaient des accords afin de garantir que les meilleurs éléments de ces formations satellites signeront au PSG et non à Lille. Ensuite, les heureux élus venaient au Parc des Princes pour faire le plein de souvenirs. Le vigile du stade leur en confisquait à la sortie mais l’expérience demeurait positive. Depuis peu, j’avais obligation de participer à ces opérations publicitaires. J’étais blanc, aimable, de petite taille. Mon profil rassurait les parents qui hésitaient à emmener leurs enfants au stade.

Conscient de cette force, le PSG m’utilisait comme ambassadeur dans les collèges. Les élèves écoutaient mes mises en garde contre la corruption et les dangers de la drogue en se montrant particulièrement attentifs à ces conférences codifiées par l’Éducation nationale, toute heureuse de trouver en ma personne un témoin magnétique. Quand je demandais à ces gamins quel métier ils souhaitaient faire plus tard, ils me répondaient : « être célèbre. » Ils semblaient me considérer comme un modèle. J’avais tout de même besoin de leur emprunter un joint de cannabis lors des pauses pour les supporter. Dans la cour de récrée, mon regard se fixait irrémédiablement sur ces filles au teint d’ange, gracieuses et aériennes, vêtues de cette simplicité que le monde dénudait peu à peu. Je percevais les prémices de leur chute en voyant défiler les plus grandes dans l’allée centrale, alors arrogantes et fières, seulement concernées par l’image que les autres percevaient d’elles. Le lycée se divisait en clans. Les garçons les plus forts jouaient au foot en ignorant la plèbe étalée sur le bitume. Les buteurs embrassaient les salopes assises sur les bancs ; une main sous le pull, ils consolidaient leur domination. Les collégiens trop moches, gros ou mal habillés restaient sous le préau près de leurs semblables et prenaient des notes. Ce paysage me rendait triste. Il me rappelait le boulot.

Sur Facebook, le jeu concours visant à faire gagner à mes abonnés un maillot dédicacé avait récolté une centaine de réponses en quelques minutes. La simplicité de l’énoncé – « Combien de carrés pouvez-vous distinguer dans cette image ? » – pouvait expliquer ce franc succès. J’avais été à la fois comblé par le taux de participation mais un peu déconcerté, aussi, par l’absence de bonne réponse : le dessin représentant un rond, il s’avéra délicat de départager les candidats. Un neurophysiologiste qui tomberait par inadvertance sur les résultats aurait été tenté de considérer le cerveau humain comme moins élaboré que celui de la tong ou de la palourde. Dans le même cas de figure, les autorités compétentes auraient déclaré la boîte crânienne comme zone inhabitable et les professeurs d’école primaire la juger plus utile comme pot à crayons à offrir lors de la fête des mères. Je préférais mettre les erreurs de mes fans sur le compte d’un goût trop prononcé pour la compétition, celui-là même qui me poussait parfois à tacler un adversaire tardant à effectuer une touche.

« Tu t’attaches trop aux gens, Kevin. Ils n’en valent pas la peine.

– Tu crois ?

– Ce sont des crétins. Préoccupe-toi seulement de ta carrière.

– Je cherche simplement à les comprendre.

– C’est comme pour ton frère… L’an dernier, tu as perdu ton temps à savoir s’il avait joué ou non au PSG. Tu t’es déconcentré.

– Comment tu…  Comment t’es au courant de ça ?

– J’ai mes réseaux. Je sais que tu séché un entraînement pour rencontrer Jérôme Leroy à Évian. Cela aurait pu te coûter cher !

– Il avait des trucs à me dire et…

– On s’en fout ! C’est du passé ! À trop penser à lui, tu n’as plus pensé au foot !

– Ouais… Peut-être…

– Ne laisse pas ta famille te distraire et t’éloigner de tes priorités. Ta mère ne connaît rien à ce milieu. Elle est néfaste pour toi. Enfin… Je ne te demande pas de ne plus lui parler, bien sûr, mais…

– Non, non… Tu as raison.

– Et ton ancien agent… Quel est son prénom, déjà ?

– Medhi.

– C’est un incapable.

– Il a des problèmes de fric.

– Ah oui ?

– Ce n’est pas très clair… À cause du poker, j’ai l’impression…

– Il est venu te voir ?

– Il n’a pas ma nouvelle adresse.

– Mérite-t-il que tu l’aides ?

– C’est un pote, quand même.

– L’est-il toujours ?

– Je ne sais pas…

– Écoute simplement les personnes qui te semblent les plus compétentes. Tu es quelqu’un d’exceptionnel, Kevin. Tu mérites le meilleur. »

J’étais vu comme un héros. Je devais me comporter comme tel pour entretenir l’illusion. Les jours disparaissaient puis montaient au ciel et je me prenais pour le créateur tout-puissant. Mon boulot en possédait toutes les caractéristiques : mythomanie, prétention, omnipotence et omniscience, sentiment d’invulnérabilité après une bonne note dans la presse, sérieux doute sur l’authenticité de ma propre existence (dès que j’ouvrais l’une des pages de ma biographie). Mes actes possédaient-ils une justification ? Le talent, aujourd’hui, ne suffisait pas pour s’imposer dans un grand club. Les bons footballeurs ne manquaient pas. Il fallait multiplier les compétences pour se distinguer de la masse. Il fallait consentir aux sacrifices. Se travestir. S’imaginer à la place du Seigneur et comprendre que s’il s’amusait à provoquer des catastrophes sur Terre, c’était pour échapper à l’ennui.

L’harmonie de mon couple reposait sur le sexe, les compromis, les non-dits, les boulettes de viande, la peur d’être abandonné, ce besoin que ressent l’être humain de partager « des trucs », tous ces piliers communs aux autres couples, je crois – enfin sauf peut-être pour les boulettes de viande. L’immense majorité des filles de l’âge de Chiara – celles des grandes villes, notamment – délaissait la cuisine pour ne se nourrir que de surgelés, de sushis ou de plats préparés. C’était plus simple, cela demandait moins d’effort. Ma petite amie aimait cuisinier. Ce petit appartement du dix-neuvième arrondissement nous suffisait. Je n’avais pas cherché à déménager depuis mon arrivée à Paris. Pourquoi l’aurais-je fait ? Je disposais de suffisamment de pièces et de chaises puisque je n’organisais pas de fêtes. La compagnie des humains m’ennuyait profondément. Chiara acceptait ma misanthropie et la nourrissait en s’associant à mes silences. Je lui en étais infiniment reconnaissant.

En couple avec une fille, vous n’êtes plus maître de votre carrière. Vous devez tenir compte de son avis au moment de changer d’équipe, de ville. Les femmes de footballeurs sont capricieuses. Il faut les dorloter, les surveiller et les aimer sans la certitude d’être aimé en retour. J’avais confiance en Chiara et la réciproque était vraie. Quand elle s’absentait pour ses défilés de mode à l’étranger, je n’éprouvais pas le besoin d’appeler le concierge de Platinium Player pour qu’il me livre une prostituée. Peut-être s’en inquiétait-elle une fois montée dans l’avion mais, au fond, elle savait que j’étais différent des autres. Lui rester fidèle me semblait normal. De toute façon, j’étais engagé dans une partie assez prenante avec le Clermont Foot sur Football Manager. J’avais recruté un attaquant international ukrainien possédant 18 en flair et en détermination, et le calendrier m’avait programmé le 14 avril 2022 une finale de Coupe de la Ligue contre Sedan. La tromper, même pour un soir, m’aurait fait perdre quelques précieuses heures de jeu.

Je n’ouvrais ni aux groupies qui patientaient devant la porte ni aux anciens potes de Medhi sans nouvelles de mon ancien colocataire. En les laissant entrer, j’aurais pris le risque qu’ils salissent ma vie autant qu’ils avaient souillé la sienne. Je ne touchais plus aux ordures. La femme de ménage se chargeait de les descendre. J’avais refusé d’engager un majordome et un cuisinier personnel. Cette employée avait été mon unique concession. Elle bossait dur. Pour la remercier, je lui avais filé une place pour PSG-Barcelone qu’elle avait très vite revendu sur eBay. Depuis, elle pouvait se payer sa propre femme de ménage.

Ce dimanche-là, nous nous rendions chez un styliste italien qui souhaitait la présenter au boss de Storm Model Management, une agence de mannequin britannique. Ma voiture était garée en haut d’une longue avenue pentue, écorchée par une multitude de pressings et de restaurants bon marché. Chiara m’empoignait toujours la main en la descendant. Entre nous, tout s’était passé très vite, car telle est la norme dans mon milieu. Elle avait rompu avec Javier un mois après notre premier rendez-vous ; il l’avait accepté sans problème, embarqué dans une relation avec Mathilde. J’avais une copine super, un appartement modique mais chaleureux, un métier. J’étais en quelque sorte un privilégié. Je participais à la maintenance d’une réalité virtuelle dont j’étais l’un des rares à saisir la superficialité. Chiara m’apportait réconfort et tranquillité. Nous aimions les mêmes choses. Les boulettes. Umberto Tozzi. Se promener dans la rue, loin de la fureur. Ne pas s’arrêter sur cet homme dérangé par des voyous. À un feu rouge, imaginer comment évoluera notre histoire. Ne penser à rien. Traverser, prendre le volant et conduire. S’arrêter dans un arrondissement inoffensif.

Paris n’était plus aussi belle qu’en 1890, et la Seine recouverte de déjections vertes pâles, mais elle conservait un charme auquel je demeurais sensible. Les rues, racées, projetaient la réussite, celle-là même dont Chiara avait fait le moteur de son existence. J’aimais espionner le bas de ses reins en sachant qu’elle le devinait. Sans raison, elle s’immobilisa devant un magasin de chaussures. « Regarde ! Elles sont magnifiques ! » Je ne sus quoi lui répondre : il ne s’agissait que de chaussures. Elle ne comprenait pas qu’elle n’avait pas vraiment besoin d’une nouvelle paire. Ses désirs n’étaient que l’expression des mêmes réflexes irrationnels qui poussaient les gens à s’intéresser à moi. « Alors ? Tu ne trouves pas ? » Je pris une photo de la boutique pour la poster sur Facebook. J’avais demandé à mes abonnées quel cadeau lui offrir pour son anniversaire, si possible quelque chose qu’elle n’avait pas déjà. Un type m’avait répondu : « La précarité, mec. » J’avais connu la précarité. Je l’avais virée de mes contacts Facebook.

Le boss de Storm Model Management absent, nous étions rentrés plus tôt du dîner, fatigués et déçus. En sortant de l’ascenseur, j’avais immédiatement remarqué que notre porte, entrouverte, laissait des bruits envahir le couloir. J’avais d’abord pensé qu’il s’agissait de John-Hugh mais il avait oublié le double de ses clés, la veille, en venant jouer à la console. Il n’aurait pas pu entrer. Je m’étais tout de même approché en criant son prénom, parce qu’il s’agissait de la chose la plus logique à faire dans une situation pareille. Arrivé à bon port, j’ai vu deux cambrioleurs s’affairent autour de la télévision. Lorsqu’ils m’entendirent, ils cessèrent toute activité. Le plus petit des deux eut le temps de me viser le genou avec une batte pour faciliter la fuite. Par chance, le coup, précipité, n’avait pas été très violent. Chiara avait subi l’action à l’écart mais elle avait tout de même été choquée. Après avoir refermé la porte, j’avais tenté de la prendre dans mes bras. Elle m’avait rejeté.

« Tu n’appelles pas la police ?

– Non… Ce n’est qu’une télé.

– J’ai envie de partir… Ici, tout me fait peur…

– Ah bon ?

– Les gens sont sales, il n’y a pas de magasin, les métros sont loin… J’en ai marre ! Marre ! Basta !

– Tu veux vraiment t’en aller ?

– Oui. »

Elle pleurait.

« D’accord… Très bien… Si tu veux. »

Ce n’était qu’un appartement.

Je reçus exactement cent soixante-dix-sept SMS après ma participation au Canal Football Club, quatre cent trente-et-une notification Facebook, quinze mails et une demande en mariage par l’une des filles du public ; pas la plus belle, malheureusement. Dans leur immense majorité, ces SMS émanèrent d’anciens camarades d’école souhaitant subitement renouer le contact, voire même d’ex-professeurs. Sur Youtube, un fan du PSG s’amusa à compiler les extraits les plus virulents de ma joute verbale. Le montage atteignit rapidement les soixante-dix mille vues et me permit d’occuper la deuxième place du classement NRJ 12 des plus gros buzz de la semaine, derrière le « Allô ? Non mais allô quoi ! » de Nabilla mais devant la vidéo du nain qui mangeait son caca.

La propagation de l’information sur internet fonctionne de la même manière qu’une course de demi-fond. Quand le lièvre s’élance, les suiveurs n’ont pas d’intérêt immédiat à le dépasser ; ils se contentent de copier sa cadence pour bénéficier de son aspiration. Le premier, L’Équipe.fr publia un résumé de mon passage télévisé. Ses concurrents l’imitèrent en greffant le montage à leurs papiers puis ce fut le tour des médias non spécialisés de reprendre les phrases de ma nouvelle page Wikipédia, judicieusement mise à jour par John-Hugh. Écharpe au vent, Christophe Barbier, le patron du magazine L’Express, salua mon courage dans un édito révolutionnaire tourné au dernier étage d’une somptueuse résidence du deuxième arrondissement de Paris. Grâce à lui, j’appris que j’avais du courage.

Interrogé par Télé Z, Pierre Ménès se déclara « déçu » par le manque de soutien des autres participants du Canal Football Club et menaça en représailles de démissionner de la chaîne cryptée. En m’opposant à lui avec sarcasme, j’avais semble-t-il récupéré une partie de ses fans et conquis l’amitié de ses détracteurs. Fâché de longue date avec Ménès, Leonardo m’avait appelé pour me remercier d’avoir pris sa défense durant l’interview. Il promit de me rendre la pareille dès que l’occasion se présenterait, mettant ainsi de côté nos divergences passées pour le bien du club. Son coup de fil fut bien plus long que celui de papa. Mon père réservait généralement les siens pour les évènements de première importance, tels que les décès familiaux (tante, oncle, chien) ou les anniversaires. Nous ne nous étions plus parlé de vive voix depuis très longtemps. J’étais jeune au moment du divorce et la distance, même relative, avait suffi à nous éloigner. L’été dernier, je n’étais même pas allé le voir alors qu’il n’habitait qu’à vingt kilomètres de la maison. Ses louanges me firent chaud au cœur. Les commentaires de maman, bien que plus retenus, me surprirent positivement. Antoine, par contre, ne prit pas la peine de me contacter.

Lors d’une interview accordée au Parisien, j’avais répété à quatre reprises que je venais d’une petite ville de l’Auvergne où les gens possédaient la notion de l’argent, de la famille et de l’amitié. Ils pouvaient me faire confiance. Par ma présence, ils excusaient l’arrogance de Zlatan et le merchandising autour de Beckham. J’apportais de la chaleur humaine à un club où régnait un cynisme froid en m’attirant la bienveillance d’un public jusqu’alors réfractaire aux sportifs. En marchant dans la rue, je recevais l’accolade de personnes de tous âges, supporteurs occasionnels ou simples défenseurs de la morale. Quand ils me rencontraient, ils me disaient que j’avais eu du cran d’avoir dénoncé la corruption, « comme ça, à la télé », d’avoir révélé en direct ces choses « insoupçonnées ». Je n’hésitais pas à dire tout haut ce qu’ils ne pensaient pas. Pourtant tout était là, devant leurs yeux, depuis une éternité.

Très vite, alors que nous réfléchissions au développement de notre stratégie, John-Hugh me conseilla d’insister sur cette posture de « footballeur au grand cœur », à l’âme belle et innocente. Mon agent me fit signer des pétitions contre le racisme, contre les violences adressées aux femmes, contre l’inceste, le cancer, Dieudonné, les offenses vestimentaires, la prostitution, la maltraitance infantile, les cochons d’Inde, les surfeurs, les Roumains du métro, les agences immobilières, les livres sur DSK, les bouchons sur l’autoroute, les lundis, la neige et la pluie. Il fallait me montrer sensible aux problèmes de société alors même que je la considérais comme morte-vivante. Il activa ses réseaux pour me trouver une association à parrainer. L’erreur consistait à prendre la première venue. Or, dans ce domaine-là, le choix était lourd de conséquences. Par exemple, s’afficher aux côtés de malades du sida était devenu un geste assez banal mais qui garantissait un bon retour sur investissement puisqu’il pouvait impliquer émotionnellement aussi bien les 15-24 ans que les ménagères de plus de cinquante ans. Pour autant, il aurait été stupide de négliger la trisomie 21. Poser entouré de jeunes trisomiques vous faisait passer pour un être profondément humain. Comment des adultes pouvaient-ils lutter face à des sourires d’adolescents en fin de vie ? Fallait-il jouer la sécurité ou bien privilégier l’audace ? Un ou deux attaquants ? Dans l’idéal, John-Hugh désirait une association venant en aide aux trisomiques malades du sida.

Jérémy Ménez m’avait conseillé d’opter pour la mucoviscidose mais je ne comptais pas empiéter sur ses plates-bandes. Mon apparition au CFC avait provoqué suffisamment de jalousie pour ne pas rajouter inutilement de l’huile sur le feu. Mes coéquipiers n’avaient pas accepté que je brise un tel tabou mais, plus grave encore, ils n’avaient pas compris que Canal+ puisse inviter un simple remplaçant, titulaire depuis peu. Mon cas servit de prétexte à un déballage général. Gameiro se plaignit à Leonardo de son faible temps de jeu. Matuidi insulta Motta parce qu’il le considérait surestimé comme milieu défensif. Sakho accusa Maxwell et Alex d’entretenir une logique de clan. Sirigu descendit Ménez parce qu’il ne faisait aucun effort défensif. Le staff m’ayant autorisé à sécher plusieurs entraînements, je pus heureusement m’extirper de ces minables déchirements pour répondre aux sollicitations. Un éditeur m’avait par exemple proposé de sortir une biographie. Mon agent considérait qu’un bouquin permettait de prolonger l’état de grâce tout en me faisant apparaître comme un footballeur « intelligent » – l’une de ses obsessions. Néanmoins, l’élaboration d’un tel ouvrage impliquait de publier des documents aussi embarrassants que des photos de classes. L’éditeur souhaitait une bio « décalée, marrante et rigolote » ; répétitive, donc. Ses collègues ne s’illustraient pas par leur intelligence mais tous étaient vifs et sympathiques. Ils travaillaient déjà sur un autre projet, une sorte de « conte à la Zola sur une personne de petite taille ». Ils ne comprenaient absolument rien au football mais ils adoraient mon « swag ». Ce mot n’avait aucun sens. Il était parfaitement approprié à la situation.

Une semaine durant, cette troupe m’emmena dans des endroits encombrés d’esprits critiques dénonçant la suffisance du monde contemporain. Leurs bouches souillées de champagne rejetaient la culture de masse, la violence des jeux vidéo et la vulgarité des séries télés. Certains se disaient « poètes », les autres « romanciers ». Ils étaient tous imbus d’eux-mêmes, convaincus de la nécessité de leurs actes. L’arrogance ne menait à rien mais nous n’allions précisément nulle part.

En quelques jours à peine, j’avais rejoint l’acmé et le paradis, la paresse sans répit. On ne riait plus de moi mais de la bêtise du football. Plus rien ne me faisait peur. J’assistais au spectacle délicieux des corps en exhibition. J’ignorais les noms de ceux qui me flattaient : ils étaient les acteurs de ma figuration. Des pseudo-célébrités m’embrassaient chaudement sans savoir à quel poste j’évoluais. Selon mon humeur, je décidais de leur sort en choisissant entre l’autographe et le mépris. Tout n’était que plaisir, ombres heureuses et filles de joies.

J’avais longtemps cru que les compliments, l’orgueil et les drogues douces constituaient des notions éphémères et bien moins enrichissantes que la politesse et la modestie. J’en étais toujours aussi persuadé mais je n’avais désormais plus de honte à les rechercher. J’avais longtemps pensé que le jour n’existait pas, qu’il n’était qu’un prolongement douloureux de la nuit. J’en avais maintenant acquis la certitude. D’une limousine, profitant de ma vie sabbatique, je narguais la beauferie des Champs-Élysées et contestais aux vitrines le monopole du luxe. L’Arc de Triomphe disparaissait. J’étais devenu attraction.

Le dimanche 3 mars consacra mes débuts en direct. Le prologue consista en un déballage de gentillesses bucco-génitales de la part de l’équipe technique et des maquilleuses. Leurs compliments sonnaient aussi faux que le fond sonore de ma loge, largement dominé par Shy’m, la chanteuse pop du moment. Le présentateur, Hervé Mathoux, échappa toutefois aux critiques. En bon Auvergnat, il me chourava cinq des huit macarons mis à ma disposition et me proposa un café qu’il me fit ensuite payer. Ce comportement eut pour effet de me rassurer. Il me paraissait un homme droit dans ses bottes et assez intègre pour ne pas traiter ses convives comme des beaux-parents qu’il faudrait flatter à tout prix. Entre deux échanges, je lui transmis les critiques émises par mes abonnés Twitter à propos de la réalisation du dernier PSG-OM, marquée par les plans continus sur David Beckham et les peoples des tribunes du Parc, au détriment du jeu. Mathoux ne trouva rien à répondre, hormis « J’en suis désolé ».

Le producteur se pointa peu après son départ pour m’expliquer ce qu’on attendait de moi. Je devais incarner un footballeur « proche du peuple », un jeune homme « qui avait eu l’audace de refuser l’argent de la corruption ». Il espérait des larmes et des confessions poignantes. « Si besoin, on te passera une solution oculaire. Ton interview se déroulera entre les coupures publicitaires seize et dix-sept. Ah ! Et n’hésite pas à te lâcher sur Zlatan et Beckham ! » D’un balayage de la main, il nettoya quelques pellicules nichées sur mon épaule. John-Hugh le connaissait depuis longtemps. Il lui avait assuré que j’étais un bon client. En fait, ce mec n’en savait rien. Il ne savait même pas si quelqu’un m’avait réellement proposé de l’argent pour truquer un match. Ses journalistes n’avaient pas cherché à enquêter. Mon récit servait de seule justification à ma venue. Les programmes les plus mythiques de la télévision française, d’Incroyable mais vrai ! à C’est mon choix, se sont bâtis à partir de ce principe de confiance.

Le chauffeur de salle plaça les bonnets D de façon à perturber le téléspectateur pour qu’il en oublie de zapper. La brune située derrière Hervé Mathoux portait une jupe si courte qu’on dû ranimer Marco Simone, l’un des deux consultants de l’émission avec Christophe Dugarry. Des hôtesses d’accueil recrutées pour l’occasion complétaient la rangée princière. J’aperçus Simon Pichard, l’un des contributeurs de mon fan club Facebook, perché à des hauteurs impalpables. Comme tous ses congénères trop laids, il était en liberté conditionnelle, libre de parler et de sourire, à condition de ne pas se faire remarquer. De jeunes trentenaires chauffés au Pétrole Hahn, culture jeans Diesel, essence de Guerlain, occupaient les premiers rangs. Simon, lui, marchait encore au charbon. Quand le chauffeur de salle entraîna le public à réagir positivement aux blagues de Pierre Menès, il refusa de se prêter au jeu et croisa les bras en guise de protestation. La sécurité l’évacua hors du plateau quelques secondes avant la prise d’antenne.

Je n’étais pas stressé. À Reims, j’avais joué devant vingt mille personnes souhaitant ma mise à mort et celle de notre club. Une centaine de pantins et une brochette d’inquisiteurs ne pouvaient m’effrayer. En toute franchise, seul m’impressionna l’aisance de Ménès. Il légitima sa présence sur l’une de ses premières interventions. Après une enquête sur ces footballeurs expatriés au Qatar qui ne pouvaient sortir du pays qu’en renonçant à leurs impayés de salaire, Mathoux enchaîna en expliquant qu’il ne s’agissait pas « d’un reportage anodin ». « Non, c’est à Doha », répliqua Ménès en se tournant vers les applaudissements télécommandés de l’assistance respiratoire. En réponse aux propos de Leonardo –  « Nous avons une équipe davantage pour jouer l’Europe que le championnat » – tenus après la défaite à Reims, le chroniqueur parla « d’une énorme connerie, d’un manque de respect et d’humilité » et lâcha : « Leonardo a insulté tous les petits clubs en disant cela ! Il ne faudra pas qu’il s’étonne que le PSG ne soit pas aimé dans les sondages ! » Jouant à l’extérieur, je m’adaptai à sa tactique d’un air détaché, parfois ironique, en m’inspirant de sa maîtrise de l’entertainment. Je pris ainsi la défense de mon directeur sportif en pointant du doigt des décisions d’arbitrage pourtant parfaitement légitimes.

« Y a que les nuls qui parlent de l’arbitrage !

– Vous en parlez sans arrêt depuis dix ans, monsieur Ménès. »

On m’applaudit et je ne sus pourquoi.

Le producteur du CFC m’avait conseillé d’utiliser un prompteur pour bien former mes phrases – les footballeurs préféraient généralement s’en servir, d’après lui – mais je préférais improviser, promenant mon regard sur cette faune vive et composite, les teintes écarlates et les extensions capillaires des filles, les retouches maquillage entre chaque reportage, les ordres reçus et envoyés, la précise et si complexe mécanique de la télévision que même Dieu, en souhaitant faire pire que l’ornithorynque, n’aurait pu enfanter. Je nageais dans une eau baignée de béatitude d’où j’émergeais des bons mots après chaque question. À la neuvième coupure pub, le producteur apparut brièvement pour me rappeler « de citer Beckham le plus souvent possible ». Il passa un coup de coton-tige dans l’oreillette de son présentateur et changea la fréquence de celle de Ménès, reliée à la radio Rire et chansons. Simone se leva pour récupérer le numéro de portable d’une flamboyante rousse tandis que Dugarry prenait soigneusement des notes. À l’aide d’un pendule, on endormit un monsieur agité qui souhaitait intervenir en direct puis l’émission reprit.

Comme convenu, Mathoux me présenta comme le footballeur qui avait dit non à la corruption, « une sorte de De Gaulle de la Ligue 1 », ajouta-t-il en surestimant les connaissances de son public qui ne connaissait visiblement pas ce joueur. Contrarié par ce bide, il lança trente secondes d’archives résumant ma carrière qui me permirent de consulter les mots clés que John-Hugh avait préalablement écrit sur une antisèche : tabou, peur, menace, œuf, beurre, jambon découenné, île flottante 2×2, steak haché. Le portrait achevé, je décrivis en détail les mœurs d’une pratique « répandue dans le milieu », d’un « tabou difficile à briser » et qui concernait énormément de footballeurs français. J’improvisais toujours, mais avec aplomb. La clameur des gradins m’enfiévrait.

« Eh bien moi je te trouve vachement faux-cul, s’insurgea subitement Ménès. De la corruption en Ligue 1 ? Qui peut croire ça, franchement ?

– C’est pourtant vrai.

– Pff… À un moment donné, c’est quand même incroyable que dans ce pays des gamins viennent donner des leçons à la télévision ! »

Savourant l’échange comme un bébé le ferait devant sa potée, la foule émit un « Oh » de contentement.

« Y a qu’en France qu’on voit ça !

– C’est vrai que c’est plutôt votre rôle, d’habitude, de donner des leçons. »

Il marqua une pause et se redressa sur son siège, comme désarçonné par mon attaque, avant de repartir à l’assaut.

« Ca fait trente ans que je suis dans le foot et c’est la première fois que j’entends parler de corruption !

– Il y a eu l’OM, quand même.

– Oui, oui… Mais ca date, OM/VA ! C’est vieux ! C’est fini, ce temps-là ! Franchement, j’ai… J’ai l’impression d’entendre un mec qui balance sur ses copains pour espérer sortir de prison ! »

Je le laissais s’époumoner. Je le connaissais par cœur.

« De la corruption, sérieusement… De toute ma carrière, c’est la première fois que… Non, mais sans déconner… Les bras m’en tombent, vraiment ! »

Il se répétait pour ne rien dire. Les poils de ses oreilles, d’une longueur étonnante, s’agitaient sous l’effet du vent. Sa tronche ressemblait à une tomate que son propriétaire aurait abandonnée sur un banc, en pleine canicule.

« Franchement, Kevin, tu… tu… tu es un petit con !

– Pierre ! »

Mathoux lui demanda de garder son calme. Le public, pris entre deux feux, ne sut comment réagir à cette agressivité. Quelques-uns de ses fans optèrent pour le rire mais, globalement, l’incompréhension domina.

« Tu… Tu penses à la… Le… À l’exemple que tu donnes, là, en dénonçant tes camarades ?

– Et vous ? Vous réfléchissez à l’image que vous donnez aux gens qui regardent l’émission ?

– Lâchez ce verre d’eau, Pierre !

– Tu es footballeur professionnel, mon petit père ! Tu as des responsabilités !

– Non. Je suis juste un footballeur qui n’aime pas ce que le football est devenu. Je ne suis rien. Contrairement à vous.

– Je suis bien d’accord ! »

Je n’eus besoin de lui répondre. Les sifflets s’en chargèrent pour moi.

« Quoi ? J’ai pas raison, peut-être ? Hein ? J’ai pas raison ? »

Le public s’interrogeait. Qui croire ? Qui soutenir ? En temps normal, le choix était simple : naturellement, on s’opposait aux footballeurs, à ces types abjects dont le salaire faisait gerber. Moi, j’étais sympa. J’étais sincère. J’aurais pu m’asseoir à leur place.

« Ouais, ouais, gueulez donc ! Je m’en fous !

– Vous ne devriez pas les insulter.

– Mêle-toi de tes oignons !

– Sans eux, vous n’êtes rien.

– Mais il va se taire, le nain !

– Lâchez mon bras, Pierre ! Vous en avez assez de deux pour vous indigner ! Kevin, voulez-vous ajouter quelque chose ?

– Simplement répéter que la corruption existe.

– Et pourquoi que les autres footballeurs de Ligue 1 ils ne disent rien, alors ?

– Ils ne veulent pas être jugés. Surtout pas par vous.

– Allons bon !

Ils se taisent pour ne pas se mettre à dos leurs coéquipiers. Ils se taisent car les présidents les menacent s’ils décident de l’ouvrir.

– Arrête, Cosette, tu vas nous faire chialer !

– Ils sont éduqués comme ça.

– On va passer au résumé de Lorient-Valenciennes, d’accord ?

– Ils ont peur des gens comme vous.

– Pff…

– Des gens qui ont le pouvoir et qui n’en font rien.

–  N’importe quoi !

– Ils ne parlent pas de corruption parce qu’ils sont obligés de fermer leur gueule pour faire carrière. Les personnes qui viennent au stade ne nous aiment pas mais elles aiment encore le football. Nous ne sommes pas bêtes. Nous ne voulons pas dégoûter un peu plus encore ceux qui nous font vivre.

Comme si vous vous en souciez ! Oh, c’est du foot ! On s’en branle, des supporteurs !

– Pierre ! Nous sommes en direct ! »

Désormais, plus rien ne pouvait le sauver. Ménès s’en rendit compte en se retournant pour chercher un appui : en lieu et place de l’amour qu’il avait l’habitude de trouver au premier rang, il ne vit que des lèvres pincées, synonymes d’exil. De dépit, il retira son oreillette et quitta le plateau ; accidentellement, il renversa un caméraman avec le seul bras qui lui restait. Alors que défilaient sur l’écran géant les résumés de la vingt-septième journée, je suivais le fil de mon compte Twitter en prenant plaisir à lire les commentaires. Des journalistes s’abonnaient, des inconnus m’envoyaient des messages privés pour me féliciter. Le hashtag #Kohlervsmenes gagnait des adeptes : en tête des tendances France, il devançait #Unestarunlégume, #Acausedesmusulmans, #UnbonJuif et #Sucemoicar. Ce duel avec le journaliste sportif le plus influent de France avait tourné à mon avantage. Je nageais toujours. J’étais la vague à prendre.

Mathoux me posa une ultime question :

« Avez-vous déjà songé à partir ?

– De ce plateau ?

– Du PSG !

– Non. Jamais. »

Son acolyte ne donnait plus aucun signe de vie.

John-Hugh voulut absolument fêter mon anniversaire. Il proposa de l’organiser chez lui en me demandant d’inviter toutes les personnes auxquelles je tenais. Appeler Zlatan et Laure n’aurait eu aucun sens, connaissant la jalousie de Chiara. Les dernières nouvelles en date de Medhi n’étaient pas rassurantes : au vu de son insistance à m’évoquer par SMS ses « problèmes de fric », il allait fatalement m’en réclamer si j’acceptais de le revoir. J’avais donc soufflé mes vingt-deux bougies seulement entouré de ma copine et de mon agent. John-Hugh m’offrit un maillot de Diego Maradona d’une valeur inestimable. Chiara se coucha tôt en prévision d’une séance photo pour un magazine de mode italien prévue le lendemain, et nous profitâmes de son sommeil pour revenir sur mes titularisations contre Sochaux et l’OM, confinées dans une obscurité décevante. J’étais pourtant été tout sauf ridicule. L’envoyé spécial de L’Équipe m’avait filé un 4/10 – l’une de ses meilleures notes – lors de la défaite dans le Doubs. D’abord sceptique, Leonardo avait fini par admettre que j’étais supérieur à Jallet et à Van der Wiel à ce poste d’arrière droit, pourtant nouveau pour moi. Suivant les ordres de Zlatan, il demandait à Ancelotti de m’offrir du temps de jeu. J’avais gardé secret les magouilles autour du transfert de Pastore. Notre relation s’apaisait.

Toutefois, si je disposais du soutien de la star de l’équipe, je ne parvenais à me sentir complètement libéré. Un latéral célèbre risquait de débarquer d’un jour ou l’autre. Sans une hypothétique sélection en équipe de France, j’allais fatalement devoir céder ma place à un international qualifié, probablement étranger. Un club de football était une entreprise : sans piston, tu pouvais difficilement réussir ta carrière ; sans une rencontre marquante, ton talent ne s’exprimait pas. Que se passera-t-il si jamais Zlatan décidait de partir ? « Si tu souhaites devenir indispensable, tu dois exister dans les médias, m’énonça John-Hugh en croquant un morceau de gâteau. Plus on te verra à la télé, plus ta présence s’imposera d’elle-même auprès des dirigeants et des supporteurs. Il sera alors impossible de te déloger. Les foules ne pensent pas par elles-mêmes : elles sont conditionnées. Lorsqu’elles regardent dix fois une publicité pour un yaourt, elles finissent par avoir envie de l’acheter. Tu dois être ce yaourt. »

Pour appuyer sa démonstration, il prit exemple sur un ex-joueur de Marseille dont il s’occupait autrefois, un jeune défenseur remplaçant à la marge de progression limitée. Un jour, en discutant avec un reporter de la Provence, il laissa traîner un intérêt imaginaire d’Arsenal pour son client. L’information fut publiée puis parvint jusqu’à l’oreille de José Anigo, le directeur sportif de l’OM, qui s’empressa d’accorder une augmentation à son joueur pour l’encourager à rester. Courtisé par une équipe prestigieuse, ce défenseur devint soudain un membre respecté du vestiaire. Très vite, Anigo obligea l’entraineur en place à l’aligner afin de faire monter les enchères. « Alors, j’ai à nouveau fait circuler une rumeur le reliant à Arsenal. Le lendemain, un recruteur d’une formation britannique de second plan me téléphona pour faire le transfert. Mon gars quitta l’OM au mercato suivant avec une prime conséquente et un salaire quadruplé. »

Seulement, John-Hugh avait sondé plusieurs journalistes d’importants médias et mon cas ne les passionnait pas. Lancer une fausse rumeur de transfert sur un footballeur n’était rentable que si ce footballeur était déjà identifiable du grand public. Le label PSG séduisait des sites internet mais les interviews accordées sur le web avaient peu d’impact. Clairement, il fallait viser les télévisions et L’Équipe. Certes, j’étais un ancien amateur qui perçait doucement en Ligue 1 mais ce parcours méritait-il mieux qu’un quart de page ? « Non », m’assura John-Hugh vers deux heures du matin. « Tu as les défauts de tes qualités. Tu es trop propre, trop lisse. Joey Barton, par exemple, est une pipe avec un ballon mais c’est un excellent communiquant. Il s’est battu avec des coéquipiers, il vanne tout le monde sur Twitter, il ne laisse pas indifférent. Sa notoriété fait vendre des maillots et les présidents acceptent de le payer uniquement pour ça. Ce type a tout compris à son époque. Il montre qu’un footballeur n’a pas forcément besoin du football pour être connu. Toi, qu’as-tu d’exceptionnel ? »

Je sortais avec un mannequin. Je vivais même avec elle depuis peu. J’étais footballeur et je ne la trompais pas. La femme de Zlatan acceptait que son mari couche avec Laure Boulleau du moment qu’elle pouvait continuer à profiter de la piscine. La jalousie de Chiara dépassait l’Etna en intensité. Draguer les groupies était obligatoire pour se faire accepter des autres en soirées. En Ligue des Champions, lors des déplacements, on trouvait toujours le moyen de retenir des filles du coin dans une chambre d’hôtel payée par le club ; au moins, les dirigeants savaient où nous trouver. Par respect envers elle, je n’allais jamais plus loin que des caresses.

« Oui, ta copine est jolie mais elle ne fait pas l’actu. Pour Closer, ça passe, mais c’est insuffisant. »

J’étais pote avec Zlatan. Mes coéquipiers mettaient ma promotion inattendue sur le compte de la répétition des rencontres dans un calendrier chargé mais je savais que je lui devais tout. Ils persistaient à me considérer comme un feu de paille. Des pensées individualistes brouillaient leur vue. En contact avancé avec Newcastle, Ménez prenait des cours de français pour faciliter sa future intégration. Sakho avait relancé les négociations avec le Bayern Munich depuis qu’il avait refusé de prendre le brassard de capitaine, qu’Ancelotti avait finalement donné à Thiago Silva, son concurrent direct.

« Téléfoot pourrait éventuellement t’utiliser comme intervenant dans des reportages sur Ibrahimovic mais cela te reléguerait au second plan. »

Je donnais la réplique à David Beckham dans une sitcom actuellement diffusée en Chine. Le tournage des deux cents premiers épisodes avait eu lieu la semaine dernière, après un entraînement, durant trois heures. Je jouais un musicien chevelu dans un groupe de rockeurs. « David et les garçons » captivait les adolescentes. Notre dernière recrue allait prochainement devenir l’ambassadeur du championnat local. Malgré ses réticences, il se pliait en bon professionnel aux demandes de la direction. On l’apprêtait comme un dieu mais cet homme, derrière le maquillage, était une personne parfaitement normale, assez effacée, mesurée dans ses actes et dans ses discours, au caractère pas si différent du mien.

« Les Chinois ont quinze ans de retard. Les boys band marchent bien là-bas.

– Je sais. Ménez vient d’enregistrer un album.

– Autre chose ? »

Dimanche soir, j’avais vu Nicolas Sarkozy fêter avec nous la victoire contre l’OM. L’ancien président de la République avait été très impressionné de rencontrer Zlatan, même si le Suédois l’avait confondu avec l’un de ces enfants que les joueurs tiennent par la main au moment d’entrer sur le terrain. Il nous avait déclaré vouloir se représenter en 2017. Il cherchait d’ores et déjà des footballeurs pour intégrer sa future équipe de campagne.

« Tu t’es proposé ?

– Non.

– Tant mieux. Tu n’es pas assez connu pour qu’un engagement en politique te soit profitable.

– Ouais.

– Est-ce que tu t’es fait insulter par des supporteurs marseillais avant ou après le match ?

– Non.

– Personne n’a tenté de voler ta voiture ?

– Non plus.

– Tu t’es déjà fait agresser depuis que tu joues au PSG ?

– Jamais.

– Fais chier ! Ca aurait pu faire une bonne histoire à raconter. »

Je recevais des mails dérangeants qui détaillaient mon emploi du temps de la veille avec une précision diabolique ou qui ne comportaient qu’une seule phrase, du type « On te surveille, sois discret ». Un par semaine, pas davantage. Ils n’étaient jamais signés.

« Tous les footballeurs en reçoivent, Kevin. Ce sont souvent des coéquipiers qui cherchent à déstabiliser un concurrent. Avec toi, cela fonctionne, visiblement. »

J’avais refusé de truquer un match.

« Comment ça ?

– J’étais à Eurodisney en train de bouffer un hamburger. Je suis parti aux chiottes et, à mon retour, il y avait une valise pleine de billets sur ma chaise.

– Qu’as-tu fait ?

– Je suis revenu à l’heure du rendez-vous, j’ai jeté un œil sur la table, je n’ai vu personne et je suis reparti.

– Tu as touché à cette valise ?

– Elle n’était plus là.

– Qui est au courant ?

– Personne.

– Pas même ta famille ?

– Non.

– Bien. Très bien.

– J’ai pas vraiment de preuve. Ca se trouve, un touriste l’avait oubliée. Elle ne m’était pas destinée, cette valise.

– Le footballeur qui a refusé de truquer un match… Oui… L’idée me plaît beaucoup ! Et je pense qu’elle plaira à Leonardo !

– Il ne sera jamais d’accord.

– T’en fais pas. J’ai deux joueurs sous contrat qu’il souhaite m’acheter. Il ne prendra pas le risque de se fâcher avec moi. »

Je ne fis rien de très marquant le lendemain : des longueurs à la piscine et une sortie au cinéma avec Chiara, prolongée d’un Macdo. Par manque de place, nous avions dû partager notre table avec des barbus emportés dans une discussion autour du ballon rond. Ils trouvaient, je cite de mémoire, les footballeurs « complètement débiles, plus cons encore que des serveurs ». Le plus petit des trois s’amusait à planter des frites dans ses narines. Les deux autres ramassaient puis mangeaient les rondelles de cornichon qu’ils faisaient accidentellement tomber sur le sol. Ils ne me reconnurent pas. Cela me blessa profondément.

En rentrant du fast-food, je m’étais enfermé dans la salle de bain pour m’épiler le sexe. L’idée me trottait dans la tête depuis que j’avais vu David Beckham prendre sa douche. Il avait gagné le respect du vestiaire à la faveur de son œuvre d’art, tatouée de haut en bas. Chantôme et Gameiro avaient carrément applaudi l’engin en la découvrant. Mine de rien, les poils faisaient perdre facilement deux à trois centimètres. Une simple tondeuse à barbe suffisait. Deux centimètres, ce n’était pas négligeable, tout de même. John-Hugh me téléphona à mi-rasage. Le Canal Football Club voulait m’avoir comme invité principal.

Mardi 5 février, 14 heures 11.

78, Boulevard de Grenelle. Un bâtiment à la façade constipée et cette devise ridicule affichée à l’entrée : On vit ensemble, on meurt ensemble. Les locaux de la FFF. Une collection de croulants à la démarche rendue difficile par les excès en tous genres. Je zigzague entre les flaques de pisse. « Ah mais pas du tout, vous êtes dans une maison de retraite », m’indique une femme de ménage.

Mardi 5 février, 14 heures 20.

87, Boulevard de Grenelle. Un bâtiment moins vétuste que le premier mais avec des personnes plus vieilles encore. Je zigzague entre les flaques de Romanée-Conti. Noël Le Graët me reproche un léger retard, tousse, tousse une seconde fois, tousse encore mais de manière plus prononcée puis me fait entrer dans un amphithéâtre. Présentations officielles : Alexandre Lacombe et Jacques Rousselot, présidents de Sochaux et de Nancy, Bernard Desumer, vice-président délégué du comité exécutif, Denis Trossat, le trésorier général, Brigitte Henriques, une copine, Daniel Gacoin, « dont la réputation de la cave à vins n’est plus à faire », Lilian Thuram, caution intellectuelle, Noël Le Graët, donc, président de la FFF (Fédération Française de Football) et Patrick Sayrat, président de la FFF (Fédération Française de la Franchise). Les bourgeois écarlates – climatisation probablement réglée sur 39° – sont alignés derrière un pupitre. Notre grève dans le bus est à l’ordre du jour.

« Cette affaire aurait pu devenir le second plus grand scandale du foot français après Knysna, déclare Le Graët. Si le transfert de David Beckham au PSG n’avait pas distrait les journalistes, nous aurions été dans une merde noire. Passez-moi l’expression, Lilian.

– Vous êtes trop loin, président. »

Leonardo ne nous a pas sanctionné – sans doute pour ne pas froisser les stars – mais il nous a rappelé les exigences qu’un footballeur doit respecter : arriver à l’heure aux entraînements, dire bonjour, dire bonsoir, ne pas brûler de journalistes. Dans la foulée de l’énumération, il avait supplié Zlatan d’arrêter de pouffer puis il s’était éclipsé alors que les rires se propageaient dans tout le vestiaire. Nos dirigeants sont paradoxaux. Ils veulent recruter Cristiano Ronaldo mais ils nous demandent de nous comporter comme Lionel Messi.

« Kevin, confirmes-tu que ton coéquipier Nicolas Anelka a joué un rôle actif au cours de cette mutinerie ?

– Il n’est même pas au PSG !

– Selon mes informations, il se serait exilé quelque part en Italie. Il a sûrement quelque chose à se reprocher.

– Il a signé à la Juventus. On ne lui a pas proposé de contrat.

– Turin ? Intéressant… Notez-le, Brigitte. »

En regardant de plus près ce vieux monsieur de soixante-dix ans, je saisis immédiatement le cœur du problème. Que peut-il comprendre aux délires de jeunes gens devenus footballeurs au sortir de l’adolescence ? Comment serait-il apte à nous juger ? Footballeur, il ne l’a jamais été. Jeune, seulement au siècle précédent. Il ne doit même pas savoir allumer un ordinateur.

« En quoi cette histoire vous concerne, d’abord ?

– On a reçu des consignes très claires d’en haut et…

– Ta gueule, Denis. »

Le Graët donne un coup de poing dans le bas-ventre de son trésorier puis s’explique :

« Nous représentons le CHMFF, le conseil de la haute moralité du football français, un organisme indépendant de la FFF et de la LFP, aux pouvoirs élargis, crée après le Mondial 2010. Nous défendons les valeurs du football français.

– Comment ça ?

– Le grand public en a assez de vos conneries. Vous devez être des exemples.

– Nous ? Des exemples ?

– Parfaitement.

– Je ne crois pas.

– Nous avons reçu plusieurs de tes camarades. Ils ont tous nié la présence d’Anelka dans ce foutu bus. Dans quelques semaines, un journaliste plus malin que la moyenne sortira fatalement cette histoire de l’oubli ; il sera alors préférable pour tout le monde qu’un seul individu en endosse toutes les responsabilités.

– Je n’y suis pour rien.

– Je le sais. Nicolas Anelka est entièrement fautif. Nous attendons des excuses de sa part.

– Sinon, nous lui infligerons deux cent huit matches supplémentaires de suspension en équipe de France.

– Tout à fait, Bernard.

– Pourquoi prendrait-il pour le reste de l’équipe ?

– Laisse-moi te poser une question, mon petit : que veulent les supporteurs ?

– Des buts ?

– Un métier ?

– De la franchise.

– Merci, Patrick. Ils veulent de la franchise. Des footballeurs qui assument leurs erreurs. C’est de cette manière que nous regagnerons leur confiance et que nous remplirons les stades. »

Inutile de parlementer avec eux alors qu’une partie de Football Manager m’attend.

« Qu’est-ce que je dois faire ?

– Nicolas Anelka était-il présent dans ce bus ?

– Il était là, ouais.

– A-t-il été votre meneur ?

– Ouais…

– S’est-il attaqué à un journaliste ?

– En le brûlant.

– En le brûlant, oui, merci Bernard.

– Il… Ouais…

– Bien.

Ouais, il a fait ça. Il a fait tout ça. Et même le reste.

– Parfait.

– C’est tout ?

– C’est tout.

– Vous ne me punissez pas, donc ?

– Considère l’affaire close. »

Mardi 5 février, 21 heures 32.

142, rue Houcine Camara. Un bar. Une meuf me mate, catégorie Arsenal. Elle risque donc de me décevoir mais l’arrogance de sa poitrine mérite indulgence. Je pourrais lui dire que je suis footballeur. Éventuellement, ouais… Cette stratégie fonctionne pour draguer les filles jouant le milieu de tableau mais là, il s’agit d’un niveau supérieur. Pour coucher avec une Arsenal, il faut au moins passer au Canal Football Club ou, à défaut, présenter l’émission. Quand je serai international, ce seront les filles qui me noteront. Comment me débarrasser de ses potes ? Ah, tiens, ils m’ont remarqué. Avec politesse, ils m’invitent à leur table et je leur réponds que tout va bien, ouais, que tout est merveilleux, finalement, que cette journée est faste et inoubliable, finalement.

Mardi 5 février, 22 heures 16.

Tout en branlant le verre de ma bière, je leur raconte que ce qu’il manque au PSG, au fond, ce sont des joueurs intelligents. Des gars avec un cerveau susceptible de tenir une conversation construite plus de quinze secondes. Et j’en suis justement un. Édouard, bermuda en lin blanc, chic, « chemise Tommy Hilfiger, cent euros », partage mon avis. Il étudie à Sciences Po et se verrait bien avocat. Dans un coin de l’établissement jouent les Pierres qui Roulent, un groupe parisien dont le chanteur, Étienne, se trouve être un ami d’Édouard. Nous reprenons en chœur le refrain de Je n’ai pas de satisfaction puis faisons de même avec The man who sold Yvan Le Bolloc’h, une libre reprise de Nirvana. « Une putain de sérénade ! », gueule Arsenal en se curant la narine. Elle est mignonne, pas atomique mais mignonne, mieux en tout cas que la troisième chanson, un slow fiévreux intitulé Angine. À la fin du mini-concert, nous nous marrons franchement. Édouard m’instagrame en utilisant sa tablette pendant qu’Étienne me fait partager sa sueur, sa joue collée à la mienne. J’offre une tournée générale puis verse quelques considérations sur les goûts musicaux exécrables de mes coéquipiers (Jay-Z, Michel Telo, The Black Eyed Peas, Booba, David Guetta). Ils m’approuvent. J’ai les mains sales et la salle à ma main.

Mardi 5 février, 22 heures 42.

Je mets en bière ma quatrième Heineken et, ne tenant pas l’alcool, ou l’alcool ne parvenant pas à me suivre, plutôt, commence à déblatérer sur la vie, les otaries, ce beau gosse de David Beckham, la sexualité de Zlatan, tout ça, puis plonge mon doigt dans la Piña Colada de ma voisine en chemise soignée. Christelle souhaite que je lui chante un poème avant d’accepter de coucher avec moi. Mais bien sûr, salope !

« Des ponts de la seine se jettent les clodos.

Ils font plouf, ils font plaf, des bulles près des bateaux.

Je ramasse leurs dépouilles et fouille les manteaux.

Pas de montres ni d’argent, simplement des tourteaux. »

Mardi 5 février, 23 heures 09.

Je leur propose d’essayer les pilules vertes que me prescrivent les docteurs. « Elles améliorent la résistance physique », leur dis-je après en avoir avalé une. Édouard me demande si je me dope. « Bien sûr que non. Personne se dope. Personne. C’est comme Beckham : le mec débarque pile quand le Qatar est accusé d’avoir acheté la Coupe du monde 2022 ! Et soudain, plus personne n’en parle ! C’est un magicien, ce gars ! Tu vois pas le rapport ? Bah… C’est facile, pourtant : Depardieu se barre en Belgique, Beckham arrive en France. Hollande doit être content de voir que la France est attractive ! Tu sais quoi ? Je suis sûr qu’il a appelé la FFF pour pas que le PSG ait des emmerdes avec notre grève. Ca arrange tout le monde que le Qatar soit bien vu. Non car un club de foot, c’est pas seulement du foot, hein ! C’est de la politique. C’est politique, tout ça ! Hé ouais ! Ca te la coupe, hein ? Hé, pour la grève, tu répéteras pas ? » Édouard pense que je suis bourré. Possible.

Mardi 5 février, 23 heures 45.

Réveil douloureux sur un banc du métro. On m’a piqué trois cents euros et ma carte de fidélité Subway. J’ai reçu un SMS sur mon téléphone portable : CALME LE JEU OU ON VIENDRA TE CALMER. Numéro masqué. Sûrement mon Chinois qui me menace de mort si je parle de cette tentative de corruption à quelqu’un. Comme si c’était grave ! Quatre cents matches truqués depuis 2008 ! Un de plus ou de moins… ! Ca doit être vrai, je l’ai lu sur internet ! Je regarde à gauche, à droite, à droite, à gauche, à droite, à droite – il y a une Inter Milan à ma droite – et à gauche. J’ai l’impression qu’on me suit. Un homme s’approche. Je me tasse sur le banc. Pardon ? Si j’ai besoin d’aide ? Moi ? Il semble grand et gentil. J’ignore où j’ai rangé ma voiture. Il souhaite me raccompagner à la maison. Portière. Ceinture. Je lui parle de ma vie, des otaries, de ce blaireau de David Beckham et de la sexualité de Zlatan tout en vérifiant le trafic dans le rétroviseur. Une fois parvenu à destination, ce monsieur me souhaite bonne nuit mais j’insiste pour qu’il rentre boire un dernier verre en souvenir de notre amitié. Je m’écroule sur le canapé avant de pouvoir atteindre la cuisine.

Mercredi 6 février, 10 heures 55.

Mes gestes sont patauds, ma bouche pâteuse, mon haleine pâtée. Le gars d’hier traverse le salon en baissant les yeux. Sous l’effet de ma torpeur, sa marche semble durer une éternité. Je saisis mon portable sans même savoir pourquoi, plus ou moins mécaniquement. Un message de Zlatan. Il m’apprend que Laure a accepté de le revoir et il m’en remercie.

« C’est Ibrahimovic ?

– Euh, ouais.

– Il te dit merci ?

– Comment tu le sais ?

– J’ai envoyé un SMS à cette fille pendant que tu dormais. Avec ton téléphone.

– À Laure ? Tu la connais ?

– Je me suis fait passer pour toi.

– Quoi ? T’es taré !

– Tu m’as beaucoup parlé de lui cette nuit. De manière positive.

– Mais… T’es con ! Pourquoi t’as fait ça ?

– J’ai simplement dit à ton amie combien Ibrahimovic était charmant en dépit des apparences.

– Putain ! T’es un mongol, sérieux ! J’hallucine ! Tu sais qui je suis ? Je suis footballeur, moi !

– Oui.

– Et toi t’es qui, putain ?

– Ton nouvel agent. »

Dimanche 27 janvier, 23 heures 22.

PSG 1 Lille 0. Leonardo refuse de tripler la prime de victoire. Nous nous sommes enfermés dans le bus et nous n’en ressortirons qu’après avoir obtenu satisfaction. Dehors, sur le parking du Parc des Princes, quatre envoyés spéciaux de BFM TV interrogent les supporteurs parisiens qui caillassent notre véhicule. Leurs slogans sont des reprises de tubes déjà anciens : « Trop payés ! » ; « Vos gueules, les millionnaires ! » ; « Quand on gagne autant, on joue et on la ferme ! » Douchez se prend une pierre sur le visage. Son arcade sourcilière saigne. Les journalistes nous sollicitent afin de rejouer la scène devant leurs caméras. D’un commun accord, nous décidons de ne pas leur accorder d’interviews.

Dimanche 27 janvier, 23 heures 34.

Un reporter du quotidien L’Équipe menace de baisser notre note individuelle de deux points si nous continuons à boycotter les médias. Plusieurs joueurs viennent spontanément répondre à ses questions. Nulle vie ne mérite d’être sacrifiée au nom d’une cause, si grande soit-elle.

Lundi 28 janvier, minuit 33.

Calés à l’arrière, dans la partie du bus transformée en salle d’arcade, Jallet et Armand s’affrontent sur Mario Kart. Debout à côté d’eux, Douchez fait mine d’étudier la course en pressant un mouchoir sur sa blessure. Il se sent illégitime, inutile. Anelka le réconforte en lui disant qu’il n’est pas plus inutile ici qu’ailleurs. Il ajoute que seuls les livres d’Histoire jugeront nos actes« éventuellement Pierre Ménès » – et que de toute façon ça la foutrait mal de renoncer si rapidement.

« C’est tout ce qu’ils attendent ! crie-t-il, en équilibre sur la place laissée vacante par le chauffeur.

– Ouais ! reprennent mes coéquipiers.

– Les gars, qui est pour une grève de la faim ? »

Tout le monde lève la main hormis Chantôme, occupé au téléphone.

« J’ai Presto Pizz’ en ligne. Qui veut de la quatre fromages ? »

Tout le monde lève la main.

« Non, non ! Ca va pas ! s’agace Anelka. On va plutôt voter une motion de défiance. Qui est pour ? »

Tout le monde lève la main.

«  Qui est contre ? »

Tout le monde lève la main. Anelka s’agace.

« Qui ne sait pas ce qu’est une motion de défiance ? »

Tout le monde lève la main. Anelka aussi, après réflexion.

Lundi 28 janvier, 1 heure 15.

La voiture de Leonardo n’est plus à portée de vue. Nous le soupçonnons d’être parti sans prévenir. Un loup hurle dans la nuit : la sonnerie de portable de Verratti. Nous passons vingt minutes à comparer nos sonneries de portables puis la discussion dérive sur les derniers films vus au cinéma. De l’avis général, celui de Michaël Youn – « notamment la scène de ouf où il pète, là » – est excellent. Je suis traumatisé. En plein débat sur le septième art, on toque à la porte. Un vendeur de tours Eiffel en plastique se présente puis nous montre ses produits. Matuidi lui en achète une pour se débarrasser de lui. Malheureusement, le commerçant ne rend pas la monnaie sur les billets de banque. Matuidi lui en achète cinquante.

Lundi 28 janvier, 2 heures 02.

Un « toc, toc » retentit. Ces sans-papiers sont décidément sans-gêne. Erreur : il s’agit des journalistes de BFM TV qui nous quémandent du café.

Lundi 28 janvier, 2 heures 18.

Les journalistes de BFM TV refrappent. Ils veulent aussi des tasses.

Lundi 28 janvier, 2 heures 20.

Les journalistes de BFM TV refrappent. Ils veulent également du sucre.

Lundi 28 janvier, 2 heures 22.

Les journalistes de BFM TV refrappent. Une petite cuillère ne serait pas de refus.

Lundi 28 janvier, 2 heures 27.

Les journalistes de BFM TV refrappent. Oui, bien sûr, nous avons des biscuits secs mais également des boîtes en carton vides puant le fromage, voilà, merci, bonne nuit.

Lundi 28 janvier, 2 heures 32.

Les journalistes de BFM TV refrappent. Zlatan les bouscule, avance jusqu’à leur camion, allume son briquet, met le feu au camion, les bouscule à nouveau, met le feu à l’un des reporters, remonte dans le bus.

Lundi 28 janvier, 2 heures 34.

Les journalistes de BFM TV ont tous quitté le Parc des Princes ; sauf celui qui brûle, évidemment.

Lundi 28 janvier, 4 heures.

Difficile de dormir avec cette lumière et cette odeur de cramé. Un débat houleux portant sur le meilleur humoriste du Jamel Comedy Club a divisé le groupe entre partisans de Thomas Ngijol et fétichistes de Fabrice Eboué ; Claudia Tagbo n’a récolté aucune voix. Conscient de la nécessité de ressouder l’équipe, Sakho nous réunit au centre du bus pour lancer un concours d’histoires d’épouvante. Bodmer se lance le premier : « Je vous parle d’un monde où les footballeurs seraient taxés à 75 %… » La moitié de l’équipe est déjà recroquevillée sous les sièges avant la fin de sa phrase. J’enchaîne immédiatement par un récit mettant en scène un jeune footballeur à qui l’on propose de truquer un match. À la fin du conte, je leur demande s’ils ont déjà été victimes d’une tentative de corruption au cours de leur carrière. Silence. Toussotements. Thiago Motta prend la parole : « Bon, il se fait tard, non ? Et si on allait faire dodo ? »

Lundi 28 janvier, 15 heures.

Le réveil est difficile. Le concert du groupe One Direction, prévu ce soir, a attiré une nuée d’adolescents incontrôlables. Les garçons en viennent à rayer le bus avec leur crête, les filles avec leurs ongles. Un doute m’assaille : notre lutte est-elle comprise de tous ? Leur réaction est normale, m’assure Anelka. D’après lui, « ces jaloux » nous considèrent comme « des privilégiés ». Les vrais privilégiés, poursuit-il, sont notre directeur sportif, notre président, notre entraîneur et, plus globalement, tous ceux qui gravitent autour du PSG sans raison précise. « Un peu comme toi, en fait », je lui réponds. Il sort un carnet à spirales de sa poche, ajoute mon nom dessus, le range puis s’éloigne. Je crois qu’il en veut encore à Leonardo de ne pas lui avoir offert de contrat. Au fond du véhicule, Chantôme s’évertue à plier proprement son pyjama Winnie the Pooh TM.

« Clément ?

– Ouais ?

– Tu as déjà accepté de l’argent sale, toi ?

– Je sais pas trop, c’est ma mère qui lave mes affaires.

– Des pots-de-vin.

– Oh, non. Je ne bois jamais d’alcool.

– Putain mais… Est-ce qu’on t’a proposé du fric pour perdre un match ?

– C’est déjà arrivé, oui.

– Sérieux ? Combien ?

– Deux cent mille. J’ai refusé. C’est moins que mon salaire mensuel. Mais des potes se laissent parfois tenter pour arrondir leurs fins de mois. Des mecs qui jouent en Belgique ou en Suisse. C’est fréquent dans les petits championnats.

– Je vois. »

Je repense à cet épisode, le nez à la fenêtre. Je n’avais pas été recontacté depuis. Allait-on vouloir me rencontrer ? Que se passait-il exactement dans les autres clubs ? Etait-ce de la fiente de pigeon ou bien un crachat de fan des One Direction qui coulait sur mon front ?

Lundi 28 janvier, 21 heures.

Bientôt une journée complète sans sexe. Mes coéquipiers n’ont pas connu pareille abstinence depuis leurs onze ans.

Lundi 28 janvier, minuit.

Par SMS, Leonardo nous indique que l’horaire du prochain entraînement a été avancé de cinq heures. Il ne précise pas à partir de quand. « Nous ne céderons pas à l’oppresseur ! » martèle Anelka, comparant notre lutte à celle des insurgés de Knysna. « Il n’a pas voulu de moi, hein ? Il va voir, ce bâtard ! » Alerté par ses beuglements, le gardien du stade tape sur la vitre. Il nous ordonne de dégager ou de payer une amende de stationnement de deux cent soixante-deux euros. Nous décidons de nous aventurer ailleurs.

Mardi 29 janvier, 18 heures 50.

Notre périple touche à sa fin. Le bus est tombé en panne d’essence à proximité d’un square près de Créteil. Dommage, car Matuidi venait tout juste de découvrir comment passer la seconde. Les populations locales sont plus conviviales dans cette région reculée du globe ; moins bien habillées, aussi. Bien que leurs préoccupations divergent des nôtres, les enfants nous accueillent en nous donnant des pommes. Si des personnes si modestes viennent naturellement à notre secours, c’est que la fracture entre le peuple et ses footballeurs n’est peut-être pas aussi profonde. J’entends soudain Sakho hurler comme une fillette. C’est la première fois qu’il voit des vaches d’aussi près. À son tour, Ménez sursaute. C’est la première fois qu’il voit des pommes.

Mercredi 30 janvier, 6 heures.

Des hommes et des chiens sont allongés sur l’herbe. Ils ont les yeux rouges et des coiffures étranges ; les chiens, surtout. Un stand de tir et un jeu de pêche à la ligne ont été montés durant la nuit. On fait griller des hérissons au barbecue. La fumée nous envahit rapidement. Adrien Rabiot pleure.

« Conserve ton sang-froid, lui dit Armand.

Je ne veux pas crever si jeune ! J’ai que dix-sept ans !

– Combien ?

– Dix-sept. Et toi ? »

Armand pleure.

Mercredi 30 janvier, 6 heures 17.

La respiration devient difficile. Le verrouillage automatique des portes refuse de se désactiver. Ce n’est peut-être pas plus mal vu que deux ours apprivoisés secouent le bus. Nous tentons d’appeler à l’aide mais nos portables sont déchargés. Celui de Ménez possède encore une barre de batterie. Nous avons droit à un ultime coup de fil. Il choisit d’appeler la hotline d’Orange. Face à cette mort certaine, nous nous prenons dans les bras. Impossible de joindre nos parents, notre agent ou nos amis. Il ne reste que la famille. Toutes proportions gardées, nous sommes des prisonniers du World Trade Center, les victimes d’un combat du bien contre le mal.

Mercredi 30 janvier, 8 heures 26.

La mort se fait attendre. N’écoutant que mon courage, je brise une vitre avec le casque audio de Verratti. La fumée s’évapore. Les autochtones ont planté un grillage autour du bus. En passant la tête à travers la fenêtre, je reçois une cacahuète dans l’œil droit. Un type plutôt balèze ordonne à la foule de se calmer. Il montre du doigt une pancarte : Interdiction de nourrir les animaux du zoo.

CDF
Kevin Kohler