Mondial 2014 : la réalisation télé entre classicisme et chaos
Un découpage toujours plus intense à coups de ralentis, de plans sur les joueurs seuls et les visages, des réalisateurs français encore en pointe du saucissonnage: la Coupe du monde a accentué des tendances connues.
Quel regard les réalisateurs télé au Brésil ont-ils porté sur cette belle Coupe du monde? Ayant déjà évoqué la durée des plans larges, abordons maintenant trois autres critères essentiels:
- le nombre total de plans
- le nombre de ralentis
- le nombre de joueurs vus seuls en action, balle au pied.
Durée des plans larges et nombre total de plans
Durée des plans larges (moyenne générale) : 19 secondes
François Lanaud et Jean-Jacques Amsellem ont fini à 12 secondes. Pénible… Mais quel régal de voir un Jamie Oakford obstinément accroché à son plan large, pour une durée moyenne de 30 secondes (+5 par rapport à 2010). Superbe.
Nombre de plans par match (moyenne générale) : 702
Nous avons compté l’intégralité des plans d’un match de chacun des six principaux réalisateurs (c'est-à-dire ayant travaillé au-delà du premier tour). Pour tous les autres matches sauf un (Chili-Australie, raté…), nous avons réalisé des comptages-sondages, sur 45 ou 15 minutes. Voici les moyennes individuelles, pour lesquelles les Français sont "en tête" avec leur découpage intense des matches. [1].
Ralentis
Moyenne générale : 75 (moyenne estimée de l’Euro 2012: 78)
On observe une énorme différence entre "l’école française" (au Brésil: Lanaud et Amsellem) et les autres réalisateurs: les quatre déjà cités, plus Grant Philips (Écosse) et Thomas Sohns (Allemagne), nouveaux sur une Coupe du monde. Les Français sont respectivement à 104 et 105 ralentis (84 et 89 sur l’Euro 2012!), suivis par Oakford, 82. Chiffre le plus bas: T. Sohns, 55. Les Allemands font généralement "peu" de ralentis.
Ne pas dérouter les téléspectateurs du monde entier par des styles trop différents, avez-vous dit, Messieurs de la FIFA et d’HBS (le producteur des images)? Sur la Coupe du monde 2010, l’écart entre les réalisateurs français et les Anglo-Allemands était de 35 ralentis (16 seulement à l’Euro 2012). En 2014 il est de 38. On eut le sentiment que lors du premier tour, c’était "chacun pour soi", avec peu d’efforts de cohésion. La fin du tournoi a vu des chiffres un peu moins disparates.
Les chiffres britanniques et allemands sont conformes aux pratiques dans ces deux pays, avec toutefois des scores assez élevés chez les Anglais: 82 et 72. À noter que le révélateur de hors-jeu, autorisé par la FIFA depuis le Mondial 2010, a été très peu utilisé par les Britanniques, qui ont gardé leurs habitudes. Merci à eux.
"Plans visage"
Moyenne générale sur ce Mondial : 151
Ces plans ne montrent pas le jeu mais les attitudes des joueurs entre les actions. C’est une catégorie un peu à part, mais de plus en plus importante (lire "L'invasion des visages").
Au Brésil, Amsellem, Oakford et Lanaud étaient autour de 170 (suivis de Watts et Straub). C’est sur les plans visages que les réals anglais se "lâchent" le plus. C’est notre principal souci vis-à-vis des réalisations d’Oakford, par ailleurs très bon: le meilleur des huit, à notre avis, et qui méritait bien sa finale.
Straub est friand de ces plans ainsi que de ce que nous appelons les "ralentis d’ambiance", qui montrent les visages et les réactions. Il occulte par là même des actions et reprises du jeu. La fin d’Espagne-Pays-Bas fut hélas un modèle du genre (lire "Et pendant ce temps, le ballon roulait").
Nous avons raté au moins deux fois le si émouvant plan large final montrant les joueurs, soit levant les bras de joie soit s’effondrant. Straub (Espagne-Hollande) et Oakford (sur la finale à Rio) leur ont préféré entraîneurs et adjoints se congratulant… Straub a ainsi manqué le splendide "but" refusé à Benzema contre la Suisse.
Joueurs vus seuls balle au pied
Moyenne générale : 81
Surprise, c’est l’Écossais Philips qui a le plus utilisé ces plans (153), devant Lanaud 133, puis Amsellem 101. L’école française ferait-elle des émules? Oakford est, lui, le plus allergique à ce hachage: 26 plans. Quand on sait que Lanaud, sur l’Euro 2012, avait atteint 85 (au Brésil: 133…), on mesure à quelle vitesse avance la destruction de notre vision du jeu collectif.
Parmi les autres éléments, notons que les entraîneurs ont été montrés 17 fois par match, les joueurs sur le banc très peu (3). La Spidercam a offert des plans surplombants intéressants (7 par réalisateur).
Les vues sur le public ont continué de nous agacer, tant les intentions de la FIFA apparaissent évidentes: flatter ce public, pousser "l’animation" des stades à tout prix, via les écrans géants (lire "Narcisse zéro"). Ces plans n’ont pourtant pas été très nombreux dans l'absolu: une vingtaine par match (Lanaud 36), contre 151 plans visage sur joueurs et entraîneurs. C’est dire leur présence obsédante.
À la française, à la découpe
Les "plans visage" constituent une ébauche de convergence entre les réalisateurs car les écarts entre eux sont très faibles. Mais leur multiplication est-elle une bonne nouvelle? L’autre amorce de convergence est venue de l’Ecossais Grant Philips. Déjà premier, donc, pour le nombre de joueurs vus seuls balle au pied, il est troisième pour le nombre de plans et la durée des plans larges: 14 secondes. Il est là plus proche des Français que des Anglais. Le raccourcissement des plans larges est également manifeste chez les Allemands Sohns et Straub: 18 secondes.
François Lanaud se signale sur presque tous les points problématiques. Il est premier (ou plutôt dernier) pour le nombre de plans, la brièveté des plans larges, les "ralentis d’ambiance", les vues sur le public, les entraîneurs, les bancs de touche... Il est deuxième pour les ralentis et les "joueurs seuls", troisième pour les plans visage. On comprendra que ses réalisations nous interpellent.
Jean-Jacques Amsellem n’est plus le réalisateur modéré que nous avons connu. Ses stats expriment désormais des choix résolument techno, tournés vers un foot toujours plus individualisé. À l’inverse, Knut Fleischmann est le plus classique de l’équipe d’HBS: raisonnable en (presque) tout, il offre une garantie de vision correcte du jeu collectif.
Demain, la réalisation à la carte ?
Un bilan de Coupe du monde étrange, donc, entre le relatif classicisme des Oakford, Fleischmann et Watts, et les excès des Français, de Straub et de Philips, donnant aux rencontres un rythme chaotique, haché, sacrifiant des aspects essentiels du football.
Enfin, notons une nouveauté importante, sur internet, mobiles et tablettes (la notion de "second écran" a été au cœur des préoccupations des diffuseurs sur ce Mondial). Tant MyTF1 qu’Orange et la BBC offraient au téléspectateur la possibilité de choisir ses propres angles de vue. Alors, tous réalisateurs? L’innovation est intéressante, même si aucun des plans proposés par TF1, par exemple, ne présentait de réel intérêt pour mieux suivre le jeu – ainsi de celui pris d'une caméra en haut des "virages", trop mal cadré.
On peut s’étonner que les télés et les réalisateurs lâchent ainsi un peu de leur pouvoir… Nous verrons, sur la durée, ce que nous ferons de ces possibilités. Regarder un match entièrement en plan large, avec le seul son du stade est une perspective alléchante. Pouvoir suivre son joueur favori du début à la fin du match ne serait pas mal non plus. Mais que devient alors la réalisation, censée donner un sens, une cohérence à l’ensemble? Ces évolutions consacrent-elles l’apothéose du spectacle ou bien expriment-elles la démission définitive des réalisateurs devant des matches découpés en centaines de morceaux épars?
[1] Pour les comptages intégraux, les chiffres sont les suivants.
Jamie Oakford (Allemagne-France) : 586 ;
John Watts (Uruguay-Italie) : 580
Knut Fleischmann (Allemagne-Portugal) : 579
Wolfgang Straub (Suisse-France) : 710
François Lanaud (Allemagne-Ghana) : 878
Jean-Jacques Amsellem (Mexique-Pays Bas) : 895
Ces résultats ont été confirmés par nos sondages sur les autres matches.